Choir

Philippe Cantin, Serge Savard. Canadien jusqu’au bout, 2019, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de la biographie de Serge Savard, l’ancien défenseur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, par Philippe Cantin, l’ancien journaliste de la Presse :

Quelques jours plus tard, Serge est assis sur la plage, où la montée rapide de la marée le surprend. Il tente de se relever à l’aide d’une de ses béquilles, mais celle-ci s’enfonce dans le sable et il pique une fouille mémorable (p. 139).

Serge Savard est donc tombé. En français populaire du Québec, cela peut se dire piquer une fouille.

Exemples romanesques :

«C’est d’ailleurs avec ce Peugeot qu’il avait piqué une fouille en dévalant une côte et s’était cassé la clavicule» (le Feu de mon père, p. 25).

«La Guité remontait à ce moment-là du cellier, les bras chargés de cruchons, et elle le mit en garde pour que personne pique de fouille par la trappe restée ouverte» (la Bête creuse, p. 103-104).

Faites attention.

P.-S.—Léandre Bergeron (p. 233) et Pierre DesRuisseaux (p. 156) ont plutôt prendre une fouille.

 

[Complément du 3 novembre 2019]

Ces fouilles, piquées ou prises, se trouvent dans l’Allume-cigarette de la Chrysler noire de Serge Bouchard (2019) :

J’avais dix-huit ans, imaginez la forme. Je sortais à peine d’une jeunesse tout en vélo, tout en courses, une enfance pleine de patinoires, de joutes de hockey, de baseball, pleine de poursuites et de combats simulés, de culbutes, de fouilles, d’essoufflements (p. 60).

 

[Complément du 19 décembre 2019]

Le poète Gérald Godin, dans les Cantouques (1967), rejoint Bergeron et DesRuisseaux : «je prends des fouilles je me désâme» (p. 35).

 

[Complément du 18 juillet 2024]

Exemple dramatique, dans Gros gars (2023) :

Gros gars triste
Mou du centre
Étiolé du rebord
Se trouve une fouille à piquer
À la vitesse du gel et dégel

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Bouchard, Serge, l’Allume-cigarette de la Chrysler noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2019, 240 p.

Cantin, Philippe, Serge Savard. Canadien jusqu’au bout, Montréal, KO Éditions, 2019, 487 p. Ill. Avant-propos de Serge Savard.

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Godin, Gérald, les Cantouques. Poèmes en langue verte, populaire et quelquefois française, Montréal, Parti pris, coll. «Paroles», 10, 1971, 52 p. Édition originale : 1967.

Gosselin, Mathieu, Gros gars, Montréal, Somme toute, coll. «La scène | Pièces de théâtre», 2023, 133 p. Édition numérique.

Quatre remarques sur le style de Ronan Farrow

Ronan Farrow, Catch and Kill, 2019, couverture

Dans Catch and Kill. Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators (2019), le journaliste Ronan Farrow fait le récit de son difficile travail d’enquête sur les prédateurs sexuels dans le milieu états-unien du cinéma (Harvey Weinstein) et de la télévision (Matt Lauer), entre autres criminels.

Arrêtons-nous sur sa façon de raconter.

Comment caractériser un personnage ? Farrow accord une très grande importance aux accents, qu’il classe en deux familles.

Certains sont faciles à reconnaître : «her Italian accent» (p. 56); «He had a warm, avuncular voice, with an accent that knew its way around the Long Island Expressway» (p. 81); «in an Albanian accent» (p. 156); «a crisp English accent» (p. 160); «the deeper of the two Israeli-accented voices» (p. 312); «a straight, uncomplicated inflection and a Latin American accent» (p. 340); «a thick Ukrainian accent» (p. 359); «a Russian accent» (p. 364).

D’autres, moins : «he couldn’t quite place this one» (p. 13); «accents he couldn’t quite place. Eastern European, maybe» (p. 43); «a heavy accent» (p. 91); «an elegant accent McGowan couldn’t place» (p. 96); «a heavily accented voice» (p. 181); «a refined, indeterminate accent» (p. 243); «an elegant, hard-to-place accent» (p. 256). Dis-moi comment tu prononces, je te dirai, ou pas, qui tu es.

Les articles de Farrow paraissent dans le magazine The New Yorker; on y est friand des descriptions du physique des protagonistes. Catch and Kill en contient donc plusieurs. Aucune, cependant, ne mérite de figurer dans la galerie des portraits de l’Oreille tendue. Pire, Farrow utilise l’expression «square-jawed» (p. 156), cliché d’entre les clichés. La preuve ? De mémoire, Dan Brown y a recours dans The Da Vinci Code.

Mia Farrow, la mère de Ronan, quand elle le voit mouillé de pied en cap, déclare : «Wet’s always in. It’s classic» (p. 93). L’auteur vit à New York et, s’il faut l’en croire, il y pleut beaucoup. Il est sensible au temps qu’il fait et il le fait savoir. Souvent.

Le point de vue est personnel, ce qui n’est pas étonnant : le narrateur raconte comment le réseau télévisuel où il travaillait, NBC, a refusé de divulger les résultats dévastateurs de son enquête; on le voit se battre pour se faire entendre. Le point de vue est aussi intime, et doublement.

D’une part, Dylan, la sœur de Ronan, accuse depuis plusieurs années leur père, Woody Allen, de l’avoir agressée sexuellement quand elle était enfant. Recueillir le témoignage des victimes de Weinstein et de Lauer oblige l’auteur à revenir sur sa propre histoire familiale. Cela est douloureux (p. 190, p. 401).

D’autre part, sur une note plus légère, Ronan Farrow est capable d’auto-anayse et d’humour, notamment lorsqu’il est question de sa vie de couple : «I tried Jonathan, then tried him again. He was increasingly busy with work, and I was increasingly needy and annoying» (p. 264); «Jonathan already got a dedication and he’s quoted throughout these pages. How much more attention does he need ?» (p. 419)

Ce que raconte un livre est important; sa façon de raconter ne l’est pas moins.

 

Référence

Farrow, Ronan, Catch and Kill. Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators, New York, Little, Brown and Company, 2019, xvi/448 p.

(S’)enfarger

À quelques reprises, l’Oreille tendue a utilisé ici le verbe (s’)enfarger sans se donner la peine de le définir. Elle en a pris conscience devant ce tweet de Mathieu Avanzi :

Sa réponse immédiate ? «Et “s’enfarger” au Québec», où il a le sens de faire tomber, de trébucher, de se prendre les pieds dans, d’être entravé.

Corrigeons la situation pendant qu’il en est encore temps.

Le verbe peut être transitif : «on enfargeait des vieilles», disait Yvon Deschamps en 1968, cité dans le dictionnaire numérique Usito. (On voit aussi, dans le même sens, donner ou faire une jambette.)

Il est souvent pronominal, comme chez les poètes François Hébert :

sur mes deux jambes
laquelle devant laquelle après laquelle
sans m’enfarger (Où aller, p. 43)

et Patrice Desbiens :

William Carlos
Williams
viens chercher

ta brouette
rouge

On est
tannés

de s’enfarger
dedans

câlisse («WCW»)

Les prosateurs ne sont pas en reste, qu’il s’agisse de Nicolas Guay :

Je n’ai pas découvert dans le bois du Séminaire une entrée dérobée menant à un vaste système de cavernes, où j’aurais fait de la spéléologie avec des amis et les moyens du bord et où, alors que nous aurions été pourchassés par une mystérieuse créature troglodyte et sanguinaire, je me serais enfargé dans une stalagmite retorse, ce qui m’aurait fait faire une chute de plusieurs mètres (blogue le Machin à écrire, 18 juillet 2018; oui, il y a un zeugme dans cette phrase).

ou de William S. Messier :

Bon, Landquist vient de s’enfarger dans le juge de ligne, maudit sacrament de gnochon, pardonnez-moi mon Père (Townships, p. 38).

Si la personne qui s’enfarge bute généralement sur quelque chose qui risque de la faire choir, il peut arriver, étrangement, que cette chose soit sans relief. C’est le cas, pour le dire avec Jean Dion, quand un joueur de hockey s’enfarge «dans la ligne bleue» (le Devoir, 14 janvier 2017).

Au sens figuré, les possibilités sont nombreuses. Ainsi que le note Serge Quérin sur Twitter, qui s’enfarge «dans les fleurs du tapis» s’arrête «à de petits détails». Un ancien ministre, il y a quelques années, avait refusé de «s’enfarger dans un débat de sémantique» avec «cet universitaire-là», en l’occurrence l’Oreille. Pour le romancier Jean-Philippe Chabot, on peut s’enfarger dans un récit :

Les âmes sensibles comme les héros d’un livre dont vous êtes le héros seront libres de prétendre qu’ils ne chient pas et de passer au chapitre suivant sans s’enfarger dans ce que Luc Larouche du rang d’Anjou décida de conter, ce soir de février là, autour de la truie chaude dans laquelle allaient se consumer, tout au long de l’hiver, autant de cordes de bois que d’histoires douteuses (le Livre de bois, p. 94-95; oui, c’est encore un zeugme).

Qui est entravé dans son mouvement, enfin, peut avoir recours au verbe :

Puis je me penchai sur le contrat, gribouillai une signature, puis deux, m’enfargeai dans mon numéro d’assurance sociale, oubliai une minute mon code postal, remis enfin un exemplaire à mon nouvel employeur, qui le rangea dans un classeur métallique (le Continent de plastique, p. 16).

Vous êtes prévenu.e.s.

P.-S.—Les amateurs d’histoire de la langue n’oublieront pas que George Sand connaît enfarger pour entraver une bête, mettre les enfarges.

 

Références

Chabot, Jean-Philippe, le Livre de bois. Roman canadien-français, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 114, 2017, 135 p.

Desbiens, Patrice, «WCW», dans Un pépin de pomme sur un poêle à bois, Sudbury, Prise de Parole, 1995, p. 69.

Guay, Nicolas, «Passé simple (77) — Comment je ne me suis pas cassé la jambe», blogue le Machin à écrire, 18 juillet 2018.

Hébert, François, Où aller, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2013, 89 p.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

Scotty B.

Arsène et Girerd, On a volé la coupe Stanley, 1975, p. 13, détail

Ken Dryden, l’ancien gardien de but des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — publie ces jours-ci une biographie de son ancien entraîneur, Scotty Bowman, Scotty. A Hockey Life Like no Other / Scotty. Une vie de hockey d’exception.

Quelle est la place de Scotty Bowman dans la culture québécoise ? Éléments de réponse ci-dessous.

Jean Lapointe et le groupe Zéphyr Artillerie lui ont consacré des chansons. Le premier, dans «Scotty Blues» (Démaquillé, 1976), le dépeint souffrant dans la défaite : «Scotty fut déçu le Canadien a perdu / Y a pas été fin en changeant d’gardien / Y laisse les meilleurs su’l’banc / Y change ses lignes trop souvent / Pis après la game y pleure / Scotty pleure-nous ton Blues». Le second, dans «Scotty Bowman» (Chicago, 2008), s’adresse aussi à lui, mais pour lui demander des conseils existentiels : «J’ai besoin d’toé pour coacher ma vie»; «Comment c’qu’on fait pour pogner des femmes ?» Quand Loco Locass chante «Le but» (Le Québec est mort, vive le Québec, 2012), on entend «Oublie pas les anglos yo / Toe, Dickie, Doug et Scotty», pour désigner Toe Blake, Dickie Moore, Dick Harvey et notre Scotty.

Les bédéistes l’apprécient et on peut suivre sa carrière avec eux. Le Scotty Bowman qui dirige, avec Sam Pollock, le Canadien junior de Hull-Ottawa et remporte la Coupe Memorial de 1958 est évoqué par Marc Beaudet et Luc Boily (Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, 2011, p. 25). En 1975, il entraîne les Canadiens et, dans un discours à Pierre Bouchard, Bob Gainey et Henri Richard, il mêle le français et l’anglais, et son gardien, Ken Dryden, lui répond en latin (On a volé la coupe Stanley, p. 13). Chez les frères Mickey et Keir Cutler (The Glory Boys, 1979), il est représenté deux fois, d’abord comme un entraîneur sans pitié avec ses joueurs, ensuite assis sur un buffle, au moment où il quitte Montréal pour les Sabres de Buffalo : «Scotty’s last stand

Les romanciers, à l’exception de Danielle Boulianne (2017, p. 112), paraissent s’être assez peu intéressés à Bowman. «Le meneur» par excellence d’une équipe de hockey, selon le poète Bernard Pozier, aurait ses «astuces» (1991, p. 34). Pour le dramaturge Rick Salutin, dans les Canadiens, voilà un entraîneur confronté à une rare difficulté : son club ne perd presque jamais (1977, p. 159). Comment, dès lors, parler aux joueurs ? Comment les convaincre de faire des efforts quand ils affrontent une équipe beaucoup plus faible que la leur ?

J.R. Plante, deux ans plus tôt, publie une analyse idéologique des relations de travail dans le monde du hockey. Laissé de côté par Scotty Bowman lors du premier match de la saison 1974, Henri Richard, le frère de Maurice, annonce sa retraite avant de revenir sur sa décision après une intervention de Sam Pollock, le directeur général des Canadiens. Dans l’article, qui repose sur une analyse du discours de presse, la répartition des rôles est lourdement orientée politiquement : Henri est un persécuté, comme son frère («ce vainqueur est en même temps un vaincu», p. 50), et la victime francophone innocente; Bowman est «le petit contremaître anglophone médiocre, sournois et peureux» (p. 46); Pollock est «le grand boss paternel et paternaliste» (p. 46).

On verra sous peu où Ken Dryden se situe sur tous ces plans.

 

[Complément du 5 novembre 2019]

L’Oreille tendue a rendu compte du plus récent livre de Ken Dryden ici.

 

Références

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny. On a volé la coupe Stanley, Montréal, Éditions Mirabel, 1975, 48 p. Premier et unique épisode des «Enquêtes de Berri et Demontigny». Bande dessinée.

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Boulianne, Danielle, Laflamme et le flambeau. Tome 9 de Bienvenue à Rocketville, L’île Bizard, Éditions du Phœnix, coll. «Œil-de-chat», 78, 2017, 211 p. Illustrations de Jocelyne Bouchard.

Cutler, Mickey et Keir, The Glory Boys, Montréal, Toundra Books, 1979, s.p. Parution initiale dans le journal The Gazette.

Dryden, Ken, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill. Traduction : Scotty. Une vie de hockey d’exception, Montréal, Éditions de l’Homme, 2019, 439 p. Préface de Robert Charlebois.

Plante, J.R., «Crime et châtiment au Forum (Un mythe à l’œuvre et à l’épreuve)», Stratégie, 10, hiver 1975, p. 41-65.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991. 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill.

Les verbes de la Notulie

Soit deux passages de la livraison du 29 septembre des Notules dominicales de culture domestique de Philippe Didion :

«Dépaysement spatio-temporel assuré, meubles lourds et sombres, papier peint chamarré, abat-jour à glands, assiettes aux murs, chatons de porcelaine, petits pots d’étain et casseroles en cuivre, je ne suis plus à Gouzon, je suis à Tigreville, dans l’hôtel tenu par Albert Quentin et sa femme, Jean Gabin va surgir et m’emmener descendre le Yang-Tsé-Kiang et force cruchons en sa compagnie.»

«Lafargue attaque Hugo bille en tête, quelques jours après sa mort et ses funérailles nationales, vaste opération commerciale de récupération à ses yeux. C’est un feu roulant qu’il envoie contre l’écrivain national qui n’aura été l’homme que d’une seule cause, la sienne : ami de la royauté puis de la bourgeoisie, homme d’argent, homme sans parole, menteur, dissimulateur, tout y passe. Il faut bien sûr faire la part de l’outrance dans les propos d’un socialiste qui après avoir épousé les idées et la fille de Karl Marx était du genre intransigeant.»

On peut, donc, descendre un fleuve aussi bien qu’un cruchon, épouser des idées tout autant qu’une fille. Admirons.

P.-S.—La Notulie ? Par ici.