La poésie de Poésie du gérondif

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, 2014, couverture

L’auteur. Jean-Pierre Minaudier le dit et le répète : il n’est pas linguiste et il ne le deviendra pas (p. 128-129). Historien de formation, il enseigne le basque et l’estonien (langue dont il est aussi traducteur). En fait, c’est un geek des grammaires : il en possédait 1186 au moment de terminer son livre, Poésie du gérondif (2014), décrivant 878 langues. Autres signes distinctifs de ce «passionné de langues bizarres» (p. 74), de cet «obstiné chasseur d’idiomes» (p. 115) : lecteur d’Alexandre Vialatte et de bandes dessinées (Corto Maltese, Tintin, Spirou et Fantasio), voleur de grammaires (une roumaine, une albanaise), autodidacte en matière de linguistique, amateur du mot «crapahut», pourfendeur des réunions de copropriété. En outre, on reconnaîtra à Jean-Pierre Minaudier son honnêteté : «il y a un plaisir vicieux à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris» (p. 11).

Son livre. Ces «vagabondages», dixit le sous-titre, n’ont qu’un objectif : chanter «la poésie de la grammaire» — «Car il est des êtres dans la vie desquels cet art occupe la place de la lune pour Hugo, de la mer pour Valéry, de Lou pour Guillaume et de Verlaine pour Rimbaud; enfin, il en est au moins un, et il se trouve que c’est moi» (p. 8). Ailleurs : «Je voudrais tenter, lourde tâche, de la débarrasser de son image bien établie de pensum et d’instrument de torture scolaire […]» (p. 17). Cela étant, Jean-Pierre Minaudier n’est pas un apôtre de la prescription grammaticale : «je m’intéresse à la grammaire de ce qui se parle, non à la grammaire de ce qu’il faut parler» (p. 18). Que présente-t-il ? La géographie des langues, leurs familles, leur diversité, les records linguistiques (nombre de déclinaisons, de voyelles, de consonnes, de tons, de lettres), les idiomes les plus bizarres, ses propres projets (parmi lesquels «Former une secte d’adorateurs de la grammaire», p. 130).

Sa perspective. Contre Noam Chomsky et Steven Pinker, ces défenseurs d’une grammaire universelle, Minaudier valorise le singulier : «À rechercher l’unité profonde du langage, les linguistes de ces écoles perdent trop souvent de vue la diversité radicale, la poétique et féconde anarchie des langues réelles» (p. 58). Ce n’est pas pour rien qu’il dédie son livre «À Sapir. / À Whorf» (p. 6), les créateurs de l’hypothèse, dite de Sapir-Whorf, du relativisme linguistique. Il reste toutefois critique : cette hypothèse «n’est féconde que si on ne la radicalise pas jusqu’à l’absurde, jusqu’à se figurer que les langues conditionnent mécaniquement nos convictions et nos comportements» (p. 95); «la grammaire à elle seule ne suffit pas à forger les mentalités collectives» (p. 98).

Ses exemples. Ils sont souvent inattendus. Trois exemples (d’exemples).

Quelle phrase illustre le mieux l’arumbaya ? «Ke mahal onerdecos s’ch proporos rabarokh !» Pour le dire dans la langue du capitaine Haddock : «Moules à gaufres ! Marchand de tapis !» (p. 17 et p. 137)

De l’inca, il ne resterait que trois vers, dont on ne connaît pas le sens. Du deuxième — «Solaymalca chinboley» — est proposée la traduction suivante : «Il est dangereux de se pencher au-dehors» (p. 26). Qui a voyagé en train en Italie appréciera.

Enfin, les lecteurs de bande dessinée (et de l’Almanach Vermot) reconnaîtront un des verbes interrogatifs en motuna : «aller-comment-yau-de-poêle ?» (p. 117).

Son titre. L’auteur pense le plus grand bien du gérondif, cet «objet poétique injustement négligé» (p. 7), cette «forme noble qui s’est assuré d’emblée la sympathie du lecteur» (p. 89). Pourtant, il n’en est question qu’allusivement dans Poésie du gérondif. Ce n’est pas ennuyeux, mais peut-être faut-il le savoir. (Exemple de gérondif en français ? «En lisant le livre de Jean-Pierre Minaudier, l’Oreille tendue a été constamment heureuse.»)

Son palmarès. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? «Les idiomes les plus captivants sont à mon goût non les plus parlés mais les plus lointains, génétiquement et géographiquement, et surtout les plus isolés, ceux qui ont été le moins longtemps ou le moins intensément en contact avec les nôtres […]» (p. 67). L’auteur a donc un faible pour le chinanthèque (p. 85), le !xoon («qui ressortit véritablement à la tératologie linguistique», p. 87), le kayarbild («le parler le plus bizarre au monde», p. 125) et, en général, toutes les formes de la langue athapascane.

Sa bibliographie. L’Oreille ne s’en cache pas : elle est bibliographe. Elle trouve en Jean-Pierre Minaudier deux âmes sœurs.

Celle qui pratique goulûment la note : «ce livre se veut une défense et illustration de la note de bas de page, un genre littéraire trop décrié» (p. 20 n. 11). La centième — et dernière — note — «la note» — y insiste : «Elle figure au Ciel sur un voile tissu d’or et de soie autour duquel dix mille anges musiciens volent sans cesse en gazouillant [oui, c’est un gérondif] des règles de grammaire luangiua sur l’air de La Jeune Grenouille aussi belle que sage» (p. 131 n. 100).

Celle qui se passionne pour une maison d’édition spécialisée en linguistique, De Gruyter-Mouton. Cela commence par une «mention spéciale» aux livres «des éditions berlinoises DE GRUYTER-MOUTON, auprès desquels un Pléiade a l’air d’un livre de poche sri lankais : ces pages clameront leurs louanges à la face des cieux» (p. 10-11). Comment les clamer ? En utilisant constamment les caractères gras et les majuscules quand les livres de cette maison sont cités. En commentant, et de plus en plus, chacune des références. La première ? «admirables éd. DE GRUYTER-MOUTON» (p. 11 n. 4). La dernière ? «éd. DE GRUYTER-MOUTON (que leur nom mille fois béni soit inscrit pour l’éternité dans les marges du Coran céleste, et avec lui ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants jusqu’à la sept mille sept cent soixante-dix-septième génération, après y’a plus de place)» (p. 126 n. 99).

Sa voix. On peut l’entendre au micro d’Antoine Perraud à Tire ta langue (France Culture) ici.

 

Référence

Minaudier, Jean-Pierre, Poésie du gérondif. Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots, Le Rayol Canadel, Le Tripode, 2014, 157 p. Ill.

Le zeugme du dimanche matin et de François Bon, et de Proust, et de Baudelaire

François Bon, Proust est une fiction, 2013, couverture

«Vous m’aviez lu des passages où, tandis que le client fatigué attendait dans cette petite cage (je me souviens que vous y mettiez des miroirs) qu’on le monte comme une marchandise au couloir de sa chambre, il devait supporter les discours un peu fous d’un garçon boutonneux et amoureux, et qui parfois même, dans l’espace confiné, lui toussait à la figure et son rhume et ses mauvais jeux de mots ?»

François Bon, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2013, 329 p., p. 270.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 06

François Bon, Proust est une fiction, 2013, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Lectures croisées des vacances (du mois d’août).

Dans Lettre à mon juge, de Simenon, un très étonnant passage sur une disparue.

Supposez que vous marchez dans une calme rue de province, par une chaude après-midi d’août. La rue est partagée en deux par la ligne qui sépare l’ombre du soleil.

Vous suivez le trottoir inondé de lumière et votre ombre marche avec vous, presque à vos côtés, vous la voyez, cassée en deux par l’angle que les maisons aux murs blancs font avec le trottoir.

Supposez toujours… Faites un effort… Tout à coup, cette ombre qui vous accompagnait disparaît…

Elle ne change pas de place. Elle ne passe pas derrière vous parce que vous avez changé de direction. Je dis bien : elle disparaît (chapitre IV, éd. 2003, p. 1231).

Puis ceci, dans Proust est une fiction de François Bon, tiré d’À la recherche du temps perdu.

je m’avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées (2013, p. 321).

Une ombre disparue, une ombre laissée.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2013, 329 p.

Simenon, Lettre à mon juge, dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1171-1334 et 1471-1487. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition originale : 1947.

Deux zeugmes pour le prix d’un

Jean Echenoz, Caprice de la reine, 2014, couverture

«Au cours d’une conversation, sous la neige et d’abord technique avec un ingénieur local, Gluck en vint pour une fois à raconter un peu sa vie, d’abord professionnelle puis, de fil en aiguille, privée. Mieux vaut en effet, si l’on veut bien se confier, le faire auprès de parfaits inconnus, si possible étrangers car on évoque mieux ses tourments dans une langue qu’on maîtrise mal : le handicap est tel qu’on va plus droit au but. En battant la semelle et en mauvais anglais, Gluck avait donc évoqué son passé, son veuvage, le poids de sa solitude et jusqu’au profil d’une compagne idéalement souhaitée.»

Jean Echenoz, Caprice de la reine. Récits, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 121 p., p. 71-72.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)