Le point sur la guidoune

André Belleau, Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, 1984, couverture

Nous avons plusieurs fois croisé la guidoune.

Le mot fait partie d’un large ensemble de mots du français populaire du Québec se terminant en -oune. Définition :

La guidoune est une personne aux mœurs légères, femme (surtout) ou homme. Il lui arrive donc de guidouner, parfois contre rétribution.

L’ange tutélaire de l’Oreille tendue, André Belleau, aimait ce mot :

«La langue française aussi est à tout le monde. C’est une guidoune que personne n’a réussi à maquer» (1981, p. 35);

«La vérité, c’est que les langues sont des guidounes et non des reines» (1983, p. 4);

«Je dérivais jusqu’à l’aube de boîte en boîte, de bar en bar, un livre sous le bras, mêlé à la foule des noctambules, des guidounes, des musiciens, heureux, euphorique même, comme soulevé par une vaste promesse indéfinie» (1984, p. 86).

Y a-t-il quelque chose à ajouter ?

Michel Tremblay emploie très fréquemment le mot. Dans la Traversée du continent (2007), on en explique le sens à une enfant :

«Quel âge que t’as, Rhéauna ?
— J’vas avoir onze ans la semaine prochaine…
— Tu dois t’être assez vieille pour comprendre ça… As-tu déjà entendu le mot guidoune ?»
Rhéauna l’a entendu. À de nombreuses reprises. Surtout au sujet de madame Cantin qui habite une maison isolée à la sortie de Maria et dont on dit qu’elle gagne sa vie juste après le coucher du soleil. Et sur le dos. Mais ses grands-parents ont toujours refusé de lui en expliquer la signification. Et elle ne peut pas imaginer comment on peut gagner sa vie le soir tombé. Et étendue dans son lit.
«Oui, je l’ai déjà entendu. Y en a une, une guidoune, à Maria. Mais je sais pas ce qu’a’ fait dans la vie, au juste…»
Cette fois, Ti-Lou ne rit pas. Elle pose sa main sur celle de Rhéauna, la presse avec une grande douceur.
«Une guidoune, Rhéauna, c’est une femme indépendante.»
Rhéauna ne voit pas du tout ce que ça peut bien vouloir dire, mais hoche quand même la tête pour que sa cousine ne la trouve pas trop niaiseuse.
«Pis une femme indépendante, c’est jamais très bien vu… Tu comprends pas plus, hein ?»
À quoi bon le cacher ? Rhéauna secoue la tête.
Ti-Lou lance un soupir, regarde la petite rivière qui coule sur leur gauche et qui semble couper la ville en deux.
«Ben, c’est pas à moi à t’expliquer ça. Surtout pas à soir. Un jour, tu vas comprendre, pis tu pourras te vanter d’en avoir rencontré une dans ta vie, une des meilleures, une des plus professionnelles, une des plus consciencieuses, la grande Ti-Lou, la louve d’Ottawa» (éd. de 2017, p. 166).

La Maison Corbeil avançait, en 2013, que la guidoune se reconnaîtrait à sa façon de se vêtir : «Personne habillée de façon provocante.»

L’adverbe guidounement est attesté dans le quotidien montréalais la Presse+ (9 janvier 2021; 15 juillet 2025).

Certains, en politique québécoise, pratiqueraient le «guidounage électoral» (le Journal de Montréal, 18 juin 2024) ou la «guidounerie» (la Presse+, 10 octobre 2023).

Le dictionnaire numérique Usito considère le mot «vulgaire» et «péjoratif» : «Prostituée; femme facile, dévergondée, de mœurs légère.»

À votre service.

P.-S.—Un synonyme ? Guedaille.

 

Références

Belleau, André, «Parle (r)(z) la France», Liberté, 138 (23, 6), novembre-décembre 1981, p. 29-34; repris, sous le titre «Parle(r)(z) la France», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 45-47; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 33-38; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 33-38. https://id.erudit.org/iderudit/60322ac

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Belleau, André, «Des roses pour Candy Bar», dans André Carpentier (édit.), Dix nouvelles humoristiques par dix auteurs québécois, Montréal, Quinze, 1984, p. 79-89.

Tremblay, Michel, la Traversée du continent, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 11-192. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2007.

L’oreille tendue de… Jean-François Vilar

Autrement, 111, janvier 1990, couverture

«Réunir ces “guides”, historiques ou littéraires, purement anecdotiques parfois, prend du temps. Aucun, en lui-même, n’est satisfaisant, vraiment complet. C’est pour cela qu’il faut flâner, avant, feuilleter beaucoup, prendre des notes, tendre l’oreille.»

Jean-François Vilar, «Paris énigmes», Autrement, série «Mutations», 111, janvier 1990, p. 19-21, p. 20.

P.-S.—Jean-François Vilar ? À votre service.

L’oreille tendue de… Philippe Manevy

Philippe Manevy, Ton pays sera mon pays, 2021, couverture

«Si je pouvais encore me tenir aux côtés de ma grand-mère, aujourd’hui, je me garderais bien de me moquer. Je tendrais plutôt l’oreille pour tenter de comprendre cette langue étrange, celle de toutes les femmes pour qui le monde des défunts est un territoire familier.»

Philippe Manevy, Ton pays sera mon pays, Montréal, Leméac, coll. «Phares», 2021, 224 p. Édition numérique.

Lecture normande

Giuliano da Empoli, l’Heure des prédateurs, 2025, couverture

Il y a du pour.

Dans l’Heure des prédateurs (2025), Giuliano da Empoli est très habile à mettre en lumière les comportements politiques contemporains. «Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives» (p. 46), écrit-il; aujourd’hui les techniques offensives dominent. Il faut toujours agir, de préférence de façon irréfléchie, si on veut rester en position de domination (p. 62-63) : «le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants» (p. 75). Les tenants de la gauche (les «avocats») sont de plus en plus dépassés par les événements : «Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et […] les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend» (p. 49). Cela est particulièrement vrai du développement, non régulé par les États, de l’intelligence artificielle. Le classement des situations politiques qui va, en descendant, de The West Wing à House of Cards puis à The Thick of It ou Veep amuse (p. 23). Des rappels sont utiles : «il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique» (p. 77).

Il y a du contre.

Le livre serait écrit «du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place» (p. 13); ce «scribe aztèque» est une affèterie, dont l’auteur aurait pu faire l’économie sans aucun mal. Montrer sa culture, c’est bien; l’étendre, un brin moins. Faut-il vraiment, dans un livre aussi bref, histoire de contrer la «vague illibérale» (p. 86), convoquer à la barre Sándor Márai, Curzio Malaparte, Prosper Mérimée, Dany Laferrière, Stendhal, Jean Renoir, Gustave Flaubert, Woody Allen, Ortega y Gasset, Thomas Hobbes, Léon Tolstoï, Federico Fellini, Johann Wolfgang von Goethe, Alezandre Kojève, Vasari, Léonard de Vinci, François Guichardin, Roger Nimier, Plutarque, Suétone, William Shakespeare, Dante, Fénelon, Daniel Halévy, Jean Guéhenno, Thomas Mann, Joseph de Maistre, Jean-Paul Sartre, William Gibson, Søren Kierkegaard, Italo Calvino et Franz Kafka (l’Oreille tendue s’excuse par avance auprès de ceux qu’elle aurait oubliés) ? Machiavel est indispensable à la démonstration — nous vivons entourés de personnes inspirées par César Borgia, les «borgiens» —, mais les autres, c’est moins sûr. L’énumération ci-dessus ne comporte pas les noms des politiques innombrables avec qui fraie l’essayiste, de capitale en capitale : il fréquente du beau monde et il accumule les air miles; on a compris.

Il y a du triste : le mot «digitale» mis pour «numérique» (p. 74), l’absence de majuscule à «Mémoires» (p. 81). Chez Gallimard…

 

Référence

Da Empoli, Giuliano, l’Heure des prédateurs, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2025, 151 p.

Les religions du hockey

Cara Hedley, Twenty Miles, 2007, couverture

On aime beaucoup dire, au Québec, que le hockey y serait une religion.

Le premier à sérieusement réfléchir à cette association a été Olivier Bauer, d’abord en dirigeant, avec Jean-Marc Barreau, un ouvrage collectif, la Religion du Canadien de Montréal (2009), puis en publiant Une théologie du Canadien de Montréal (2011). Dans l’ouvrage de 2011, il concluait ceci :

la religion du Canadien m’apparaît comme une fausse religion qui vénère un mauvais dieu ou, s’il n’y a qu’un Dieu — ce que je crois —, qui l’adore d’une mauvaise façon. Ce qui, je ne me lasserai jamais de le répéter, ne prive pas le Canadien de tout caractère religieux. Car même une fausse religion est encore une religion (p. 126).

On aime aussi dire que cette religion hockeyistique serait propre au Québec. (S’agissant du hockey, l’Oreille tendue a pondu quelques lignes sur d’autres supposées caractéristiques propres à cette province; c’est ici.)

Comme toujours, les choses sont plus compliquées qu’elles ne le paraissent.

Ouvrons Twenty Miles (2007) de Cara Hedley :

I’ve always known about hockey being the Religion of Canadians. But what about the other side : the hockey atheists, the disbelievers, the half-believers ? I played, so I’d never thought to look in that direction. The ones sitting on the fence. Jacob made it sound like I was headed to Hell (p. 116).

S’il existe une religion du hockey, cela suppose la présence d’athées («atheists»), de mécréants («disbelievers»), de demi-croyants («half-believers»), d’indécis («The ones sitting on the fence») et de l’enfer («Hell»). On notera surtout que cette religion serait celle des Canadiens («the Religion of Canadians»), pas seulement celle des Québécois.

L’Oreille est désolée de s’en prendre une fois de plus à un mythe national.

 

Références

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2009, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Hedley, Cara, Twenty Miles, Toronto, Coach House Books, 2007, 205 p.

Melançon, Benoît, «Au Québec, c’est comme ça qu’on joue», le Devoir, 4 mars 2025.