Accouplements 151

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 2020, on enterre des victimes du coronavirus dans une fosse commune à Hart Island.

New York Post, une du 10 avril 2020

En 2014, un romancier raconte l’arrivée d’un ancien ministre français à la prison de Rikers Island.

À l’horizon, le cimetière pour indigents de Hart Island où des prisonniers viennent creuser des sépultures chaque semaine. Parfois, ils creusent le trou d’un de leurs confrères mort dans une rixe entre deux ethnies quand il n’a laissé ni argent ni famille pour le réclamer (p. 66).

 

Référence

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

Le confinement de Catherine Morland

Janes Austen, Northanger Abbey, éd. de 1993, couverture

«Catherine’s disposition was not naturally sedentary, nor had her habits been ever very industrious; but whatever might hitherto have been her defects of that sort, her mother could not but perceive them now to be greatly increased. She could neither sit still, nor employ herself for ten minutes together, walking round the garden and orchard again and again, as if nothing but motion was voluntary; and it seemed as if she could even walk about the house rather than remain fixed for any time in the parlour. Her loss of spirits was a yet greater alteration. In her rambling and her idleness she might only be a caricature of herself; but in her silence and sadness she was the very reverse of all that she had been before.»

Janes Austen, Northanger Abbey, Wordsworth, coll. «Wordsworth Classics», 1993, xii/168 p., p. 157. Introduction d’Anne Rowe. Édition originale : 1818.

Le Québec de François Legault en trois dates

École de rang de la région de Granby (début XXe siècle)

Le 11 décembre 2019, le premier ministre du Québec, François Legault, rend visite au gouverneur de la Californie, Gavin Newsom. «Vous êtes catholique, n’est-ce pas ? Moi aussi. Tous les Canadiens français le sont», déclare-t-il alors. Ce portrait ethnicoreligieux ne correspond pas à celui du Québec d’aujourd’hui, pour le dire avec retenue.

Le 24 mars 2020, durant sa conférence de presse quotidienne au sujet de la pandémie, s’agissant des enfants de parents séparés, le premier ministre a affirmé ceci : «Le parent qui est le plus sévère, c’est peut-être celui qui devrait garder les enfants. Il faut que, idéalement, l’enfant reste avec le même parent.» Les spécialistes du droit de la famille, pour ne parler que d’eux, ont mal réagi à ces propos témoignant d’une conception datée des relations familiales.

Hier, le 10 avril, François Legault, contre toute attente, a évoqué la possibilité que les écoles et les services de garde de la province rouvrent avant la date prévue du 4 mai. Cela a semé la consternation chez beaucoup. Il y a dans cette annonce le modèle implicite de l’école de quartier ou de village, celle à laquelle on se rend à pied; dans pareils cas, les risques de contamination seraient peut-être moins grands qu’ailleurs (encore que cela reste à démontrer). Or quiconque a pris le métro à Montréal en début de matinée et en après-midi sait que ce modèle de l’école de proximité n’a plus cours : les enfants et adolescents sont partout. Faut-il le rappeler ? C’est à Montréal que la crise sanitaire actuelle frappe le plus durement.

Il y a, dans certaines prises de position publiques du premier ministre, l’image d’un Québec révolu.

 

Illustration : Wikipédia

(Re)lire la Peste

Albert Camus, la Peste, édition de 1972, couverture

L’avait-elle lu ? L’Oreille tendue n’était pas sûre d’avoir lu au complet la Peste, le roman d’Albert Camus paru en 1947. Elle se souvenait clairement d’une des premières scènes : «Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier» (p. 14). Elle revoyait aussi des dialogues pompeusement philosophiques entre les personnages. Rien d’autre.

Elle s’y est donc (re)mise.

Ce qui frappe, dans le roman, c’est d’abord le dispositif narratif. L’histoire est racontée, à la troisième personne, par quelqu’un se désignant par l’expression «le narrateur». Ce narrateur, en apparence détaché de son récit, propose une «chronique» ou une «relation» de la peste qui a touché Oran en une année indéterminée du XXe siècle. Il tend «à l’objectivité» (p. 181), lui qui souhaite être «l’historien des cœurs déchirés et exigeants» de ses «concitoyens» (p. 135). À l’occasion, quand il n’a pas été témoin de quelque chose qu’il veut décrire, il s’appuie sur les «carnets» d’un autre personnage, Tarrou, qu’il résume, cite et commente. On ne connaîtra finalement son identité que dans les dernières pages.

Le cynisme de ce narrateur n’est pas moins déroutant. Vous vous attendiez à un texte édifiant ? Que nenni. Le portrait d’Oran est caustique, dès l’ouverture : «La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide» (p. 9). Une crise sanitaire sans précédent la secoue, mais «l’administration respectait les convenances» en matière de fosses communes (p. 177), les journalistes jouent aux prophètes (p. 220) et les marchands s’enrichissent (p. 233).

Des milliers de personnes meurent et le roman raconte, entre autres choses, comment des médecins luttent contre l’épidémie. Camus, sur ce plan, a fait un autre choix étonnant : aucun personnage n’est là pour incarner l’empathie, pour que le lecteur s’identifie à quelque héros (le narrateur en a explicitement, et à plusieurs reprises, contre l’héroïsme, par exemple p. 134-135). Sauf rarissimes exceptions, Rieux reste froid, Grand est ridicule, Cottard choque par sa cupidité. Seuls le médecin Castel, mais c’est un personnage anecdotique, et le journaliste Rambert, à un moment de l’intrigue (p. 208-209), paraissent obéir à des idéaux plus grands qu’eux.

L’Oreille se souvenait d’interminables tartines; il y en a, la pire étant un long monologue de Tarrou (p. 244-252). En revanche, il y a aussi des morceaux de bravoure, l’agonie d’un enfant (p. 212-216), un bain de mer dans Oran endormie (p. 254-255) ou l’autodafé d’un manuscrit (p. 260-261).

Lire la Peste aujourd’hui, en pleine pandémie planétaire, a évidemment des résonances inattendues. Quand le narrateur parle de la quarantaine, de la fermeture de sa ville, de la rapidité de la propagation de la maladie mortelle, des comportements des habitants ou de la «séparation» qui est leur nouvelle condition (p. 181, p. 295-296), on croirait entendre les médias contemporains. On peut extraire des phrases du roman et les appliquer à la situation actuelle : «Cet été-là, […] le corps n’avait plus droit à ses joies» (p. 116); «“Il y a toujours plus prisonnier que moi” était la phrase qui résumait alors le seul espoir possible» (p. 171); «il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection» (p. 251); «mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?» (p. 278)

Le romancier est là pour nous faire entendre différemment le monde.

 

Référence

Camus, Albert, la Peste, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 42, 1972, 308 p. Édition originale : 1947.

Autopromotion 494

Arsène Doyen-Porret (né le 22 novembre 2009 à Genève), «La bibliothèque et les nuages»

Pour le blogue la Ligne de mire (le Temps, Genève), l’historien Michel Porret a lancé le projet «L’ennemi invisible».

«Amies et amis, collègues et collègues, évoquent et affrontent l’ennemi invisible qui nous plonge dans le mal et le désarroi, tout en déjouant la sérénité analytique des sciences humaines. Que faire pour créer le temps qui passe tous confinés dans le confinement ou dans le jardin de la bibliothèque ? Ne rien faire au moment de ce basculement dans l’anomalie sociale lorsque nulle vie n’est indigne ? Des discours sensibles qui ressoudent la compréhension et la fraternité au-delà de la quarantaine domestique dans la ville silencieuse où les murs sont couverts de discours, où les piétons avancent soupçonneux et masqués, où les oiseaux printaniers les plus inattendus s’égayent comme jamais, où les nuits muettes ressourcent la sérénité. Des mots plutôt simples, parfois consolateurs. Ils donnent du sens au moment inédit de l’effroi pandémique. Ce péril qui dévoile la vie à huis clos de la communauté du dedans. Des mots pour penser les fragiles libertés après la défaite de Covid-19. Un civisme intellectuel en quelque sorte. Dans la cité vulnérable, travaillons pour comprendre.»

L’Oreille tendue a répondu à l’invitation de son ami (merci, Michel). Sa contribution s’appelle «Merci de votre compréhension !» Elle renvoie à ce blogue.

(Ont aussi collaboré au projet Christophe Charle, Frédéric Chauvaud, Valérie Cossy, Anne-Emmanuelle Demartini, Catherine Denys, Pascal Engel, Arlette Farge, Claude Gauvard, Laurence Guignard, Vincent Milliot, Alain Morvan, Marc Ortolani, Michelle Perrot, Daniel Roche, Xavier Tabet et Elio Tavila. L’Oreille est en excellente compagnie.)

 

Illustration : Arsène Doyen-Porret (né le 22 novembre 2009 à Genève), «La bibliothèque et les nuages»