(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
La fin de la poste ?
Le Devoir, 20 mars 1999
Libération, 13 décembre 2013
France Culture, 6 janvier 2024
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
La fin de la poste ?
Le Devoir, 20 mars 1999
Libération, 13 décembre 2013
France Culture, 6 janvier 2024
Il est beaucoup question dans l’actualité, depuis un an, des robots conversationnels, notamment de ChatGPT. Histoire de tester celui-ci, l’Oreille tendue lui a posé sept questions :
Qui est le professeur de littérature québécois Benoît Melançon ?
Quels sont les travaux du professeur Benoît Melançon sur la littérature française du XVIIIe siècle ?
Quels sont les travaux du professeur Benoît Melançon ?
Benoît Melançon a-t-il publié des textes sur le hockey ?
Benoît Melançon a-t-il publié des travaux sur la correspondance ?
Benoît Melançon a-t-il publié des travaux sur la culture numérique ?
Benoît Melançon est-il parfois invité à la radio de Radio-Canada ?
Résultats ?
ChaptGPT est convaincu que les travaux de l’Oreille tendue «portent sur divers sujets, notamment la littérature québécoise du XIXe siècle, la culture populaire, la bande dessinée et la littérature de voyage». Pour les trois dernières choses, ça va à peu près, encore que ce soit assez marginal dans sa production scientifique. En ce qui concerne le XIXe siècle québécois, le robot a tout faux : l’Oreille a consacré l’essentiel de ses travaux à la littérature française du XVIIIe siècle. Qu’en pense ChatGPT ? «À ma connaissance, Benoît Melançon est plutôt un spécialiste de littérature québécoise et de culture populaire, et il a moins d’implication dans la littérature française du XVIIIe siècle.»
L’Oreille a écrit des masses de choses sur la pratique de la lettre. ChatGPT l’ignore : «À ma connaissance, Benoît Melançon s’est principalement concentré sur des sujets tels que la littérature québécoise, la culture populaire, la littérature du XIXe siècle et d’autres domaines connexes. Cependant, il est possible qu’il ait abordé des questions de correspondance dans le cadre de ses recherches sur la littérature du XIXe siècle, où la correspondance épistolaire était souvent un élément important.»
Le numérique ? Rien.
Radio-Canada ? Rien non plus.
L’Oreille a (co)signé plus de vingt-cinq livres (ouvrages individuels ou collectifs). ChatGPT n’en connaît aucun. Au contraire, elle lui en prête six : l’Oreille n’a écrit aucun de ces six livres, ni celui sur «l’émergence et l’impact de la culture rock au Québec dans les années 1950 et 1960», ni le Hockey : une poésie.
ChatGPT reconnaît par avance ses erreurs : «ChatGPT can make mistakes. Consider checking important information.» C’est un euphémisme. C’est d’autant plus troublant que les travaux de l’Oreille sont partout sur le Web, ici ou là.
Pour le dire poliment : peut mieux faire.
Illustration : logo de ChatGPT, photo déposée sur Wikimedia Commons
[Complément du jour]
Alexandre Bazinet a soumis les mêmes questions à la version améliorée (et payante) de ChatGPT. Les résultats sont spectaculairement différents.
La recherche s’appuie sur Wikipédia, sur le site benoitmelancon.quebec, sur ce blogue, sur divers sites de l’Université de Montréal, sur le site de Radio-Canada, etc. On n’y trouve aucune erreur factuelle. C’est évidemment incomplet, mais tout à fait utile et moins délirant que la version gratuite. Ceci pose un vrai problème : comment expliquer de telles différences entre les deux versions ?
Depuis la nuit des temps, l’Oreille tendue collabore à Épistolaire, la revue de l’Association interdisciplinaire de recherches sur l’épistolaire. De sa chronique, «Le cabinet des curiosités épistolaires», elle a tiré un recueil en 2011, Écrire au pape et au Père Noël.
La 49e livraison d’Épistolaire vient de paraître (2023, 355 p., ill., ISSN : 2109-1358). L’Oreille y parle des relations entre la lettre et la poésie.
Table des matières
Haroche-Bouzinac, Genevière, «Avant-propos», p. 5-6.
«Dossier. Ces méchantes lettres»
De Viveiros, Geneviève et Karin Schwerdtner, «Ces méchantes lettres : XVIIe-XXIe siècles», p. 9-17.
Freidel, Nathalie, «“J’ai passé ces jours-ci comme un loup-garou.” Qui a peur de Mme de Sévigné ?», p. 21-31.
Woodward, Servanne, «Les lettres de Voltaire entre 1758-1759 : une duplicité méchante ?», p. 33-41.
Irvine, Margot, «Amitiés actives : deux lettres à Auguste Rodin», p. 43-54.
Vernier, Béatrice, «“Cela ne sert à rien de pleurnicher.” Les lettres de Paul Gauguin à sa femme Mette Gad Gauguin», p. 55-66.
Charrier-Vozel, Marianne, «La Beaumelle et Voltaire : une anthologie de méchantes lettres», p. 69-80.
Narayana, Valérie, «Les méchantes lettres de la bonne Louise : cibles épistolaires dans l’attentat du Havre», p. 81-90.
De Viveiros, Geneviève, «“Les lettres continuent à arriver” : les “méchantes” lettres adressées à Zola pendant l’affaire Dreyfus», p. 91-101.
Gruffat, Sabine, «Les Lettres satiriques de Cyrano de Bergerac ou comment jouer de la méchanceté», p. 103-113.
De Vita, Philippe, «“La guerre n’est pas finie” : échanges entre Jean-Luc Godard et François Truffaut», p. 115-124.
Schwerdtner, Karin, «Les “méchantes” lettres de Lydie Salvayre à Miguel de Cervantès», p. 125-135.
«Perspectives»
Hourcade, Philippe, «Madame Palatine épistolière en langue française. Lecture attentive», p. 139-151.
Sifferlen, Gwenaëlle, «Alphonse Karr et Juliette Drouet, une liaison dangereuse», p. 153-165.
Millot, Agnès, «Lettres ouvertes : un débat pour ou contre la punition physique dans les collèges anglais au XIXe siècle», p. 167-177.
Lorig, Aurélien, «La correspondance de Georges Darien avec Léon Bloy, Albert Savine, Pierre-Victor Stock, Gustave Scheler… Poétique insurrectionnelle d’un écrivain fin-de-siècle embarqué», p. 179-192.
Allorant, Pierre et Walter Badier, «L’amitié en politique. Lettres du préfet Alapetite au ministre Alexandre Ribot», p. 193-207.
Auzoux, Amélie, «L’Europe des lettres de Valery Larbaud», p. 209-218.
Chattopadhyay, Bandhuli, «Rabindranath Tagore, Romain Rolland et Stefan Zweig. Trois épistoliers face à l’histoire», p. 219-238.
Plainemaison, Jacques, «Jean Genet lecteur de Smara. Carnets de routes de Michel Vieuchange : naissance d’une œuvre», p. 239-250.
Blouet, Julie, «La gazette d’Échauffour pour “distraire” Vlaminck : une autre forme de correspondance», p. 251-261.
«Chroniques»
Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», p. 265-267.
Legros, Alain, «Lettres et dédicaces de Montaigne manuscrites et imprimées», p. 269-278.
Haroche-Bouzinac, Geneviève, «Entretien avec Nathalie Jungerman, rédactrice en chef de la revue en ligne Florilettres», p. 279-285.
Schwerdtner, Karin, «Entretien avec Hélène Lenoir : oser s’adresser», p. 287-295.
«Comptes rendus», p. 299-343.
«Résumés», p. 345-355.
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Depuis au moins 1892, une anecdote circule au sujet de la correspondance de Victor Hugo. Voulant savoir si son roman les Misérables était un succès, il aurait envoyé un télégramme d’un seul signe typographique à son éditeur : «?» Réponse : «!» Tout allait bien.
La situation est plus (é)tendue dans La neige était sale, un roman de 1948 de Georges Simenon : «Dans l’enveloppe, une feuille de papier, avec un point d’interrogation au crayon et une signature : Sissy. / Parce qu’il ne lui a pas fait signe la veille ! Elle pleure» (éd. de 2003, p. 64).
Il y a «faire signe» et «faire signe».
P.-S.—Oui, c’était avant l’invention du texto.
Référence
Simenon, La neige était sale, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 1-199 et 1503-1519. Édition originale : 1948.
«Les lettres d’une personne sont sacrées…»
Les romans de Georges Simenon évoquent très fréquemment diverses formes de l’épistolaire : lettres (anonymes ou pas, de menaces, de démission, d’amour…), télégrammes, pneumatiques, notes, cartes postales, courrier judiciaire, lettres aux journaux, etc. Certains sont adressés, par exemple Lettre à mon juge (1947). D’autres contiennent d’étonnants échanges écrits : le Chat (1967). La situation dans Maigret et les vieillards (1960) est différente.
Armand de Saint-Hilaire aime Isabelle (Isi) de V. Il a beau être comte, il est désargenté : ils ne peuvent s’épouser. Il restera célibataire, pas elle : elle donnera un fils à son mari, le prince de V., avec qui elle a fait un mariage de convenance. Le comte et la princesse seront néanmoins amoureux pendant presque cinquante ans, jusqu’au moment de la mort, évidemment violente, de l’ancien diplomate, dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Comment sait-on qu’ils n’ont jamais cessé de s’aimer ? Parce qu’ils ont échangé des milliers de lettres, envoyées souvent quotidiennement, précieusement conservées, dans la chambre à coucher d’Armand de Saint-Hilaire (p. 743) ou dans son bureau (p. 755), et rassemblées en liasses datées (p. 755). Ils habitaient «à cinq minutes de marche» l’un de l’autre (p. 758), mais sans jamais se voir, sinon de loin : ils ne sont unis que par la poste et que par une intermédiaire dévouée, la vieille servante Jaquette (p. 772, p. 792). Ils espéraient se marier à la mort du prince; cela ne se fera pas.
Le commissaire Maigret, qui enquête sur le crime, ne sait trop quoi faire de ces lettres, dont l’existence est connue de la famille du prince de V. (p. 758, p. 765, p. 791), de l’aristocratie parisienne (p. 755, p. 811) et de «tout le monde» au ministère des Affaires étrangères (p. 743, p. 755). Comment aborder cette «légende» (p. 795, p. 822), cette «sorte d’amour mystique» (p. 799) ou «platonique» (p. 807, p. 812, p. 826) ? Malgré les protestations de Jaquette («C’est de la correspondance privée», p. 763; «Cela ne devrait pas être permis, après la mort des gens, de fouiller leur correspondance», p. 774) et du neveu d’Armand de Saint-Hilaire (p. 787), il lit quelques lettres et il est partagé entre un refus spontané (p. 765-766) et un attachement auquel il ne s’attendait pas (p. 767). Il ne considère pas les lettres d’Isi, ces «lettres enfantines» (p. 812), comme des lettres d’amour : «La jeune fille qui les avait écrites racontait, dans un style assez vif, les menus événements de sa propre vie et de la vie parisienne» (p. 757); «Elle racontait avec complaisance et vivacité les menus événements qui meublaient ses journées et décrivait assez spirituellement les gens qu’elle rencontrait» (p. 765). Il semble que cela puisse aussi s’appliquer à ses lettres à lui : «Voyez-vous, pendant cinquante ans, j’ai été habituée à vivre en pensée avec lui. Je savais ce qu’il faisait à chaque heure de la journée» (p. 791), bien qu’il ait fait preuve d’un souci de la forme : «Il écrivait fort bien, avec vivacité, un peu comme le cardinal de Retz», note un petit-fils d’Isabelle, normalien de son état (p. 822). Dans ces lettres proches du journal intime, les amoureux se vouvoient et ne paraissent rien se cacher.
À la fin du roman, l’énigme résolue, Isi seule, une question demeure : qu’adviendra-t-il de cette double offrande amoureuse ?
Référence
Simenon, Georges, Maigret et les vieillards, dans les Essentiels de Maigret, présentation de Benoît Denis, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 733-832, p. 743. Édition originale : 1960.