Accouplements 43

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Pendant des années, grâce aux dieux de la baladodiffusion, l’Oreille tendue a suivi avec bonheur, sur France Culture, l’émission Tire ta langue d’Antoine Perraud. Elle est orpheline depuis sa fin bien trop abrupte en 2015.

Chaque émission commençait par un générique dans lequel on entendait «Avoir sa propre langue comme un trésor, pas comme une prison». Vérification faite auprès d’Antoine Perraud (merci), il s’agit de la voix d’Umberto Eco, peut-être en 1992, en dialogue avec Claude Hagège («Mon métier de linguiste n’est ni de me faire le chantre d’une langue commune, en l’occurrence l’anglo-américain, ni de faire entendre des accents de Cassandre, d’être une Cassandre à cocarde»).

Puis ce bandeau, sur Mauvaise langue de Marc Cassivi — dont l’Oreille tendue a parlé ici :

Marc Cassivi, Mauvaise langue, 2016, bandeau

La langue peut, en effet, enfermer. Méfions-nous.

 

Référence

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Accouplements 42

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 1996, Gilles Marcotte, dans ses entretiens avec Pierre Popovic, déclarait ceci :

Je note que, sans changement de statut politique, le français se porte mieux, au Québec, qu’il ne s’est jamais porté. On le parle peut-être assez mal parfois, mais on le parle plus, non seulement chez les francophones de souche mais aussi bien chez les anglos et les immigrants. Disons les choses autrement : la langue française a acquis, au Québec et particulièrement à Montréal, une légitimité sans précédent. Il faut avoir une mémoire un peu longue, celle d’un homme de mon âge, pour mesurer le chemin parcouru (p. 166).

Vingt ans plus tard, Marc Cassivi, dans Mauvaise langue — dont l’Oreille tendue a parlé ici —, écrit :

La situation du français a bel et bien évolué depuis 40 ans au Québec. Le français y est, dans les faits comme dans la théorie, la langue officielle et la langue d’usage. Même si certains vendeurs ou serveurs ont la mauvaise habitude, en particulier dans le centre-ville de Montréal, d’accueillir leur clientèle en anglais. Le français est autrement moins menacé au Québec qu’il ne l’était avant 1977, alors que l’affichage anglais pullulait, que l’immigration francophone n’était pas encouragée comme elle l’est aujourd’hui et qu’aucune loi-cadre n’assurait la prédominance du français à l’école, au travail et dans la société en général (p. 56).

De la difficulté d’être entendu.

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Maintenant

Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Séraphin illustré, 2010, p. 101

Ses graphies sont multiples et son usage courant au Québec. Justin Laramée, dans le collectif la Fête sauvage (2015), intitule un texte «Astheure» : «Astheure toujours / Nous dirons toujours Astheure / Et nous porterons le maintenant mains tenantes» (p. 30). Le poète François Hébert écrit «à c’tte heure» (p. 93), dans Toute l’œuvre incomplète (2010), mais pas seulement : «astheure, nous aimons ce mot» (p. 89); «Derechef, comme astheure, est un étourdissant adverbe» (p. 97). Le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron a une entrée à «Astheure» et une à «Asthure» (1980, p. 51). C’est la première graphie qu’a retenue Jean-Claude Germain dans sa pièce Un pays dont la devise est je m’oublie, quand Louis Cyr s’adresse au hockeyeur Maurice Richard : «T’es Mau-ri-ce Ri-chard !… Ç’avait jamais été… pis ça sra jamais !… Çé !… Pis çé là astheure pour tout ltemps !» (1976, p. 136) Le dictionnaire en ligne Usito donne «astheure», «asteure» et «à c’t’heure».

L’expression n’est pas propre au français du Québec. Philippe Didion, dans ses Notules du 18 octobre 2015, emploie «asteure». Dès 1922, Joseph Dumais notait qu’elle existe en patois angevin («ast’ heure», p. 27). Le Belge Simenon, dans la Veuve Couderc (1942), écrit «à cette heure» (éd. de 2003, p. 1055).

Elle est ancienne, enfin. Elle est dans les Essais de Montaigne (III, 9), selon Mireille Huchon en 2002 («asture», p. 16). Jacques Chaurand, dans l’édition de 1987 de son Histoire de la langue française, la trouve en moyen français («asteure», p. 64).

Son sens ? Maintenant : Astheure, les choses sont peut-être un peu plus claires. Dans certaines constructions, le mot peut marquer l’exaspération : Qu’est-ce qu’y a astheure ? Son synonyme serait alors encore. Il peut former une conjonction de subordination : Astheure que ce texte est écrit, passons à autre chose.

P.-S. — Aux toutes premières lignes du roman Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, on lit : «À cette heure, Florentine s’était prise à guetter la venue du jeune homme qui, la veille, entre tant de propos railleurs, lui avait laissé entendre qu’il la trouvait jolie» (éd. de 1978, p. 11). Pierre Popovic a étudié cette tournure en 1999.

 

[Complément du 25 février 2016]

Trois réactions, sur Twitter, à ce texte.

@kwebek écrit que le mot est «Bien attesté aussi dans le Glossaire du parler français au Canada, qui en rappelle l’usage dans certaines régions de France». Ce Glossaire date de 1930.

@MichelFrancard signale l’existence d’asteûre en wallon.

@MFBernier rappelle qu’une chanson de Jean-Pierre Ferland s’intitule «À c’t’heure».

Puisqu’il est question de chanson, signalons celles-ci, qui toutes utilisent le mot astheure :

Oswald, «Les sports», 1960

Pierre Bertrand, «Hockey», 1978

Francine Raymond, «Tu peux t’en aller», 1993

Les Mecs comiques, «Le hockey est malade», 2001

Les Cowboys fringants, «Salut mon Ron», 2002

Oui, bien sûr, il s’agit uniquement de chansons qui portent sur le hockey, en tout ou en partie.

 

[Complément du 6 avril 2016]

Les Éditions du Boréal publient ces jours-ci des textes en français de Jack Kerouac sous le titre La vie est d’hommage. Leur éditeur, Jean-Christophe Cloutier, était interviewé dans le Devoir des 2 et 3 avril (p. F1-F2). Extrait :

Ayant étudié les révisions que Kerouac a faites dans ses manuscrits, le chercheur a pu constater son souci de corriger ses textes en supprimant certains anglicismes pour y insérer le bon mot en français. «Par exemple, il raye “la shoppe” et le remplace par “l’imprimerie”. Il peut choisir d’écrire “À cette heure” à un moment donné, et ensuite choisir une écriture phonétique changeante : “a s t heur”, “a s’t’heure” ou “astheure”» (p. F2).

 

[Complément du 11 juillet 2017]

Graphie d’Ancien Régime, chez Françoise de Graffigny, dans sa pièce Ziman et Zenise (1749, scène IX) : «à ste heure» (Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, p. 300). [L’édition de 1775 donne «à stheure», p. 35.]

 

[Complément du 21 avril 2018]

En 1901, dans le troisième chapitre de la Langue française au Canada, Jules-Paul Tardivel écrit «à stheure» (cité ici).

 

[Complément du 13 février 2019]

Le linguiste Mathieu Avanzi, sur Twitter, publie la carte suivante, «Aire et vitalité du mot “asteur” d’après les enquêtes Français de nos Régions». Où l’on voit que le mot existe en français de référence.

Mathieu Avanzi, «Aire et vitalité du mot “asteur” d’après les enquêtes Français de nos Régions», 2019

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français considérait «À c’t’heure», mis pour «Maintenant», comme une «locution vicieuse» (p. 13).

 

Illustration : Albert Chartier, dans Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p., p. 101. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Côté, Véronique et un collectif d’auteurs, la Fête sauvage, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 06, 2015, 125 p. Ill.

Chaurand, Jacques, Histoire de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 167, 1987, 127 p. Cinquième édition corrigée.

Dumais, Joseph, le Parler de chez nous. Conférence donnée à l’Hôtel de ville de Québec, sous le patronage de la Société des arts, sciences et lettres, par M. Joseph Dumais. Professeur de diction française, directeur du Conservatoire de Québec, membre de la Société des auteurs canadiens et de la Société des arts, sciences et lettres, Québec, Chez l’auteur, 1922, ii/41 p. Préface d’Alphonse Désilets.

Evain, Aurore, Perry Gethner et Henriette Goldwyn (édit.), Théâtre de femmes de l’Ancien Régime. Tome IV. XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. «Bibliothèque du XVIIe siècle», 24, série «Théâtre», 5, 2015, 489 p.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Graffigny, Françoise de, Ziman et Zenise, suivi de Phaza, comédies en un acte en prose par madame de Grafigny, À Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Segaud, Libraire, rue des Cordeliers, 1775, x/107 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Huchon, Mireille, Histoire de la langue française, Paris, le Livre de poche, coll. «Références. Inédit. Littérature», 542, 2002, 315 p. Ill.

Popovic, Pierre, «Le différend des cultures et des savoirs dans l’incipit de Bonheur d’occasion», dans Marie-Andrée Beaudet (édit.), Bonheur d’occasion au pluriel. Lectures et approches critiques, Québec, Nota bene, coll. «Séminaires», 10, 1999, p. 15-61.

Roy, Gabrielle, Bonheur d’occasion, Montréal, Stanké, coll. «10/10», 1978, 396 p. Édition originale : 1945.

Simenon, la Veuve Couderc, dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, 1043-1169 et 1458-1471. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition  originale : 1942.

Société du parler français au Canada, Glossaire du parler français au Canada : contenant les mots et locutions en usage dans le parler de la Province de Québec et qui ne sont pas admis dans le français d’école, la définition de leurs différents sens, avec des exemples; des notes sur leur provenance, la prononciation figurée des mots étudiés, Québec, Action sociale, 1930, xix/709 p. Réimpression : Québec, Presses de l’Université Laval, 1968.

Pauvres amateurs

Bernard Arcand, Abolissons l’hiver !, 1999, couvertureEn 1999, l’anthropologue et essayiste Bernard Arcand publiait Abolissons l’hiver ! Son objectif : que ses lecteurs québécois réfléchissent à la saison froide et, par voie de conséquence, aux autres.

À un moment, il fait une liste des inconvénients de l’hiver :

Pendant cinq mois, il faut se méfier également des accidents. Glisser d’un toit qu’on déglace. Perdre pied sur un trottoir et se fracturer un os. Connaître l’infarctus qui suit une séance de pelletage déraisonnable; l’infarctus du citoyen moyen, grassouillet, fumeur aux taux de cholestérol élevé ou diabétique inconscient, qui, devant tant de neige, pique une sainte colère, puis s’éteint et monte au ciel. Être frappé par un camion de déneigement conduit par un chauffard. Être décapité par un câble d’acier au cours d’une promenade en motoneige. Culbuter sur la piste de descente quasi olympique du mont Sainte-Anne. Être englouti sous la glace trop mince d’un lac. Se lancer dans l’escalade d’un glacier escarpé. Jouer au hockey. Se faire happer par une souffleuse. Être kidnappé par le Yéti. Recevoir sur la tête un bloc de glace qui tombe du toit. Voir son pare-brise fracassé par un autre bloc qui se détache, sur la route, du camion qui vous précède. Recevoir une boule de neige derrière la tête. Un glaçon en plein cœur. Être aveuglé par la neige. Ne plus pouvoir détacher sa langue d’un barreau de métal. Se couvrir de ridicule en essayant de construire un igloo (p. 29-30).

«Jouer au hockey» serait un «accident» dont il faudrait «se méfier», au même titre que «Se faire happer par une souffleuse». Voilà qui est dur pour les amateurs de ce sport bien hivernal.

P.-S. — C’est en écoutant la livraison du 12 décembre 2015 de l’émission de radio C’est fou… (Radio-Canada) que l’Oreille s’est promis de lire Abolissons l’hiver !

P.-P.-S. — Dans une version préliminaire d’un article consacré au duo Bernard Arcand / Serge Bouchard, un vieil ami de l’Oreille, Laurent Mailhot, s’amusait du fait que le livre d’Arcand ait été publié aux éditions du… Boréal.

 

Références

Arcand, Bernard, Abolissons l’hiver ! Livre (très) pratique, Montréal, Boréal, 1999, 112 p.

Mailhot, Laurent, «Arcand et Bouchard : deux anthropologues dans les lieux dits communs», dans Plaisirs de la prose, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 267-291.