21 mars 1955

André Laurendeau, portrait

[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Celui-ci avait un frère imprévu.]

Quel sens donner à ce qui s’est passé à Montréal le 17 mars 1955 ? André Laurendeau s’y essaie dans les pages du quotidien le Devoir dès le 21 mars 1955.

Quatre jours après l’Émeute, Laurendeau publie dans le quotidien un article intitulé «On a tué mon frère Richard». Il emprunte son titre à un épisode du nationalisme canadien-français : c’est une allusion au «On a tué mon frère Riel…» d’Honoré Mercier à la fin du XIXe siècle. Laurendeau substitue au leader métis de l’Ouest canadien pendu pour ses activités politiques un joueur de hockey canadien-français suspendu pour ses débordements sportifs. Il est conscient que les deux événements ne sont pas de nature identique :

Sans doute il s’agit aujourd’hui de mise à mort symbolique. À peine le sang a-t-il coulé. Nul ne saurait fouetter indéfiniment la colère des gens, y sculpter une revanche politique. Et puis, il ne s’agit tout de même que de hockey…

Pourtant, il ne faudrait pas minimiser ce qui vient de se passer :

Tout paraît destiné à retomber dans l’oubli. Mais cette brève flambée trahit ce qui dort derrière l’apparente indifférence et la longue passivité des Canadiens français.

L’Émeute fait émerger quelque chose de profond. Laurendeau le dit d’entrée de jeu :

Le nationalisme canadien-français paraît s’être réfugié dans le hockey. La foule qui clamait sa colère jeudi soir dernier n’était pas animée seulement par le goût du sport ou le sentiment d’une injustice commise contre son idole. C’était un peuple frustré, qui protestait contre le sort.

Maurice Richard, pour l’éditorialiste du Devoir, est un «héros national», que l’on pourrait comparer à Wilfrid Laurier ou à Louis Riel, mais son vis-à-vis n’est pas vraiment Clarence Campbell. Ce dernier personnifie plutôt l’Anglophone, le Juge (expéditif), le Provocateur, le Maître : «Le sort s’appelait, jeudi, M. Campbell; mais celui-ci incarnait tous les adversaires réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre.» Le «peuple frustré» lui a opposé la violence le temps d’une émeute. Or les racines de cette violence sont historiques : «Les sentiments qui animaient la foule, jeudi soir, étaient assurément confus. Mais est-ce beaucoup se tromper que d’y reconnaître de vieux sentiments toujours jeunes, toujours vibrants […].»

Après cette entrée en matière sur la dimension nationale de l’Émeute, Laurendeau s’interroge sur ce qui a poussé des gens pacifiques à se livrer au pillage le 17 mars. Pourquoi cette violence ? «Quand [la foule] se déchaîne, sous tous les cieux du monde, elle devient mauvaise et incohérente. […] quand des hommes sont nombreux et animés par une passion commune, où est la logique?» Le point de comparaison que choisit Laurendeau pour essayer de comprendre les émeutiers est doublement intéressant. En rapportant l’émeute du Forum à une assemblée politique tenue en 1942, pendant la crise de la Conscription, Laurendeau l’inscrit dans l’histoire de la distinction canadienne-française au sein de la fédération canadienne. Il active dans le même temps un réseau de sens dont il existe des traces chez plusieurs créateurs qui ont mis en scène les événements de 1955 (Eugène Cloutier, Pierre Gélinas, Rick Salutin) : l’Émeute, c’est la guerre.

Pendant l’assemblée de 1942, la foule réunie au marché Jean-Talon de Montréal avait applaudi un orateur refusant l’antisémitisme exprimé par quelques-uns. Néanmoins, l’ambiance change rapidement :

L’assemblée terminée, la foule resta quelques moments près du marché Jean-Talon, comme en disponibilité. Ces gens-là n’avaient pas le goût d’aller se coucher. Ils se sentaient encore vibrants, ils ne voulaient pas se séparer.

Quelques meneurs, surgis d’on ne sait où, se présentèrent et encadrèrent la foule. Un ordre de marche, et l’épaisse colonne s’avança jusqu’à la rue Saint-Laurent, qu’elle se mit à descendre. […] Et bientôt, savez-vous ce qui arriva ? Cette foule, qui venait unanimement d’exécrer l’antisémitisme se mit à jeter des pierres sur les vitrines des magasins juifs ou supposés tels.

Quelques «meneurs» suffisent à transformer des patriotes en miliciens suivant un «ordre de marche» et réunis en une «épaisse colonne». Comment ? On ne le sait pas : «Parmi ceux qui me lisent ce matin, il y a peut-être des hommes qui participèrent à ce vandalisme, et se demandent pourquoi ils l’ont fait.» En 1942 comme en 1955, il n’est pas facile de déchiffrer la psychologie des foules. Le nationalisme ne mène pas toujours à la violence; parfois si, sans que l’on sache pourquoi.

Sur un autre plan, Laurendeau note qu’il y avait des inconditionnels du Rocket tant chez les anglophones que chez les francophones :

Sans doute, tous les amateurs de hockey, quelle que soit leur nationalité, admirent le jeu de Richard, son courage et l’extraordinaire sûreté de ses réflexes. Parmi ceux qu’enrageait la décision de M. Campbell, il y avait certainement des anglophones.

Cela tend à disparaître du discours commun sur l’Émeute en 2015.

L’influence d’un texte comme celui-là a été et reste considérable. Le Devoir le publie le 21 mars 1955, puis le reprend les 29-30 janvier 2000, le 29 mai 2000 et le 17 mars 2015. Il donne son titre au treizième chapitre de la biographie de Jean-Marie Pellerin (l’Idole d’un peuple, 1976) et au documentaire de Luc Cyr et Carl Leblanc, Mon frère Richard (1999). Il est cité dans ce film, ainsi que dans Maurice Rocket Richard de Karl Parent et Claude Sauvé (1998), dans Maurice Richard. Histoire d’un Canadien de Jean-Claude Lord et Pauline Payette (1999) et dans Fire and Ice de Brian McKenna (2000). Chrystian Goyens, Frank Orr et Jean-Luc Duguay le reproduisent dans la version française (mais pas dans l’anglaise) de leur Maurice Richard. Héros malgré lui (2000). Jacques Lamarche en propose des extraits dans son album (2000). Des universitaires le commentent : Anouk Bélanger (1995 et 1996), David Di Felice (1999 et 2002), Suzanne Laberge et Alexandre Dumas (2003), Victor-Laurent Tremblay (2005), de même que des historiens populaires : Hélène-Andrée Bizier (2006), Paul Daoust (2005 et 2006), Jean-Claude Germain (2006), le Mémorial du Québec (1979). Des auteurs anglophones — D’Arcy Jenish (2008), Charles Foran (2011) — ont aussi recours à cet article.

Le point de vue de Laurendeau sur l’Émeute n’est pas le seul; c’est un de ceux dont les échos sont les plus durables. Il jouera un rôle important dans l’interprétation de l’Émeute Maurice-Richard au cours des ans.

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[à suivre]

 

[Complément du 12 décembre 2018]

 

Illustration : photographie d’André Laurendeau, entre 1935 et 1940, déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Bélanger, Anouk, «Le hockey au Québec : un milieu homosocial au cœur du projet de subjectivation nationale», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, août 1995, 114 p.

Bélanger, Anouk, «Le hockey au Québec, bien plus qu’un jeu : analyse sociologique de la place centrale du hockey dans le projet identitaire des Québécois», Loisir et société / Society and Leisure, 19, 2, automne 1996, p. 539-557.

Bizier, Hélène-Andrée, Une histoire du Québec en photos, Montréal, Fides, 2006, 317 p. Ill.

Cloutier, Eugène, les Inutiles, Montréal, Cercle du livre de France, 1956, 202 p.

Daoust, Paul, «17 mars 1955 : 50 ans plus tard. L’émeute au Forum, première révélation du mythe Richard», le Devoir, 17 mars 2005, p. A7.

Daoust, Paul, Maurice Richard. Le mythe québécois aux 626 rondelles, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p. Ill.

Di Felice, David, «The Richard Riot : A Socio-Historical Examination of Sport, Culture, and the Construction of Symbolic Identities», Kingston, Queen’s University, mémoire de maîtrise, 1999, ii/221 p. Ill.

Di Felice, David, «The Formation of Class, Ethnic, and National Identities : The Case of the Richard Riot of 1955», dans Colin D. Howell (édit.), Putting It on Ice. Volume I : Hockey and Cultural Identities, Halifax, Gorsebrook Research Institute, Saint Mary’s University, 2002, p. 83-98.

Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard, documentaire de 60 minutes, 2000. Réalisation : Brian McKenna. Production : Galafilm.

Foran, Charles, Maurice Richard, Toronto, Penguin Canada, coll. «Extraordinary Canadians», 2011, xiii/166 p. Introduction de John Ralston Saul.

Gélinas, Pierre, les Vivants, les morts et les autres, Montréal, Cercle du livre de France, 1959, 314 p. Rééd. : Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2010, 324 p. Préface de Jacques Pelletier.

Germain, Jean-Claude, «L’émeute Maurice Richard. La mesure de la colère de tout un peuple», l’Aut’ Journal, 246, février 2006, p. 8.

Goyens, Chrystian et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Héros malgré lui, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, 160 p. Ill. Préfaces d’Henri Richard et de Pierre Boivin.

Goyens, Chrys et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard. Reluctant Hero, Toronto et Montréal, Team Power Publishing Inc., 2000, 160 p. Ill. Préfaces d’Henri Richard et de Pierre Boivin.

Jenish, D’Arcy, The Montreal Canadiens. 100 Years of Glory, Toronto Doubleday Canada, xvi/336 p. Ill. Introduction de Bob Gainey.

Laberge, Suzanne et Alexandre Dumas, «L’affaire Richard / Campbell : un catalyseur de l’affirmation des Canadiens français», Bulletin d’histoire politique, 11, 2, hiver 2003, p. 30-44.

Lamarche, Jacques, Maurice Richard. Album souvenir, Montréal, Guérin, 2000, 133 p. Ill.

Laurendeau, André, «Blocs-notes. On a tué mon frère Richard», Le Devoir, 21 mars 1955, p. 4. Repris dans le Devoir les 29-30 janvier 2000, p. E9, le 29 mai 2000, p. A9 et le 17 mars 2015 (édition numérique).

Maurice Richard. Histoire d’un Canadien / The Maurice Rocket Richard Story, docudrame de quatre heures en deux parties, 1999 : 1921; 1951. Réalisation : Jean-Claude Lord et Pauline Payette. Production : L’information essentielle.

Maurice Rocket Richard, documentaire de deux heures en deux parties, 1998 : Racontez-nous Maurice…; Le hockey depuis Maurice Richard. Réalisation : Karl Parent et Claude Sauvé. Production : Société Radio-Canada.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Le Mémorial du Québec. Tome VII. 1953-1965, Montréal, Éditions du Mémorial, 1979, 369 p. Ill.

Mon frère Richard, documentaire de 53 minutes, 1999. Réalisation : Luc Cyr et Carl Leblanc. Production : Ad Hoc Films.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill. Rééd. : Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 p. Ill.

Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill. «Preface» de Ken Dryden.

Tremblay, Victor-Laurent, «Masculinité et hockey dans le roman québécois», The French Review, 78, 6, mai 2005, p. 1104-1116.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Montréal, 17 mars 1955

Clarence Campbell, Forum de Montréal, 17 mars 1955

[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Récit.]

«They rioted in the streets of Montreal when they benched Rocket Richard
It’s true»
(Jane Siberry, «Hockey», 1989)

Le 17 mars 1955, les Canadiens jouent un match au Forum de Montréal. Au cours de la journée, des voix se font entendre, qui demandent à Clarence Campbell, celui qui la veille a suspendu Maurice Richard pour les trois derniers matchs de la saison régulière et pour tous les matchs des séries éliminatoires, de ne pas y aller. On craint des débordements des partisans. Ceux-ci déplorent, pour ne pas dire plus, que la décision de Campbell prive Richard de ce qui aurait pu être le championnat des compteurs et ils redoutent que l’équipe, privée de sa vedette, ne parvienne pas à gagner la coupe Stanley, l’emblème du championnat nord-américain. Ils eurent doublement raison. Au moment de sa suspension, Richard était en tête des compteurs de la ligue, mais il sera dépassé, sous les huées, par son coéquipier Bernard Geoffrion. La coupe Stanley sera remportée par les Red Wings de Detroit, en sept matchs, contre les Canadiens dorénavant privés de Richard.

Le match commence à l’heure prévue, 20 heures 30. Les Red Wings, auxquels Montréal dispute le premier rang du classement dans la Ligue nationale, sont les visiteurs. L’équipe de Detroit prend rapidement les devants. Pendant la première période, tandis que les Red Wings dominent les Canadiens, Campbell se dirige vers son siège habituel, escorté de sa secrétaire, Phyllis King (qui deviendra sa femme), et de deux jeunes femmes. Cette présence a souvent été considérée, alors et depuis, comme une provocation. Dès le lendemain, le maire de Montréal, Jean Drapeau, reprochera à Campbell d’avoir assisté au match. N’avait-il pas été menacé de mort dans les heures le précédant ? Il devait se douter qu’il serait mal reçu. Mais à ce point ?

Campbell est pris à partie par des spectateurs — mais les récits varient considérablement. On le bombarde : programmes, bouteilles, couvre-chaussure et paletots, fruits et légumes, œufs (frais ou pourris), sacs d’arachides, cubes de glace, sacs remplis d’eau, pièces de monnaie, pieds de porc marinés. Un homme, dont on discute encore l’identité, s’approche de lui pour le frapper au visage. Une photo, constamment utilisée depuis, fait voir Campbell se protégeant, son chapeau d’une main et un programme de l’autre, pendant que des placiers retiennent son assaillant. (Maurice Richard possédait chez lui une reproduction encadrée de cette photo.) Quelques minutes plus tard, un spectateur écrase une tomate (ou deux) sur Campbell. Une chose est sûre : la position de ce dernier est périlleuse, comme le montrent les images fixes ou mobiles.

Dans les minutes qui suivent, une bombe lacrymogène explose. Le match est interrompu. Campbell se réfugie dans la salle du soigneur, où il croise Richard. Même s’il n’avait pas revêtu son uniforme, celui-ci avait tenu à être là pour encourager ses équipiers. Devant la cohue créée par les actes de violence à l’encontre de Campbell et par l’explosion de la bombe lacrymogène, le chef du service d’incendie de Montréal décide d’évacuer le Forum, ce qui se fera dans le calme. Detroit, qui menait 4 à 1, est décrété vainqueur du match, puisque l’équipe qui recevait n’a pas su assurer la sécurité de l’équipe adverse.

L’Émeute n’a pourtant pas lieu, pour l’essentiel, au Forum. C’est plutôt à l’extérieur qu’elle explose, rue Sainte-Catherine, une fois le Forum vidé de ses occupants (entre 14 et 16 000). Des manifestants s’y étaient regroupés dès avant le début du match, histoire d’exprimer leur mécontentement envers la sentence de Campbell. Ils brandissaient des pancartes : «Richard le persécuté», «Révoltante décision», «Injustice au Canada Français», «Injustice envers les sportifs», «Campbell» (avec des dessins de porc ou de… poire), «Stupid puppet Campbell», «Vive Richard», «Vive le Rocket», «On veut Richard», «Pas-de-Richard pas-de-Coupe», «Down with Campbell», «À bas Campbell», «Dehors Campbell!!», «J’y vais pas — et vous ? I’m not going, are you ?», «Tout-péché se pardonne. Campbell. Vive Richard», «Destruction du sport national». On promenait sur une camionnette une poupée géante à l’effigie de Richard, qu’on avait exhibée en des temps plus heureux, par exemple lors du 400e but du Rocket. Les manifestants sont rejoints par ceux qui quittent le Forum.

La violence avait commencé avant le début du match : des projectiles avaient été lancés dans les vitres du Forum et de nombreuses personnes s’étaient rassemblées dans le parc Cabot, situé en face. Après l’évacuation, elle éclate et elle prend des formes multiples. Des voitures sont renversées. Des tramways sont immobilisés. Des incendies sont allumés sur la chaussée. Des vitrines sont brisées. Des cabines téléphoniques et des kiosques à journaux sont vandalisés. Des commerces sont pillés, notamment des bijouteries. Des policiers et des civils sont blessés (aucun gravement). Du Forum, la foule se déplace vers l’est, en empruntant la rue Sainte-Catherine. Bilan : 100 000 $ de dégâts, avance-t-on le lendemain, avant de parler plus modestement de 30 000 $, quelques dizaines d’arrestations et d’inculpations, pour un événement qui aurait duré entre cinq et sept heures selon les récits. Maurice Richard ne sera pas témoin de ce que l’on appelle désormais l’Émeute Maurice-Richard : ayant quitté rapidement le Forum et ses environs, c’est par la radio qu’il apprendra qu’il y a eu émeute, et qu’il en suivra le déroulement.

Ajoutons deux choses.

En 2000, Brian McKenna réalise le documentaire Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard (60 minutes, production : Galafilm). Ce film a le mérite de dire explicitement ce que révèlent nombre d’images que l’on a conservées de la soirée du 17 mars et des reportages publiés le lendemain. En plus d’être un accès de violence, accès dont il n’y a pas lieu de diminuer l’importance, l’Émeute a été une fête. (Rappelons, pour mémoire, que les Irlandais, partout dans le monde, célèbrent le 17 mars leur fête nationale, la Saint-Patrick. Ceux de Montréal ne font pas exception.) McKenna montre deux fois la séquence d’un homme qui dansait dans la rue, devant des flammes. Il a retenu des images de jeunes gens souriant à la caméra ou s’amusant autour de feux de camp improvisés. McKenna insiste sur cet aspect, et de deux façons. Par sa narration: «À l’extérieur du Forum, c’est à moitié une émeute et à moitié une fête» («Outside the Forum, it is half-riot half-party»). Par les souvenirs du musicien Billy Georgette: il circulait avec un groupe d’étudiants ce soir-là et leur tramway a été arrêté devant le Forum; ils en sont descendus pour se joindre à la fête («We joined the party»). Les choses dégénéreront, certes. Cela étant, on ne le dit pas assez : l’Émeute n’a pas seulement été le drame qu’elle est devenue sous les plumes les mieux intentionnées; elle a été l’occasion de célébrer. Quoi ? Maurice Richard, au moins. La résistance à une injustice supposée, sans doute. Le simple fait, pour une fois, de relever la tête, peut-être. La lutte contre les méchants Anglais ? C’est moins sûr.

Le magazine américain Sport d’avril 1955 comporte une photo de Richard fort différente de celles qu’on voit habituellement. Une épaule le tirant vers le sol et l’autre vers le ciel, les yeux tournés vers ce ciel, son bâton le protégeant et pointant lui aussi vers le ciel, le visage couvert d’une légère couche de sueur, ce Maurice Richard-là a tout du saint Sébastien de Luca Giordano, le peintre baroque du XVIIe siècle. Entre le Richard de Sport et «Le martyre de saint Sébastien», on peut multiplier les points communs : la position des épaules est la même, le cou est en extension dans les deux cas, les yeux sont également à la limite de la révulsion, les deux corps se détachent d’un fond noir, là où l’un a une flèche au flanc, l’autre tient son bâton. À ces coïncidences, visuelles, s’en ajoute une autre, historique : la photo paraît dans la livraison d’avril 1955 du magazine américain, mais elle est visible sur les murs du Forum de Montréal dès le 17 mars 1955, puisqu’elle accompagne la publicité du magazine («Read in this month’s Sport “Montreal Flying Frenchman”»; ce «Montreal Flying Frenchman» est Richard). Sébastien aurait été un soldat de l’armée romaine et il aurait vécu à la fin du IIIe siècle; il aurait été transpercé de flèches par les ordres de l’empereur Dioclétien parce qu’il était chrétien. Maurice Richard, lui, n’a pas été victime de ses convictions religieuses, mais il est néanmoins, comme Sébastien, ce soldat de Dieu, un être fabuleux et un martyr. Allons plus loin : les participants à l’émeute du 17 mars 1955 avaient déjà sous les yeux l’image du martyr qu’allait devenir Richard ce soir-là.

P.-S. — Le sujet est populaire : sur le site eduessays («Free Essays and Term papers»), vous pouvez acheter un devoir tout fait pour 12 $ US. Il racontera l’Émeute à votre place.

Maurice Richard et saint Sébastien

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[à suivre]

 

[Complément du 12 décembre 2018]

 

Références

Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard, documentaire de 60 minutes, 2000. Réalisation : Brian McKenna. Production : Galafilm.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

L’avoir ou pas

Le masque et la plume, émission de radio, logo

La livraison du 1er mars 2015 de l’émission le Masque et la plume de France Inter a donné lieu à un échange métalinguistique entre, d’une part, Michel Crépu, ci-devant de la Revue des deux mondes, dorénavant de la NRF, et, d’autre part, tous les autres participants à l’émission, l’animateur Jérôme Garcin et les chroniqueurs Jean-Claude Raspiengeas, Nelly Kaprièlian et Arnaud Viviant. Le sujet du débat : l’expression avoir la carte (c’est vers la vingtième minute). Crépu ne la connaissait pas.

Son sens ? Explication de Pascal Praud, en 2013 :

Jean-Pierre Marielle (à moins que ce ne soit Philippe Noiret — les versions diffèrent) ont inventé dans les années 70 l’expression «avoir La Carte» pour qualifier leurs coreligionnaires qui bénéficiaient de l’indulgence de la critique. Aujourd’hui Mathieu Amalric ou Emmanuelle Devos ont «La Carte» parmi les comédiens. Chez les journalistes, Frédéric Taddeï ou Bernard Pivot la possèdent comme Simone Veil l’avait dans le monde politique. Le milieu du football n’échappe pas à ces codes. Il y a ceux qui ont «La Carte» et ceux qui ne l’ont pas.

Deux choses encore.

Jérôme Garcin fait remonter l’expression à Philippe Noiret et à Jean-Pierre Rochefort.

Michel Crépu n’écoute manifestement pas les émissions du Masque et la plume consacrées à l’actualité cinématographique : on y entend régulièrement avoir la carte. On les lui recommande.

Accouplements 10

Alexandre Vialatte, Un abécédaire, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

La correspondance d’Abélard et Héloïse date du Moyen Âge. Son prestige était tel que, sous la Révolution française, Alexandre Lenoir, qui devait protéger de la destruction les sculptures funéraires de la basilique de Saint-Denis, n’hésitait pas à marchander les reliques des amants, rapporte Anthony Vidler : «Les squelettes d’Abélard et d’Héloïse l’intéressaient davantage comme souvenirs que comme reliques sépulcrales. Lenoir en faisait cadeau à des ministres et à des protecteurs, quand il ne les vendait pas. […] Lenoir lui-même estimait que les dents d’Héloïse valaient au moins 1 000 francs pièce sur le marché» (p. 147).

Dans «Démographies» (la Montagne, 26 juin 1956), Alexandre Vialatte rapporte une histoire semblable, mais s’agissant de cinéma :

À quoi rêvent-elles ? À un acteur célèbre. Elles mettent son image sur les murs de leur chambre, dans leur cœur et leur sac à main. Elles se disputent ses cheveux, elles s’arrachent ses molaires.

Et c’est ainsi qu’un antiquaire d’Hollywood vendait celles de Clark Gable. Deux dollars pièce. Sous le sceau du secret. Clark Gable, disait-il, se les faisait arracher pour avoir le visage plus maigre, plus long, plus creusé, plus fatal, plus cabossé, en un mot plus gidien.

Il en avait vendu quatre-vingt-dix-huit paires quand la police vint l’inquiéter. Elle prétendait qu’il y en avait certainement de fausses.

Mais qu’entend le sergent de ville aux vrais besoins des jeunes filles ? L’antiquaire savait mieux leur cœur. Il lui restait encore en stock cinquante-huit paires de dents de sagesse (Abécédaire, p. 42).

On imagine de tels vendeurs sourire à pleine bouche.

 

[Complément du 16 février 2015]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte de Vialatte le 16 février 2015.

 

Références

Vialatte, Alexandre, Un abécédaire, Paris, Julliard, 2014, 266 p. Choix des textes et illustrations par Alain Allemand.

Vidler, Anthony, «Grégoire, Lenoir et les “monuments parlants”», dans Jean-Claude Bonnet (édit.), la Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988, p. 131-154.

Filmer la lettre

En 2011, l’Oreille tendue faisait paraître Écrire au pape et au père Noël. Ce Cabinet de curiosités épistolaires rassemblait des chroniques parues dans diverses publications de l’Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire (AIRE) depuis 1996.

Des textes intercalaires permettaient d’évoquer d’autres œuvres que celles plus longuement commentées dans les chroniques. Il y était notamment question de films utilisant des lettres : le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, The Shop around the Corner, Harry Potter and the Philosopher’s Stone, You’ve Got Mail, A Letter of Introduction, le Corbeau, The Notebook, Casablanca.

Il y en a bien d’autres — comment oublier la série des Wallace et Gromit ? —, comme le révèle ce beau montage préparé par la chaîne Arte sous le titre «La lettre au cinéma».

 

 

Référence

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture