Divergences transatlantiques 044

Barcelone, juillet 2015

Quelqu’un a parlé de vous en votre absence ?

«Les oreilles ont dû te corner plusieurs fois», dixit @fbon sur Twitter, s’adressant, à partir de la France, à un Italien installé au Québec, collègue et néanmoins ami de l’Oreille tendue.

Autour de cet Italien et de l’Oreille, on dirait plutôt que les oreilles ont dû lui siler (graphie approximative).

 

[Complément du 9 janvier 2023]

Le verbe siler / siller et le substantif silement / sillement sont communs au Québec, en plus d’un sens.

Siler : «J’ai échoué dans un fauteuil que je ne connais pas. Dans ma main pend une bière vide. Mes oreilles silent» (Je suis le courant la vase, p. 143).

Siller : «Je titubais jusqu’au divan comme si je sortais d’un manège, je sentais la pièce tourner, mes oreilles sillaient […]» (Météo, p. 13).

Silement : «Et je ne dis rien des chants d’amour des animaux et des oiseaux, des cris d’effroi, des cris de mort, du silement de la cigale et des grillons, de la goutte d’eau qui claque sur le sol, de la glace qui craquelle, du ruisseau qui dégèle» (l’Allume-cigarette de la Chrysler noire, p. 195).

Des définitions et une étymologie ? Consultons le Dictionnaire des difficultés du français médical de Serge Quérin :

siler — silement. — Le verbe siler est un héritage des anciens patois du nord, de l’ouest et du centre de la France encore très vivant au Québec […] au sens de «respirer difficilement, en sifflant». Le substantif silement en est dérivé. Siler est probablement une variante dialectale de siffler (autrefois sifler), du latin sifilare, forme vulgaire du latin classique sibilare, qui a donné sibilant. Silement et siler s’emploient également au Québec à propos d’un acouphène et, dans un emploi non médical, du vent (p. 293).

Voyons enfin le dictionnaire numérique Usito :

[siler] (choses) Émettre un son aigu. […] (personnes) Respirer difficilement en émettant un son aigu.

[silement] Son aigu et prolongé. […] Sifflement respiratoire qui peut accompagner certaines maladies pulmonaires.

À votre service.

 

[Complément du 13 janvier 2023]

Sur Twitter, Wim Remysen fait deux suggestions à l’Oreille, tirées du Fonds de données linguistiques du Québec.

Silement : «La douleur le calmait, mais il lui en aurait fallu beaucoup plus pour taire complètement le silement de ses nerfs; il aurait fallu qu’il puisse forcer à s’en déchirer les muscles» (Guillaume Bourque, dans Cartographies I : Couronne Sud).

Sillement : «Tout en marchant, par plaisir il imita le sillement du jars» (le Survenant).

 

Références

Bouchard, Serge, l’Allume-cigarette de la Chrysler noire, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2019, 240 p.

Cartographies I : Couronne Sud, Montréal, La Mèche, 2016, 192 p.

Grégoire, Julien, Météo. Nouvelles, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 147 p.

Guèvremont, Germaine, le Survenant. Roman, Paris, Plon, 1954, 246 p. Suivi d’un «Vocabulaire». Édition originale : 1945.

Larochelle, Marie-Hélène, Je suis le courant la vase. Roman, Montréal, Leméac, 2021, 163 p.

Quérin, Serge, Dictionnaire des difficultés du français médical, Montréal et Paris, Edisem et Maloine, 2017, 349 p. Troisième édition revue et augmentée.

Rappel périodique

Libération, une du jeudi 15 janvier 2015

L’Oreille tendue a parfois des fréquentations qui l’étonnent elle-même. Ainsi, un ami à elle, pas plus tard que la semaine dernière, lui apprenait que Jean-Jacques Goldman, dans un duo avec Céline Dion, «J’irai où tu iras» (1995), chantait «Tes mots tes tabernacles et ta langue d’ici». (Tous les dégoûts musicaux sont dans la nature.)

L’Oreille en profite pour rappeler à son aimable clientèle non autochtone que l’on ne prononce jamais tabernacle, mais tabarnak / tabarnaque / tabarnac.

Ne suivez donc pas Charles Foran dans sa biographie de Maurice Richard — c’est du hockey (2011, p. 152) —, ni la une de Libération du jeudi 15 janvier 2015, ni l’adaptation de The Sopranos, ni Géraldine Wœssner dans Ils sont fous, ces Québécois ! (2010), ni le «rap-musette» intitulé «Mots dits français» (2009).

Il existe un blogue qui regroupe les impairs hexagonaux de cette nature. Suivez plutôt Tabernacle ! Vous y apprendrez quoi ne pas faire.

P.-S.—Les habitués de l’Oreille tendue se souviendront d’une bande dessinée française de 1961 qui avait malencontreusement utilisé tabernacle.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a un faible pour ce juron d’inspiration religieuse. Elle en a par exemple parlé à la radio de Radio-Canada en 2013.

 

[Complément du 4 novembre 2025]

Cette ignominie est audible dans la série policière Cardinal. Dans les deux premiers épisodes de la première saison, Lise Delorme, jouée par Karine Vanasse, dit clairement, à trois reprises, «Tabarnak». Que trouve-t-on en sous-titre ?

Image de Karine Vanasse dans la série Cardinal, première saison, premier épisode, 2017

C’est inacceptable.

 

Références

Foran, Charles, Maurice Richard, Toronto, Penguin Canada, coll. «Extraordinary Canadians», 2011, xiii/166 p. Introduction de John Ralston Saul.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Sébastien Bailly

Sébastien Bailly, les Zeugmes au play, 2011, couverture

Sébastien Bailly n’est pas seulement l’auteur des Zeugmes au plat (commentés ici par l’Oreille tendue) et l’animateur du groupe les Zeugmes au plat sur Facebook. Il zeugme aussi sur Twitter (@sbailly). Quatre exemples ci-dessous.

«Il avait envie de mettre les points sur les i une bonne fois pour toute, et dans sa gueule» (19 janvier 2016).

«Quand on pense que certains ont vécu sous l’empire d’un état alcoolique et de Napoléon III…» (17 mars 2016)

«il finit remorqué, en partie sous l’eau… et les applaudissements» (1er mai 2016).

«Un barbier trop timide et barbant passait ses dimanches à entretenir ses terres. Il rasait les murs, sa femme et ses forêts» (13 juin 2016).

 

Référence

Bailly, Sébastien, les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique, Paris, Mille et une nuits, coll. «Mille et une nuits», 585, 2011, 107 p. Avant-propos de Hervé Le Tellier.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 62

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Compte rendu du livre d’Hélène Merlin-Kajman Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Paris, Gallimard, coll. «nrf essais», 2016, 336 p.), par Florent Coste, sur le site la Vie des idées.

Le livre d’Hélène Merlin-Kajman repose sur un constat aussi difficile à démentir qu’à établir, tant il va à l’encontre de l’habitus du professionnel de la littérature. Notre rapport à la littérature s’est petit à petit déréalisé sous l’effet d’une vulgate formaliste, qui conçoit la lecture comme une désillusion — prorogeant la suspicion platonicienne envers la mimesis. L’enseignement de la littérature s’est habitué à s’arracher à l’illusion référentielle, à dénicher à travers le tamis de la stylistique, de la rhétorique ou de l’intertextualité des effets de langage, à déjouer les tours que nous jouent des écrivains fondamentalement manipulateurs, à déniaiser les lectures naïves qui s’agrippent au référent des textes et qui croient sur parole des «êtres de papier». Forte de toutes ces théories du déniaisement, la lecture littéraire savante s’est piquée de ne pas tomber dans la lecture au premier degré, sans plus se préoccuper de ce qu’une œuvre nous fait. Une littérature à l’artificielle fraîcheur se voyait emballée dans une sorte de cellophane méthodologique.

Grégoire, Mélissa, l’Amour des maîtres, Montréal, Leméac, 2011, 245 p.

Aucun cours n’était aussi brillant, substantiel, provocant que celui de Julien Élie, aucun professeur ne lui arrivait à la cheville, sauf un peut-être qui semblait se passionner pour l’histoire littéraire mais dont l’enseignement, donné dans un grand amphithéâtre, avait quelque chose d’impersonnel (p. 102).

Pierre Pachet

Pierre Pachet, les Baromètres de l’âme, 1990, couverture

En 1995, l’Oreille tendue pilotait un numéro de la revue Littérales (Université de Paris X-Nanterre) intitulé «L’invention de l’intimité au Siècle des lumières».

Elle avait lu et fort apprécié, quelques années plus tôt, le livre les Baromètres de l’âme (1990) de Pierre Pachet. Elle a lui donc demandé un article, que celui-ci a accepté de lui donner, même s’ils ne se connaissaient pas. Cela s’est appelé «Vers une sténographie de l’intime. Entre Fénelon et Constant : Karl Philipp Moritz».

Pierre Pachet, né en 1937, est mort aujourd’hui.

 

Références

Pachet, Pierre, les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, coll. «Brèves Littérature», 1990, liv/140 p. Ill. Éditions revues et augmentées : Paris, Hachette, coll. «Pluriel», 1015, 2001, 187 p.; Paris, le Bruit du temps, 2015, 164 p.

Pachet, Pierre, «Vers une sténographie de l’intime. Entre Fénelon et Constant : Karl Philipp Moritz», Littérales, 17, 1995, p. 41-56. Revue publiée par l’Université Paris X-Nanterre.