Presque à l’intérieur dedans

Carte du Québec adjacent, Dictionnaire québécois instantané, 2004

Ce devrait être le printemps. @ArianeKrol paraît regretter que ce ne soit pas tout à fait le cas. En effet, selon elle, l’hiver serait fini sans être tout à fait fini. D’où ce tweet, le 20 mars : «On serait dans hiver-adjacent ?»

Adjacent ?

Reprenons la définition de ce mot dans le Dictionnaire québécois instantané (2004, p. 12-14).

Terme de géographie urbaine montréalaise. Qui veut habiter un quartier à la mode et ne le peut pas émigre vers l’adjacent. «Westmount adjacent !» (la Presse, 7 mars 2002) «Toutes sirènes dehors, j’ai donc mis d’urgence le cap sur Rosemont, aussi connu sous le nom de “Plateau adjacent”» (le Devoir, 8 novembre 2002). «J’ai donc quitté le Plateau, quitté le nombril de l’île, pour le Mile-End, mon nombril adjacent préféré» (la Presse, 13 novembre 2002). «C.D.N., adj. Sanctuaire» (le Devoir, 12 juin 2003).

Abréviation : adj.

On passerait donc, avec «hiver-adjacent», de la géographie à la météorologie.

C’est comme ça.

 

[Complément du 6 mars 2016]

Deux autres exemples, tirés de Mauvaise langue de Marc Cassivi (2016) :

Selon mon expérience de soccer dad sillonnant l’Ouest-de-l’Île de Dorval à Hudson (le West Island adjacent) […] (p. 23);

À l’époque, dans les petites annonces, on ne parlait pas du Mile-End mais d’“Outremont adjacent”» (p. 90).

 

[Complément du 11 juillet 2016]

Laval, en banlieue de Montréal, aura l’an prochain un nouvel équipement sportif. Les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — ont décidé d’y installer une équipe. Comment l’appeler ? Le journaliste Gabriel Béland avait une suggestion le 9 juillet dernier. Il en a une autre aujourd’hui.

 

[Complément du 2 novembre 2016]

L’Oreille tendue ne s’était jamais demandé si adjacent, au sens exposé ci-dessus, existait en anglais. Il semble que oui, du moins si l’en croit un article paru hier dans l’édition numérique du magazine The New Yorker, dans lequel il est question du milliardaire états-unien Peter Thiel : plusieurs de ses affirmations seraient «truth-adjacent» (voisines de la vérité).

 

[Complément du 22 février 2018]

L’adjacent peut-il être générationnel ? Ce tweet de @kick1972 le donne à penser.

https://twitter.com/kick1972/status/966531960314228736

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. La «Carte du Québec adjacent» reproduite ci-dessus se trouve p. 13.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Arriver en ville

Étudiante aux cycles supérieurs au Département d’études françaises de l’Université de Montréal, l’Oreille tendue faisait partie du groupe de recherche Montréal imaginaire. Elle y côtoyait un de ses professeurs, Gilles Marcotte, l’auteur du texte «J’arrive en ville».

Quelques années auparavant, fraîchement débarquée de sa banlieue dortoir mono-ethnique, elle habitait, loin de sa famille, au pied de la Côte-des-Neiges. S’y faisant un jour couper les cheveux — c’est de l’histoire ancienne —, elle entendit une jeune coiffeuse, d’origine moyen-orientale, déclarer péremptoirement : «Les hommes, par derrière, ils aiment tous ça.» L’Oreille a eu l’impression ce jour-là d’être arrivée en ville.

Cela lui est revenu avant-hier, quand elle a constaté la disparition du salon de coiffure qu’elle fréquentait alors. La phrase, elle, lui est restée.

 

Référence

Marcotte, Gilles, «J’arrive en ville», Vice versa, 24, juin 1988, p. 26-27; repris, sous le titre «J’arrive en ville…», dans Écrire à Montréal, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1997, p. 17-22.

Se les geler avec Jean Echenoz

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

S’il faut en croire le Jean Echenoz de Je m’en vais (1999), les couchettes du brise-glace Des Groseilliers seraient exiguës. Elles le seraient encore plus quand on s’y trouve deux.

Voilà pourquoi Félix Ferrer se retrouve contre son gré sur son séant et le plancher de sa cabine, Jocelyne, sa passagère compagne, l’ayant poussé hors de leur couche. Or ils voguent au-delà du cercle polaire.

Il a moins froid, maintenant, il a l’air fin dans son tricot, ses pauvres génitoires contractées ne ballant qu’à peine par en dessous (p. 49).

Génitoires, donc.

Infirmière de son état, Jocelyne aurait peut-être parlé de testicules. Québécoise, ce qu’elle paraît être aussi, elle aurait pu utiliser le mot gosses.

Le narrateur, lui, a préféré un mot autrefois chanté par Georges Brassens.

C’est comme ça.

P.-S. — Jocelyne aurait pu avoir recours à un autre synonyme, tel un rédacteur de la revue Liberté : «un peu comme si je lui avais donné un léger mais sincère coup de pied dans les schnolles» (no 302, p. 42). Elle ne l’a pas fait, que l’on sache. (On voit aussi chnolles.)

 

[Complément du 23 septembre 2015]

Des amis du poète québécois Saint-Denys Garneau publient plusieurs de ses lettres en 1967. Ils censurent cependant le contenu de certaines, par exemple celle du 9 octobre 1937 à Jean Le Moyne, dont ils retirent la phrase suivante : «Je vois l’influence de la fumée sur mes nerfs et aussi sur mes chenolles.» Elle est rétablie par Michel Biron dans sa biographie du poète (p. 346). Donc : schnolles, chnolles, chenolles — au moins.

 

[Complément du 19 décembre 2019]

Le poète Gérald Godin, dans les Cantouques (1967), retient la graphie chenolle pour parler d’émasculation : «sans yeux sans voix échenollé tordu tanné» (p. 35).

 

[Complément du 2 janvier 2024]

On voit aussi snell : «A l’a baté ent’ les deux snells» (Plume, p. 84).

 

Références

Biron, Michel, De Saint-Denys Garneau. Biographie, Montréal, Boréal, 2015, 450 p. Ill.

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.

Godin, Gérald, les Cantouques. Poèmes en langue verte, populaire et quelquefois française, Montréal, Parti pris, coll. «Paroles», 10, 1971, 52 p. Édition originale : 1967.

Lefebvre, Pierre, «Le propriétaire et le possédé. Cinquième confession d’un cassé. Quand le pauvre fait la lutte au pauvre», Liberté, 302, hiver 2014, p. 38-42. https://id.erudit.org/iderudit/70537ac

Plume. Chansons par toutes sortes de monde, Moult éditions, 2023, 189 p. Ill.

Ça la fout mal

Olivier Talon et Gilles Vervisch, le Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même, 2013, couverture

L’Oreille tendue est volontiers donneuse de leçons (linguistiques); c’est là son moindre défaut. Elle a d’ailleurs créé une catégorie «Grogne du pion» où classer ses obsessions, bien ou mal fondées. Elle s’expose par là à se faire corriger par ses bénéficiaires; c’est la règle du jeu.

C’est à cela qu’elle pensait tout au long de sa lecture du Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même (2013). Ses auteurs, Olivier Talon et Gilles Vervisch, glanent les mots dont raffolent les médias, mais que ne connaît pas le Petit Robert (c’est leur ouvrage de référence). Ils puisent dans la langue de la politique («berlusconisation», «sarkhollandisation»), du sport («zlataner»), de l’informatique («défacebooker (se)»), de la gestion («consultance»), du spectacle («bankable»), de la mode et des cosmétiques («volumiser»), surtout en France, mais aussi ailleurs dans la francophonie. Ils n’aiment guère les anglicismes et les «scories anglophiles» (p. 157 et p. 283) : «chacun sa langue, et les moutons seront bien gardés» (p. 114). Pour eux, par exemple, «délivrable» est une «abjection vocabulistique» (p. 94). Comme il se doit — c’est la règle du jeu —, ils ont l’anathème facile, bien qu’ils soient prêts à reconnaître l’utilité de quelques néologismes («chronophage», «procrastiner», «technophobie»). Leur souhait ? Qu’on parle «correctement» (p. 145), qu’on corrige «le langage des parle-petit» (p. 245).

Malheureusement, leur livre contient pas mal de fautes, on y trouve des usages critiqués, la ponctuation y est approximative, etc.

L’Oreille est assez fortement convaincue qu’un dictionnaire ne peut pas se vouloir (p. 9) et que la formule comme étant ne sert à rien (p. 28 et p. 76). Soi-disant ne peut pas se dire d’un inanimé (p. 17, p. 201 et p. 247). Sept fois «donc» en soixante lignes (p. 43-45), c’est beaucoup. Il y a «Seconde guerre mondiale» (p. 52) et «Seconde Guerre mondiale» (p. 54); ça fait désordre. Page 138, la même expression revient deux fois, une fois fautivement («L’apparition d’Internet et des réseaux sociaux ont ainsi conduit»), une fois non («L’apparition combinée d’Internet et de la téléréalité a conduit»); on pourrait profiter de cette occasion pour citer, en l’adaptant, certaine parenthèse de la page 178 («On observera la belle faute de conjugaison à la troisième personne du pluriel […]»). Il est ennuyeux de ne pas aimer les anglicismes et d’employer «magnets» au lieu d’«aimants» ou d’«aimantins» (p. 143), ou encore «smartphone». Les «mémoires» de l’organiste Louis Vierne n’ont pas été «publiées par l’Association des amis de l’orgue» (p. 149 n. 1); ses «Mémoires» ont été «publiés» par cette association (désignant une pratique autobiographique, le mot Mémoires est masculin et demande la majuscule).

L’arroseur arrosé, en quelque sorte. L’Oreille connaît.

P.-S. — On ne peut pas toujours pinailler : il faut saluer l’oreille d’Olivier Talon et Gilles Vervisch quand ils corrigent la définition de pipolisation dans le Petit Robert de 2013 (p. 203-207). Également à signaler : «beuguer» (p. 40-41), «facilitateur» (p. 108-109), «pécunier» (p. 193-194), «redensifier» (p. 228), «réseautage» (p. 234-235).

 

Référence

Talon, Olivier et Gilles Vervisch, le Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même, Paris, Express Roularta Éditions, 2013, 287 p.