L’avait-elle lu ? L’Oreille tendue n’était pas sûre d’avoir lu au complet la Peste, le roman d’Albert Camus paru en 1947. Elle se souvenait clairement d’une des premières scènes : «Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier» (p. 14). Elle revoyait aussi des dialogues pompeusement philosophiques entre les personnages. Rien d’autre.
Elle s’y est donc (re)mise.
Ce qui frappe, dans le roman, c’est d’abord le dispositif narratif. L’histoire est racontée, à la troisième personne, par quelqu’un se désignant par l’expression «le narrateur». Ce narrateur, en apparence détaché de son récit, propose une «chronique» ou une «relation» de la peste qui a touché Oran en une année indéterminée du XXe siècle. Il tend «à l’objectivité» (p. 181), lui qui souhaite être «l’historien des cœurs déchirés et exigeants» de ses «concitoyens» (p. 135). À l’occasion, quand il n’a pas été témoin de quelque chose qu’il veut décrire, il s’appuie sur les «carnets» d’un autre personnage, Tarrou, qu’il résume, cite et commente. On ne connaîtra finalement son identité que dans les dernières pages.
Le cynisme de ce narrateur n’est pas moins déroutant. Vous vous attendiez à un texte édifiant ? Que nenni. Le portrait d’Oran est caustique, dès l’ouverture : «La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide» (p. 9). Une crise sanitaire sans précédent la secoue, mais «l’administration respectait les convenances» en matière de fosses communes (p. 177), les journalistes jouent aux prophètes (p. 220) et les marchands s’enrichissent (p. 233).
Des milliers de personnes meurent et le roman raconte, entre autres choses, comment des médecins luttent contre l’épidémie. Camus, sur ce plan, a fait un autre choix étonnant : aucun personnage n’est là pour incarner l’empathie, pour que le lecteur s’identifie à quelque héros (le narrateur en a explicitement, et à plusieurs reprises, contre l’héroïsme, par exemple p. 134-135). Sauf rarissimes exceptions, Rieux reste froid, Grand est ridicule, Cottard choque par sa cupidité. Seuls le médecin Castel, mais c’est un personnage anecdotique, et le journaliste Rambert, à un moment de l’intrigue (p. 208-209), paraissent obéir à des idéaux plus grands qu’eux.
L’Oreille se souvenait d’interminables tartines; il y en a, la pire étant un long monologue de Tarrou (p. 244-252). En revanche, il y a aussi des morceaux de bravoure, l’agonie d’un enfant (p. 212-216), un bain de mer dans Oran endormie (p. 254-255) ou l’autodafé d’un manuscrit (p. 260-261).
Lire la Peste aujourd’hui, en pleine pandémie planétaire, a évidemment des résonances inattendues. Quand le narrateur parle de la quarantaine, de la fermeture de sa ville, de la rapidité de la propagation de la maladie mortelle, des comportements des habitants ou de la «séparation» qui est leur nouvelle condition (p. 181, p. 295-296), on croirait entendre les médias contemporains. On peut extraire des phrases du roman et les appliquer à la situation actuelle : «Cet été-là, […] le corps n’avait plus droit à ses joies» (p. 116); «“Il y a toujours plus prisonnier que moi” était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible» (p. 171); «il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection» (p. 251); «mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?» (p. 278)
Le romancier est là pour nous faire entendre différemment le monde.
Référence
Camus, Albert, la Peste, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 42, 1972, 308 p. Édition originale : 1947.