Accouplements 38

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Ce sont les premiers mots du récent Football de Jean-Philippe Toussaint :

Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel (p. 7).

En 1931, Ivar Lo-Johansson écrivait ce qui suit, dans Mes doutes sur le sport :

Les pires navets littéraires que j’ai lus sur les sportifs des classes inférieures étaient malheureusement écrits par des universitaires (cité dans Philippe Bouquet, p. 170).

Espérons qu’ils aient tort, l’un et l’autre.

 

Références

Bouquet, Philippe, «Un détracteur du sport», Europe, 806-807, juin-juillet 1996, p. 157-176.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Penser historiquement janvier 2015

Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, 2015, couverture

Patrick Boucheron est historien. L’Oreille tendue avait lu un de ses articles paru en 2010 et elle l’avait entendu plusieurs fois à France Culture. Elle était admirative.

Voilà pourquoi elle a voulu lire le livre que Boucheron a signé avec Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015. Comment un historien et un écrivain peuvent-ils penser ce qui s’est passé à Charlie hebdo, à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et dans les rues de Paris au début de 2015 ?

Leur petit livre, publié en avril, a été écrit à chaud, durant «l’hiver de notre déplaisir» (p. 13), dans les jours qui ont suivi les événements, en état de «guerre civile» (passim), pour «occuper un peu, faute de mieux, cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire» (p. 136). Ils ont procédé par échanges, avant de publier un texte commun : on y trouve un je, qui fond, sans les distinguer, les deux signatures, mais aussi un nous et un tu (qui désignent-ils ?).

Organisé en dates, du 6 janvier, soit un jour avant l’attentat à Charlie hebdo, au 14, il vise à suivre le fil des événements, mais surtout à rapporter ces dates à d’autres, en un tourbillon. Lesquelles ? La Révolution, la Deuxième Guerre mondiale (Vichy, Auschwitz), la guerre d’Algérie, mai 1968, «la-montée-du-Front-national» (1984 : près de 10 % des voix aux élections européennes), l’attentat de la rue Copernic en 1980, la chute du Mur de Berlin, des faits divers qui ne le sont pas (1989, 1994, 2006), l’attentat de 1996 dans le RER parisien, ceux d’Utøya en 2011, de Toulouse en 2012 et de Bruxelles en 2014, la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens le 26 octobre 2014, des attentats à Copenhague le 14 février 2015, à Tunis le 18 mars, à Sanaa le 20. «Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers plusieurs» (p. 129).

Les sujets abordés sont graves (euphémisme) : «la faillite est l’horizon du monde» (p. 48, p. 54); «ne refaisons pas l’histoire, elle est déjà assez compliquée comme ça» (p. 49); leurs questions sont «profondément déplaisantes» (p. 57, par exemple). Pourtant, il faut écrire et penser. Boucheron et Riboulet sont évidemment du côté des victimes, mais sans aveuglement : «Ces trois morts [celles des terroristes], il se trouve qu’on ne les compte pas, qu’on parle des dix-sept morts de ces trois rudes journées, alors qu’ils sont vingt. Il y a, incontestablement, dix-sept victimes, mais vingt morts» (p. 102). Ils refusent la démission : «Tout est à refaire» (p. 137) sont les derniers mots du livre.

La langue tient nécessairement une place importante dans leur travail. Ils constatent l’omniprésence du «lexique guerrier» («périmètre de sécurité», «théâtre d’opérations extérieures») autour d’eux, et en eux (p. 67, p. 97), mais il y a aussi «la langue du capitalisme» (p. 18). Comment dire autrement ce qui vient d’arriver ? Ils ne le savent pas (encore). Sidération ? Stupéfaction ? Mais ils doivent chercher : «nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les “nous” dont nous faisons partie» (p. 16); «Les corps sont là, déjà, le langage se prépare, s’entraîne, ici même c’est bien un peu de ça qu’on tâche de témoigner, pour la suite on verra» (p. 97). Ils donnent un nom aux victimes et aux tueurs — un visage. Ils s’interrogent sur le mot démocratie, sur le mot république (p. 123-125).

Mission accomplie : parler, faire penser.

 

Références

Boucheron, Patrick, «“Toute littérature est assaut contre la frontière.” Note sur les embarras historiens», Annales. Histoire, sciences sociales, 65, 2, mars-avril 2010, p. 441-467. https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-441.htm

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Génuflexions

Illustration tirée de Refrancisons-nous, 1951. Deuxième édition

L’Oreille tendue aime citer cette phrase d’André Belleau (parmi tant d’autres) : «La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines» (éd. de 1986, p. 118). Elle l’a fait dans un article en 1991, et ici même le 2 février 2012 et le 12 novembre 2013. Et la liste n’est pas exhaustive.

Son sens ? Les langues ne sont pas à vénérer (ce ne sont pas des reines), mais à embrasser, voire plus si affinités (ce sont des guidounes).

L’Oreille pensait que cette vénération était propre au Québec. Ce n’est peut-être pas le cas. C’est du moins de ce que donne à penser la citation suivante, gracieuseté de l’émissaire québecquois de ce blogue :

Faire acte d’allégeance à la langue française, amour et soumission, est pour l’écrivain le seul espoir qui lui reste de se reconstituer entièrement, de se rétablir dans son intégrité primitive. À la suite de Charles d’Orléans, de Malherbe, de Jean de Sponde, et de tous ceux qui ont eux-mêmes suivi ces pères fondateurs, Racine et Pascal, Sade et Voltaire, Baudelaire et Hugo, Proust et Céline — deux par siècle, toujours — l’écrivain français doit user et fortifier sa langue, «au seing de la tant désirée France», écrit du Bellay, comme les premiers hommes conservaient le feu et se le transmettaient de père en fils. C’est dans son Enfer que Dante a mis un écrivain coupable d’impiété envers sa langue natale : pas de salut pour lui ! (p. 148)

«Faire acte d’allégeance», pratiquer la «soumission», ainsi que l’écrit Jacques Drillon en 1991, cela se conçoit certes pour une guidoune, mais encore plus facilement pour une reine.

 

Illustration : F. J.-F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951, 143 p., p. 14. Deuxième édition.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

J.-F., F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951, 143 p. Ill. Deuxième édition.

Melançon, Benoît, «Le statut de la langue populaire dans l’œuvre d’André Belleau ou La reine et la guidoune», Études françaises, 27, 1, printemps 1991, p. 121-132. https://doi.org/1866/28657

Le zeugme du dimanche matin et de Catherine Dufour

 Nous sommes Charlie. 60 e?crivains unis pour la liberte? d’expression, 2015, couverture

«Je me souviens que face au FN, le dimanche sur les marchés, dans les manifs, dans les nuages de lacrymo, sur le pont du Carrousel, chaque soir d’élections désastreux et pendant toute la semainus horribilis d’entre deux tours en 2002, Charlie nous a fourni des mots, des images, des slogans, une sensation d’unité et la pêche.»

Catherine Dufour, «La une à laquelle on n’a pas échappé», dans Nous sommes Charlie. 60 écrivains unis pour la liberté d’expression, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 33861, 2015, 162 p., p. 52-54, p. 53.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 28

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Les Années (2008), d’Annie Ernaux, constituent «une sorte d’autobiographie impersonnelle» (p. 252). Leur but est, «en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, [de] rendre la dimension vécue de l’Histoire» (p. 251). L’auteure se souvient notamment d’une déclaration (de 2005) de celui qui deviendra, en 2007, président de la République française :

Un discours mauvais cognait librement, rencontrant l’assentiment de la plus grande partie des téléspectateurs qui ne s’émouvaient pas d’entendre le ministre de l’Intérieur vouloir «nettoyer au Karcher» la «racaille» des banlieues. […] On pressentait que rien n’empêcherait l’élection de Sarkozy, le désir des gens d’aller à son terme. Il y avait de nouveau une envie de servitude et d’obéissance à un chef (p. 238).

Parallèlement à celle des Années, l’Oreille tendue terminait, le même jour, la lecture des Conversations sur la langue française (2007). Le linguiste Pierre Encrevé y répond aux questions de Michel Braudeau. Dans leur troisième conversation, consacrée notamment à la langue des banlieues, il est question de la même déclaration (p. 81-85). Le jugement n’est pas moins sévère :

Cet emploi [«nettoyer au kärcher»] n’était «approprié» que s’il cherchait délibérément à provoquer des réactions virulentes. Rien n’autorise à le croire. Mais conjointe à la mort dramatique de deux jeunes gens, cette expression, augmentée du mot «racaille» pour désigner l’objet de cette «kärcherisation», est apparue à tous comme déterminante dans le développement d’une série de violences urbaines telles qu’on n’en avait pas vu en France depuis plus de deux décennies. […] Ce n’est pas très surprenant, dans un pays aussi soucieux de sa langue que le nôtre, qu’un tel usage de la langue française ait pu jouer dans cette affaire un rôle sinon de déclencheur du moins de relais efficace dans la propagation des émeutes (p. 81-82).

Quant à la métaphore du «nettoyage», elle a un lourd passé politique, qu’aggravait encore l’évocation du «kärcher». La connotation ici est déshumanisante. D’où le sentiment de révolte, et parfois les gestes, dans une situation urbaine, économique et sociale propre à les susciter (p. 83).

La littérature, la politique et l’histoire sont affaire de mots.

P.-S.—Alfred Kärcher est un «industriel allemand qui créa, vers 1935, la société qui a mis au point les nettoyeurs haute pression portant son nom» (Conversations sur la langue française, p. 84).

P.-P.-S.—L’une (p. 108-109) et les autres (p. 82) ont aussi un autre mot en commun, chienlit, employé par le général de Gaulle pour désigner ceux qui ont cru aux idéaux de Mai 68.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Ernaux, Annie, les Années, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5000, 2015, 253 p. Édition originale : 2008.