Le dernier verre du poète

Julian Barnes, Flaubert’s Parrot, éd. de 1985, couverture

Ces jours-ci, l’Oreille tendue est dans «Un cœur simple» de Flaubert.

Lisant Flaubert’s Parrot, de Julian Barnes, elle tombe sur cette description d’une visite du pavillon de Flaubert à Croisset :

All that remains of Flaubert’s residence is a small one-storey pavilion a few hundred yards down the road : a summer house to which the writer would retire when needing even more solitude than usual. It now looks shabby and pointless, but at least it’s something. […] I pushed the gate; an Alsatian began barking, and a white-haired gardienne approached (éd. de 1985, p. 20).

Qu’y trouve, entre autres choses, le personnage de Barnes ?

Two exhibits in a side cabinet are easy to miss : a small tumbler form which Flaubert took his last drink of water a few moments before he died; and a crumpled pad of white handkerchief with which he mopped his brow in perhaps the last gesture of his life (éd. de 1985, p. 21).

La scène se déroule en 1984 (éd. de 1985, p. 13). L’Oreille a visité le pavillon à la même époque.

Elle se souvient de la gardienne et de ses cheveux blancs («a white-haired gardienne»), ainsi que de son chien et de ses jappements, mais pas de sa race («an Alsatian began barking»). Elle n’a oublié ni le mouchoir («a crumpled pad of white handkerchief») ni le verre («a small tumbler form which Flaubert took his last drink of water a few moments before he died»), moins à cause des objets eux-mêmes que de la phrase alors prononcée, sur un ton monocorde, par la gardienne : «Le verre dans lequel le poète a bu pour la dernière fois.»

«Poète», c’est bien mieux qu’«écrivain».

P.-S.—Le pavillon se visite toujours (voir ici).

 

[Complément du 6 janvier 2022]

Ces jours-ci, l’Oreille lit le Dernier Bain de Gustave Flaubert (2021), de Régis Jauffret. Que découvre-t-elle page 223 ?

— Suzanne s’en va, revient, lui apporte un verre d’eau.
Son dernier verre d’eau dont vous pouvez contempler aujourd’hui le contenant dans une vitrine du pavillon Flaubert. Il en but une gorgée du bout des lèvres. Si vous voulez avoir sur les papilles la saveur aigrelette de son agonie dont demeurent sur les parois des particules calcifiées, vous brisez la glace, vous vous emparez du godet, dans la Seine voisine vous le remplissez afin que l’eau du XXIe siècle dissolve les atomes de 1880 et vous vous régalez à petites gorgées du breuvage. La mort c’est gouleyant, ça rafraîchit (p. 223).

Que d’eau, que d’eau !

 

Références

Barnes, Julian, Flaubert’s Parrot, Londres, Picador, 1985, 190 p. Édition originale : 1984.

Jauffret, Régis, le Dernier Bain de Gustave Flaubert. Roman, Paris, Seuil, 2021, 328 p.

Un peu de calme, svp

«L’égalité l’emporte», titre du Montréal campus, 11 février 2019

Divulgation de conflit d’intérêts pour ceux et celles que ça tarabusterait : Gabriel Bernier, le rédacteur en chef de Montréal campus, est le neveu de l’Oreille tendue. Ce n’est de leur faute ni à l’un ni à l’autre.

Depuis novembre 2018, Montréal campus, le journal étudiant de l’Université du Québec à Montréal, a une nouvelle politique linguistique. L’équipe de rédaction l’a expliquée dans un éditorial du 11 février, «L’égalité l’emporte» : «La Société des rédactrices du Montréal Campus a récemment confirmé l’adoption d’une politique de féminisation des textes, une démarche qui se veut innovante — mais avant tout nécessaire — pour rétablir l’équilibre en matière d’égalité des genres.»

Cette politique est passée inaperçue jusqu’à la publication, hier, d’un article de la Presse+, «Le masculin ne l’emporte plus sur le féminin». Depuis, de nombreuses voix ont manifesté leur désaccord, souvent de façon violente et généralement sans information correcte. (Échantillon de ce côté.)

Essayons, collectivement, de respirer par le nez.

La volonté de donner aux femmes, pour ne prendre qu’elles, une meilleure place dans la langue française ne date pas d’hier. Comme l’indique la très sommaire bibliographie à la fin de ce billet, on en discute depuis, au moins, la fin des années 1970. Montréal campus n’a rien inventé.

Cette volonté n’est pas propre à la langue française; les anglophones se posent des questions semblables. Des exemples ? Un premier : les non-binaires disent quel(s) pronom(s) on doit utiliser pour les désigner : «he», «she», «they» (pour désigner une seule personne). Un deuxième : dans les textes universitaires, notamment mais pas seulement, on abandonne de plus en plus le recours automatique au «he». Il y a plein de textes où on dit d’abord «the student», puis ensuite «she» ou «they» — alors que «the student» peut désigner aussi bien un homme qu’une femme.

Pour contrer le sexisme de la langue française, diverses façons de faire ont été proposées. Le linguiste belge Michel Francard, de l’Université de Louvain, en fait une synthèse limpide ici. On notera surtout une chose à la lecture de son bref texte : il existe plusieurs façons de rendre l’écriture du français inclusive. La nouvelle politique de Montréal campus est une de ces façons de faire, parmi d’autres. (Pendant que vous y êtes, allez donc lire un texte de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, sous le titre «Quelle écriture pour quelle justice ?».)

L’équipe de rédaction de Montréal campus se lance-t-elle dans une croisade tous azimuts ? Point pantoute. Elle veut changer la manière d’écrire dans son journal et pas ailleurs. Ça ne vous convient pas ? Passez votre chemin. Montréal campus ne vous demande pas d’adhérer à sa politique.

Pour comprendre le tollé actuel, il est utile de revenir sur une autre transformation du français, les rectifications orthographiques de 1990. Ces rectifications, appuyées par des autorités constituées, non par un journal étudiant, ont semé la controverse dès leur annonce et jusqu’à aujourd’hui. Or elles sont largement passées dans l’usage. Pourquoi ? Parce que les outils de rédaction (dictionnaires, logiciels de révision, logiciels de traitement de texte, etc.), par exemple, les ont intégrées. Pour ce qui concerne l’écriture inclusive, on verra ce que l’usage retiendra. (L’Oreille a déjà écrit sur question; c’est .)

Une dernière chose : pourquoi pareilles éructations ? Une fois de plus, l’Oreille doit citer Jean-Marie Klinkenberg :

Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (la Langue dans la Cité, 2015, p. 36).

Ces jours-ci, la glande grammaticale de quelques-uns est irritée. Ce n’est pas grave.

 

[Complément du 9 mai 2019]

De nos jours, les nouvelles voyagent loin, mais parfois lentement. The Guardian, dans son édition… d’hier, publie un article sur la politique de Montréal campus, «Canadiens and Canadiennes in Uproar as Student Paper Takes Stand on Gender».

 

Références

Cerquiglini, Bernard, Le ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Paris, Seuil, 2018, 208 p.

Chetcuti, Natacha et Luca Greco (édit.), la Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2012, 152 p. Postface de Judith Butler.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Langages, 85, 1987, numéro «Le sexe linguistique». https://www.persee.fr/issue/lgge_0458-726x_1987_num_21_85

Langues et cité. Bulletin de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 24, octobre 2013. http://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Observation-des-pratiques-linguistiques/Langues-et-cite/Langues-et-cite-n-24-feminin-masculin-la-langue-et-le-genre

Larivière, Louise-Laurence, Guide de féminisation des noms communs de personnes, Montréal, Fides, 2005, 217 p.

Lessard, Michaël et Suzanne Zaccour (édit.), Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte plus !, Montréal et Paris, M éditeur et Syllepse, 2017, 192 p.

Montreynaud, Florence, le Roi des cons. Quand la langue française fait mal aux femmes, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2018, 160 p.

Viennot, Éliane (édit.), l’Académie contre la langue française. Le dossier «féminisation», Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2016, 224 p.

Viennot, Éliane, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014, 128 p.

Yaguello, Marina, les Mots et les femmes. Essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine, Paris, Payot, coll. «Prismes», 8, 1987, 202 p. Édition originale : 1978.

Zaccour, Suzanne et Michaël Lessard (édit.), Dictionnaire critique du sexisme linguistique, Montréal, Somme toute, 2017, 264 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Vickie Gendreau

Vickie Gendreau, Shit fuck cunt, 2018, couverture

«tu ne lui dirais rien de la soirée tu lui demanderais son nom à simples fins de documentation au last call et tu le rangerais dans ta tête dans ton lit dans ta vie et peut-être dans ton livre […]» (p. 10).

«Et il m’a prise pour une conne il est parti tout de suite tout d’un foutu coup de massue dans la face et dans la gueule et dans l’âme et foutrement dans la libido…» (p. 25)

Vickie Gendreau, Shit fuck cunt, Montréal, Le Quartanier, «Série QR», 124, 2018, 31 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

De la mesure

L’Oreille tendue, qui est de la compagnie, s’interroge depuis des années sur les raisons qui expliquent pourquoi les intellectuels sont aussi peu appréciés, que ce soit au Québec ou ailleurs. (Voir ici, par exemple.)

À ces raisons, ajoutons-en une aujourd’hui : l’absence de sens de la mesure. Deux exemples.

Michel Serres, «philosophe, historien des sciences et homme de lettres français» (dixit Wikipédia), publie, avec Michel Polacco, une Défense et illustration de la langue française aujourd’hui (2018). Comment appeler les défenseurs du «sabir anglosaxophone» (p. 6) ? Ce sont des «collabos» (p. 5-7). Explication :

Il y a, aujourd’hui sur les murs de Paris, plus de mots anglais qu’il n’y avait de mots allemands pendant l’Occupation. Où sont donc les troupes d’occupation ? Qui sont donc les collabos ? J’ai compté, un jour, place de la Bastille, quatre-vingt-douze mots anglais pour vingt mots français, sur les murs. […] Les nazis ont plus respecté notre langue que nos propres annonceurs ne le font (p. 56).

Utiliser des mots anglais à la place des mots français serait l’équivalent d’aider l’ennemi à contrôler le territoire national, rien de moins.

Le même Michel Serres fait partie du «collectif d’écrivains» qui publiait le 27 janvier 2019 une lettre ouverte sous le titre «Non au “Young Adult” à Livre Paris !» À quoi s’en prenaient-ils ? À l’omniprésence de l’anglais — young adult, live, bookroom, brainsto, photobooth, bookquizz — au Salon du livre de Paris, récemment rebaptisé Livre Paris. Réglons une chose : ce recours à l’anglais est ridicule (le Petit Robert, édition numérique de 2014 : «De nature à provoquer le rire, à exciter la moquerie, la dérision»). Cela est incontestable.

Citations choisies de cette tribune :

Pour nous, intellectuels, écrivains, enseignants, journalistes, et amoureux de cette langue venus de tous les horizons, «Young adult» représente la goutte d’eau qui fait déborder le vase de notre indulgence, de notre fatalisme parfois. Ce «Young adult», parce qu’il parle ici de littérature francophone, parce qu’il s’adresse délibérément à la jeunesse francophone en quête de lectures, est de trop. Il devient soudain une agression, une insulte, un acte insupportable de délinquance culturelle.

Aucune subvention ne peut être accordée à une manifestation culturelle où un seul mot français serait remplacé inutilement par un mot anglais.

Nous demandons au ministre de l’Éducation de renforcer la protection des Français les plus jeunes face aux agressions de l’uniformité linguistique mondiale. Aucun mot anglais inutile ne doit paraître dans les programmes scolaires. Les cours de français doivent comprendre la redécouverte et la réinvention de notre langue par les élèves, aujourd’hui victimes d’un globish abrutissant.

On voit le ton : «agression» (deux fois), «insulte», «acte insupportable de délinquance culturelle», «abrutissant». Le vocabulaire n’est pas celui de la nuance : «de trop», «Aucune subvention», «Aucun mot anglais». Les signataires n’ont pas peur d’avoir recours à l’expression «grand remplacement». Eux aussi évoquent la Collaboration : «Nous disons à ceux qui collaborent activement à ce remplacement qu’ils commettent, à leur insu ou délibérément, une atteinte grave à une culture et à une pensée plus que millénaires, et que partagent près de trois cents millions de francophones.» Ils semblent croire à l’existence d’un «génie» de la langue française.

Renvoyons-les à une phrase prêtée à Talleyrand («tout ce qui est excessif est insignifiant») et suggérons-leur l’humour du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

Appelons-les, bref, à un peu de mesure. Peut-être seront-ils mieux entendus.

 

Référence

Serres, Michel et Michel Polacco, Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Paris, Le Pommier, coll. «Le sens de l’info !», 2018, 127 p.

Pas grand-chose

Jean-Christophe Réhel, Ce qu’on respire sur Tatouine, 2018, couverture

Rien est un bien étrange mot. Si l’Oreille tendue en croit son Petit Robert (édition numérique de 2014) — elle n’a pas de raison de ne pas le croire —, ce mot désignerait aussi bien quelque chose qu’aucune / nulle chose.

Au Québec, c’est peut-être encore un brin plus compliqué.

Le mot apparaît dans une formule conclusive, en un sens parfois proche de y a pas de quoi : y a rien là devrait mettre un terme à une conversation, en marquant la modestie (réelle ou feinte) de la personne qui parle, le peu d’importance du geste qu’elle vient de faire ou l’absence de gravité de ce qui s’est passé. Bref, n’en parlons plus, ce n’est rien. (Il est de notoriété publique que les Québécois aiment .)

«Jean-Luc revient une trentaine de minutes plus tard pour m’injecter l’autre antibiotique en s’excusant du retard. “Y a rien là”» (Ce qu’on respire sur Tatouine, p. 211).

«Il a changé le plan de table pour que Max puisse s’asseoir à côté de lui, fit Stéphane. Y a rien là» (Cauchemar à Nagano, p. 118).

On peut même faire plus concentré :

«Le skidoo encore dans le milieu de la cour, le voisin du dessous allait chialer, rien là» (Mailloux, p. 137).

Rien, c’est peu; pas rien, c’est moins.

«Aujourd’hui, il fait soleil. Un ciel bleu, pas de nuage, pas d’âme, pas rien» (Ce qu’on respire sur Tatouine, p. 6).

Il existe encore un adage du cru : rien qu’à voir on voit bien.

«Rien qu’à voir, on voyait bien que nous entrions dans un lieu sacré où tout respirait l’école, les élèves, les souvenirs des anciens, le passage du temps, le timbre de la cloche» (les Yeux tristes de mon camion, p. 23).

Qui commence une phrase par j’veux rien dire va nécessairement parler. C’est une forme commune de la prétérition.

«J’veux rien dire, mais ton blogue est poche

Tout ça vaut bien quelque chose, non ?

 

[Complément du 25 janvier 2019]

Un peu de Raymond Devos ? «Rien, c’est rien. Deux fois rien, non plus; mais avec trois fois rien, on peut déjà s’acheter quelque chose» (cité dans Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, p. 47).

 

Références

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

MacGregor, Roy, Cauchemar à Nagano, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 8, 2003, 149 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 1998.

Mailloux, histoires de novembre et de juin racontées par Hervé Bouchard citoyen de Jonquière, Montréal, L’effet pourpre, 2002, 190 p.

Réhel, Jean-Christophe, Ce qu’on respire sur Tatouine. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 283 p.

Serres, Michel et Michel Polacco, Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Paris, Le Pommier, coll. «Le sens de l’info !», 2018, 127 p.