Accouplements 110

Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Boutet, Josiane, le Pouvoir des mots. Nouvelle édition, Paris, La Dispute, 2016, 256 p.

«Les pratiques d’euphémisation qui consistent, par exemple, à ne pas dire explicitement de quelqu’un qu’il est “mort”, mais qu’“il est parti”, “il est décédé”, “il n’est plus”, “il nous a quittés” s’apparentent aussi aux processus des mots tabous : ne pas dire le mot, c’est éloigner la chose» (p. 244).

Carrère, Emmanuel, D’autres vies que la mienne, Paris, P.O.L, 2009, 309 p.

Étienne : «Ça l’a mis en colère, se rappelle-t-il, qu’elle le réveille et surtout qu’elle dise “Juliette est partie” au lieu de “Juliette est morte”» (p. 293).

Barbe, Jean, Discours de réception du prix Nobel, Montréal, Leméac, 2018, 61 p.

«—Jean… Élaine est décédée.
Sur le coup, je n’ai rien dit. Je regardais le visage de mon frère, inquiet, triste, inquiet surtout, pour moi. J’ai crié :
— Elle n’est pas “décédée”… Elle est morte… Morte !
Puis je suis allé m’enfermer dans ma chambre avec la mort» (p. 19).

Office québécois de la langue française, Banque de dépannage linguistique

«Lorsqu’on parle de personnes, mourir convient dans tous les contextes.»

P.-S.—L’Oreille tendue le sait : son combat pour mourir (voir ici et ) est perdu d’avance. Pas besoin de le lui répéter.

 

Illustration : Lettre de faire-part du futur décès, gravure de Henri Charles Guérard, 1856-1897, Rijksmuseum, Amsterdam

Abécédaire VIII

François Bon, Fragments du dedans, 2014, couverture

«les abécédaires sont idiots»

À une époque, l’Oreille tendue avait décidé de parler régulièrement d’abécédaires. C’est à ce moment-là qu’elle aurait dû présenter celui de l’ami François Bon, Fragments du dedans (2014). Elle ne l’a pas fait. Elle le regrette.

Composé de 193 textes, le livre est traversé de quelques interrogations récurrentes — sur le rêve («hangar»), sur les «bords» («L’univers est un objet fermé sans bord ni frontières», Stephen Hawking, p. 18) —, de souvenirs («jobu»), d’évocations parfois douloureuses («tomber», «urne», «vodka»), de propos sur la langue et l’écriture («apostrophe», «cahier», «grammaire», «métier», «quotidien», «table»). On s’y déplace beaucoup, d’où les «hôtels», l’«océan», le «pays», le «train», la «ville», la «vitesse», la «voiture» — et des traces d’un long séjour au Québec. On y croise des masses d’écrivains, et plusieurs fois Rabelais, Balzac, Baudelaire, Rimbaud, Proust — et Littré (le lexicographe est un écrivain). À défaut de zeugme, il y a (au moins) une allitération : «lui donnant une drôle de distorsion (on est à la lettre D de l’abécédaire, je place autant de D que je peux)» («destruction», p. 39).

Le lecteur d’Autobiographie des objets n’est pas dépaysé, qui se retrouve en terrain connu devant «bois», «clé à molette», «escalier», «machines», «métal», «meuble», «panne», «portefeuille», «réviser», «sac».

Avec la contrainte alphabétique, on peut prendre des libertés : faire trois entrées «équilibre», lister en «f» les mots qui ne nous intéressent pas, mettre «pratique» après «précision».

Il est chez lui, François Bon. Il fait bien comme il veut : «Ce qui tient du privé restera privé. Jamais été trop tenté par l’intime. Ça laisse pourtant bien de la place pour travailler, la preuve» («privé», p. 131). La preuve.

 

Références

Bon, François, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2012, 244 p.

Bon, François, Fragments du dedans, Paris, Grasset, coll. «Vingt-six», 2014, 195 p.

Accouplements 103

Eckhart Tolle, The Power of Now, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Promis juré : jusqu’à hier soir, l’Oreille tendue ne connaissait pas le nom d’Eckhart Tolle.

Hier soir, donc, elle lisait la nouvelle «Emploi-Québec» de Stéfanie Clermont (2017). Elle y trouve les phrases suivantes : «Dan était allé s’asseoir à l’autre bout de la pièce et avait sorti son livre, dont j’ai reconnu la couverture. C’était The Power of Now d’Eckhart Tolle. Pauvre Dan» (p. 136).

Ce matin, recevant ses Notules hebdomadaires, elle tombe sur ceci : «Épinal – Châtel-Nomexy (et retour). Eckhart Tolle, Le Pouvoir du moment présent : Guide d’éveil spirituel, J’ai lu, 2010.» (Les Notules ? Initiation par ici.)

L’Oreille vient d’apprendre quelque chose (après tout le monde, manifestement). Elle ne croit pas qu’elle lira pour autant cet auteur.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Jeu de la musique le 27 décembre 2017.

 

Référence

Clermont, Stéphanie, le Jeu de la musique. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 15, 2017, 340 p.

Actualités québécoises

Laurence Pivot et Nathalie Schneider, les Québécois, 2017, couverture

(Par souci de transparence, ceci : l’Oreille tendue a été interviewée par une des auteures du livre dont il sera question ci-dessous, ce qui explique qu’elle se trouve dans ses remerciements. Cela étant, les propos de l’Oreille n’ont pas été retenus par les auteures — ce dont elle ne leur tient point pantoute rigueur.)

Il peut être risqué de vouloir présenter son pays d’adoption, permanent ou temporaire. Voilà pourquoi l’Oreille a une rubrique «Ma cabane au Canada» : les titres qui y sont évoqués ne brillent pas tous par leur pertinence (euphémisme).

Qu’en est-il de l’ouvrage les Québécois (2017) de Laurence Pivot et Nathalie Schneider ?

Le livre est fait de descriptions, de commentaires, d’entrevues et de portraits — avec les inévitables Fred Pellerin et Kim Thúy, pour ne retenir que deux noms. Il ne cède pas, comme c’est si souvent le cas, à la folklorisation de son objet et c’est particulièrement vrai dans le choix des sujets abordés : au lieu de tartines sur les grands espaces ou sur le hockey comme religion, on parle de coopératives d’habitation, de médiation familiale, d’entreprenariat. Journalistes «franco-canadiennes» (quatrième de couverture), Pivot et Schneider se sont intéressées à l’actualité bien plus qu’à l’histoire. Elles vont droit au but : les textes sont courts et incarnés. Elles sont enthousiastes, mais sans complaisance (p. 69-70, p. 90).

Elles considèrent que les Québécois sont obsédés «par le consensus» (quatrième de couverture); il est difficile de leur donner tort. Le point de vue est surtout montréalais, mais pas uniquement : elles ont aussi interrogé Serge Bouchard sur le Nord. Il est question des Québécois «de souche», francophones comme anglophones, et des immigrants. Le reportage ratisse large, du choix de la langue d’expression par les chanteurs au Canada «postnational» de Justin Trudeau.

Certaines des affirmations du livre méritent discussion. L’influence amérindienne sur l’identité québécoise est-elle aussi profonde que les auteures le disent ? Les pages sur l’implication des pères de famille ne sont-elles pas un brin trop roses (couleur de circonstance) ? L’Oreille tendue serait ravie que «l’accès au savoir» soit le «socle de la société québécoise» (p. 29); elle est loin d’en être convaincue. Les auteures ont un point de vue, avec lequel on peut être en accord ou pas.

En revanche, quelques erreurs factuelles leur ont échappé. Le film l’Enfant martyre de la page 48 est la Petite Aurore, l’enfant martyre. Les créateurs seront aussi étonnés que les patrons de Bombardier de lire que «les arts et la culture au Québec sont certainement le secteur qui reçoit le plus de subventions» (p. 57). La phrase «l’arrivée par l’autoroute 20 et par Montréal-Nord» (p. 66) risque de laisser le lecteur désorienté. Fernand Dumont étant mort en 1997, il est peu plausible qu’il ait publié un livre avec Gérard Bouchard en 2011, comme l’affirme Akos Verboczy (p. 104). Le cours obligatoire Éthique et culture religieuse (et non le «cours d’éthique religieuse») n’a pas été créé à la recommandation de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, dite commission Bouchard-Taylor (p. 110).

Une relecture attentive, par quelqu’un d’informé, aurait permis d’attirer l’attention sur ce qui est neuf dans ce portrait des Québécois, plutôt que sur ses erreurs. Ce n’est pas elles qu’il faut retenir.

P.-S.—En haut de la page 56, il est certes question de sexe, mais de là à confondre «satirique» et «satyrique»… L’usage fréquent de «drastique» fera tiquer ceux qui chassent l’anglicisme.

P.-P.-S.—Les auteures semblent apprécier le Code Québec (2016); l’Oreille est moins sûre qu’elles.

 

Référence

Pivot, Laurence et Nathalie Schneider, les Québécois, Paris, Ateliers Henry Dougier, coll. «Lignes de vie d’un peuple», 2017, 143 p.

L’oreille tendue de… Maxime Du Camp

«Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient absolument dénués de pudeur [Lettre sur les aveugles, Londres, 1749]. S’il avait pu connaître ceux qui vivent dans l’Institution du boulevard des Invalides, il aurait promptement changé d’opinion. Il est difficile, en effet, d’imaginer une pudibonderie pareille; jamais Diane au bain ne fut plus chaste, plus effarouchée, plus soupçonneuse. Il faut les voir se lever le matin et sortir du lit avec mille précautions précieuses, se cacher au moindre bruit et tendre l’oreille pour n’être jamais pris au dépourvu. C’est là probablement le fruit de l’éducation austère et très-morale qu’ils reçoivent, mais c’est aussi le résultat de cette défiance qui ne les abandonne jamais, même dans les actes les plus simples de la vie et qui semble faire partie de leur nature. Ignorant ce que c’est que la vue, ils lui attribuent une sorte de puissance diabolique; pour eux, c’est un toucher à distance, mais singulièrement pénétrant, rayonnant et perspicace; ils la redoutent et ne savent parfois qu’inventer pour s’y soustraire.»

Maxime Du Camp, Paris. Ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Librairie Hachette et cie, 1879, tome cinquième, p. 189. Sixième édition.