Accouplements 59

Pierre Peuchmaurd, Fatigues, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Chez Jean-Bernard Pouy : «Je sortis de la Marquise à 5 heures» (p. 13, incipit).

Chez Pierre Peuchmaurd : «Il sortit de la marquise à cinq heures» (p. 36).

 

Références

Peuchmaurd, Pierre, Fatigues. Aphorismes complets, Montréal, L’Oie de Cravan, 2014, 221 p. Avec quatre dessins de Jean Terrossian.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Interdite d’entrée

Jonathan Livernois, la Route du Pays-Brûlé, 2016, couverture

L’Oreille tendue a lu tous les livres parus dans les collections «Documents» et «Pièces» de la maison Atelier 10. L’idée derrière ces entreprises lui plaît : des textes brefs, branchés sur l’actualité, qui font réfléchir, soit par l’essai ou l’étude, soit par le théâtre. Dans certaines œuvres, elle entre d’emblée; c’est le cas pour 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens (2014, voir ici) ou pour Unité modèle (2016, voir ). En revanche, pour d’autres, elle reste à l’extérieur. Ce n’est pas un jugement de valeur, une critique négative. Certains livres ne sont tout simplement pas pour elle.

C’était déjà le cas avec les Tranchées de Fanny Britt (2013), peut-être pour des raisons biologiques, peut-être pour des raisons générationnelles : la décision d’avoir des enfants ou pas se pose selon des raisons différentes pour chacun.

C’est encore le cas avec la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois de Jonathan Livernois, qui vient tout juste de paraître. L’auteur sait faire preuve d’humour — «Laval, c’est la faute de ma famille» (p. 14) — et d’autodérision — «J’ai apporté la coiffeuse en question dans mon logement du Vieux-Rosemont, à Montréal. […] Nous y sommes d’ailleurs une poignée d’universitaires à avoir l’impression de nous salir les mains de cambouis parce que nous faisons nos courses au Provigo des anciennes shops Angus. On en connaît un bout sur l’authenticité» (p. 37). Ses fréquentations culturelles rejoignent celles de l’Oreille : Gaston Miron, Jacques Brault, Pierre Nepveu, Plume Latraverse (mais il y a aussi, il est vrai, Pierre Falardeau et Fred Pellerin). Sa langue est solide, son propos clair. En essayiste, Livernois est sensible aux signes de toutes natures qui l’entourent (un nom de lieu, une émission de télévision, un défilé), qu’il intègre à son histoire (personnelle, familiale). Il refuse de s’enfermer dans la «vallée laurentienne» (p. 30), comme dans le nationalisme ethnique. La Charte des valeurs du Parti québécois, ce n’est pas pour lui (p. 29, p. 65). Bref, du bon, du proche.

Pourtant, une phrase comme la suivante est incompréhensible pour l’Oreille : «Pour y voir clair, je veux pouvoir comprendre d’où viennent mon amour et ma fierté du Québec […]» (p. 10). «Amour» du Québec ? «Fierté» ? Cela ne lui dit rien du tout. Rien. L’accès à l’argument central du livre lui est dès lors interdit.

P.-S. — Remplacez «Québec» par «Canada» ou par «Vanuatu» : ce serait pareil.

 

[Complément du 7 décembre 2016]

Commentant l’essai de Livernois, dont il recommande la lecture, Julien Lefort-Favreau écrit, dans le numéro hors série de Nouveau projet intitulé «RétroProjecteur 2016-2017» : «Je ne comprends pas exactement pourquoi on chercherait à revivifier l’amour du pays, chose qui m’est totalement étrangère. L’amour du prochain m’est déjà difficile; tout un pays, c’est juste trop» (p. 46). L’Oreille n’est pas seule.

 

Références

Britt, Fanny, les Tranchées. Maternité, ambiguïté et féminisme, en fragments, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 04, 2013, 103 p. Ill.

Choinière, Olivier (édit.), 26 lettres. Abécédaire des mots en perte de sens, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 02, 2014, 125 p.

Corbeil, Guillaume, Unité modèle, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 07, 2016, 109 p. Ill.

Lefort-Favreau, Julien, «Le peuple dans tous ses états», Nouveau projet, numéro hors série «RétroProjecteur 2016-2017», 2016, p. 44-47.

Livernois, Jonathan, la Route du Pays-Brûlé. Archéologie et reconstruction du patriotisme québécois, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 09, 2016, 76 p. Photographies de Justine Latour.

L’art de la vision périphérique

[Attention : ce texte suppose une lecture sur ordinateur. Sinon, il y a un PDF.]

 

À partir de la p. 10, le Guide des bars et pubs de Saguenay de Mathieu Arsenault (2016) est systématiquement découpé.

En page de gauche, un essai sur la façon de saisir le réel aujourd’hui. Arsenault y fait la genèse de son livre, il met en lumière ses enjeux, il réfléchit aux rapports entre les genres littéraires. Si on a cru à une époque que le «réel ordinaire» (passim) pouvait être saisi par le cinéma documentaire (le «cinéma direct») et sa «caméra-stylo» (p. 18), ce n’est plus le cas. D’une part, nous vivons à une époque où tout le monde se sait constamment en représentation. D’autre part, des lois ont considérablement restreint la possibilité pour l’artiste de saisir au vol des images sans autorisation.

En revanche, quelqu’un penché sur son téléphone peut maintenant noter ce qui passe autour de lui sans être inquiété. «J’ai passé un mois installé de cette manière à des comptoirs de bar, tête baissée, tête relevée, ayant l’air de texter une connaissance mais notant dans un document tout ce sur quoi mon attention tombait. J’attrapais des bouts de conversation, des postures, des traits de caractère, des éléments de décor, tout un matériau que l’écriture dépersonnalisait, décontextualisait : mes notes rendaient anonyme ce qui avait appartenu aux individus que je croquais» (p. 26-28). Le mot numérique n’est pas utilisé une seule fois dans l’ouvrage, mais c’est bien cette technique qui rend possible un projet comme le Guide des bars et pubs de Saguenay.

La saisie du «réel ordinaire» que pratique Arsenault s’appuie sur un refus du biographique, des «tropes d’existence» : «Mais mettre en récit les vies de gens dont on ne connaît presque rien en leur inventant des biographies trahit le rapport au réel, qui devient le prétexte à plaquer une forme d’existence sur des étrangers. Ces formes d’existence sont comme des tropes moraux dont sont cousus tous les récits» (p. 34). C’est un autre rapport à la «vie publique» (p. 38) que cherche — et trouve — Arsenault, mais dont il reconnaît les limites : «Il n’y a pas de matériau brut» (p. 46).

P.-S.—Saguenay ? Chicoutimi ? C’est expliqué ici.

Référence

Arsenault, Mathieu, le Guide des bars et pubs de Saguenay. Essai • Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 97, 2016, 51 p.

 

 

 

 

 

 

En page de droite, des poèmes, sans ponctuation ni majuscule. Chacun est coiffé d’un titre, en l’occurrence le nom d’un bar, d’un pub ou d’un club. Ces endroits où boire, parler, danser, voir et être vu se trouvent à Saguenay, où Arsenault a passé un mois en résidence d’artiste à l’invitation du Centre Bang en septembre 2014. À la fin de l’ouvrage, il y a des «Notes prises dans les bars de Rimouski pendant le Salon du livre, en novembre 2014 et 2015». (Exemple ici.)

L’alcool tient une grande place dans les poèmes, comme la musique, que ce soit pour danser — «dans l’électropop des filles de l’aluminerie» (p. 17) — ou pour se donner en spectacle — «un couple chante céline dion en duo / sur le karaoké de l’inquiétude» (p. 27). La culture mondialisée (souvent anglophone) y côtoie la culture régionale et la langue vernaculaire : «c’est là que le buck a sorti / c’est là que le buck était / le buck était juste là» (p. 15). Y apparaissent aussi, mais plus rarement, des créateurs (Yves Boisvert, Daniel Leblanc-Poirier, Hervé Bouchard, Vickie Gendreau, Patrice Desbiens, Michel Faubert), dont on peut imaginer qu’ils forment communauté avec Arsenault. (Dans l’essai, on trouve aussi les noms d’Érika Soucy et d’Alexandre Dostie, et de nouveau celui de Patrice Desbiens.)

Ces poèmes sont donc écrits à partir de notes prises «in situ» (p. 10), dans son «téléphone-carnet» (p. 16). Ce «dispositif d’écriture» (p. 32) suppose une «grammaire du regard» particulière (p. 12). Il crée un «territoire du récit sans personnage ni intrigue» (p. 32). La «vision périphérique» (p. 34, p. 36, p. 48) de celui qui écrit est sans cesse sollicitée. Cela entraîne une double transformation : «Chaque texte est le résultat d’une rencontre entre deux altérités, un environnement et l’observateur qui devient étranger en observant» (p. 42).

Quelque chose d’important s’est passé là, et continue de se passer.

P.-P.-S.—Non, ce n’est pas un guide touristique.

 

Accouplements 55

Bob Bissonnette, les Barbes de séries, 2012, pochette

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 2013, l’Oreille tendue publiait un texte sur la chanson et les Canadiens de Montréal — c’est du hockey.

L’année suivante, en lisant un ouvrage d’Amy J. Ransom, Hockey, P.Q. Canada’s Game in Quebec’s Popular Culture, elle découvrait l’existence de Bob Bissonnette.

Se réclamant de son «historique de hockeyeur professionnel» (voir son site Web), Bissonnette multiplie depuis 2010 les chansons sur le hockey : «Hockey dans rue», «Chris Chelios», «Mettre du tape su’ ma palette», «It’s in the game», «La machine à scorer», «J’accroche mes patins», «Les hommes zébrés», «Chantal Machabée», «Les barbes de séries», etc. Pour les résumer : sexisme, vulgarité, peur de l’autre, langue rudimentaire.

«Bob Bissonnette rockstar» — c’est ainsi qu’il se désigne — fait une apparition dans un roman sur le sport destiné à la jeunesse et signé Luc Gélinas. Félix Riopel, le personnage de C’est la faute à Ovechkin, écoute en effet ses chansons (2012, p. 162, p. 163 et p. 186).

L’Oreille ne se serait toutefois pas attendue à le voir apparaître dans un poème. C’est pourtant le cas dans «Benjy», un des textes du plus récent livre de Mathieu Arsenault, le Guide des bars et pubs de Saguenay. Essai • Poèmes (2016, p. 37) :

les trois serveuses sont off le jeudi
mais dansent pareil leur vie sur chaque toune
no doubt
adele
bingo players
bob bissonnette
même céline sonne majestueux
[…]

Le voilà donc entre Adele et Céline (Dion). C’est noté.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Guide des bars et pubs de Saguenay le 16 mai 2016.

 

Références

Arsenault, Mathieu, le Guide des bars et pubs de Saguenay. Essai • Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 97, 2016, 51 p.

Gélinas, Luc, C’est la faute à Ovechkin, Montréal, Hurtubise, 2012, 219 p.

Melançon, Benoît, «Chanter les Canadiens de Montréal», dans Jean-François Diana (édit.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, série «Actes», 19, 2013, p. 81-92. https://doi.org/1866/28751

Ransom, Amy J., «Rock and Roll, Skate and Slide : Hockey Music as an Expression of National Identity in Quebec», dans Hockey, P.Q. Canada’s Game in Quebec’s Popular Culture, Toronto, University of Toronto Press, 2014, p. 158-188.

Un chien sartrien et le crâne de Jean Béraud

Dans le cadre du colloque «Pour Gilles Marcotte : exercices de lecture», le 28 avril, l’Oreille tendue présentera les chroniques cinématographiques de Gilles Marcotte parues dans les journaux le Devoir et Vrai.

Deux extraits, en avant-première.

Marcotte, Gilles, «La belle et la bête. “The Little Hut”, au Palace», Vrai, 10 août 1957, p. 10.

Reste à savoir qui l’emporte, dans «The Little Hut», de Madame Ava Gardner ou du chien Nelson. […]
Le jeu de Nelson, en comparaison, s’avère moins subtil, mais peut-être plus fort. J’oserais dire, en empruntant les catégories sartriennes, qu’il s’accomplit remarquablement en tant que chien. Il ne s’aliène pas, comme une Lassie ou un Rin-Tin-Tin dans une imitation servile des réflexes humains. C’est-à-dire qu’il ne joue pas à l’homme, comme un homme peut faire la bête. Il mène sa vie de chien — en assumant la part de servitude que comporte son rôle, mais, aussi bien, en toute indifférence pour ce qui n’est pas sa caninité particulière.
J’admire fort, quant à moi, une si haute qualité d’existence.

Marcotte, Gilles, «Amours, journalisme et orgues. “Teacher’s Pet”, de George Seaton», Vrai, 17 mai 1958, p. 7.

J’espère qu’on ne voudra pas trouver dans «Teacher’s Pet» un traité cohérent des formes journalistiques. Il est vrai que le réalisateur, George Seaton, s’est particulièrement inquiété de donner de la vraisemblance au milieu qu’il dépeint — au point d’avoir peuplé la salle de rédaction de journalistes véritables, convoqués des quatre coins du continent. (M. Jean Béraud, de «La Presse», était du nombre. Il paraît qu’on lui voit le crâne, dans une séquence. N’ayant été averti de la chose qu’après avoir vu le film, je n’ai pas remarqué le crâne de M. Béraud. Je le regrette vivement. J’irai peut-être revoir le film, à la seule fin de voir le crâne de M. Béraud. Il n’arrive pas souvent qu’on puisse voir un crâne bien canadien-français dans un film américain. Il y a là un motif de fierté nationale qui n’est pas à négliger.)

 

[Complément du 11 août 2022]

Le texte de l’Oreille a paru : Melançon, Benoît, «Gilles Marcotte va aux vues», dans Karine Cellard et Vincent Lambert (édit.), Espaces critiques. Écrire sur la littérature et les autres arts au Québec (1920-1960), Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, p. 311-323. https://doi.org/1866/28564

 

[Complément du 30 août 2023]

On peut désormais lire le texte de l’Oreille ici.

 

Affiche du colloque Gilles Marcotte, 28 avril 2016