Espèces dissonantes et trébuchantes

L’argent — le mot, pas le fait d’en avoir, ou pas — pose problème, du moins au Québec.

De genre. Les billets verts des voisins du Sud seraient de l’argent américaine. (Il y a bien sûr de l’argent canadienne, mais moins et de moindre valeur.)

De nombre. Il est souvent question, surtout dans les médias, surtout chez ceux qui dépensent, surtout chez ceux qui ne veulent pas dépenser, des argents. Les argents sont rares.

De genre et de nombre. Les argents neuves sont rares.

De prononciation. On l’entend moins aujourd’hui, mais à une époque il était commun de parler d’argint. Les exemples pullulent dans la bande dessinée Séraphin illustré d’Albert Chartier et Claude-Henri Grignon.

Pour régler la question, quelques-uns ont choisi de remplacer ce mot problématique par un autre, qui est sa version infantilisée : sous. Exemple : «C’est une perte pour les étudiants parce que ce sont des sous que nous aurions dirigés en totalité vers les étudiants» (une vice-rectrice, le Devoir, 13 janvier 2000); «Comment générer du sens et des sous par le travail ?» (le Devoir, 18 septembre 2000). Ce n’est pas mieux.

Remarque

Le mal est ancien. Étienne Blanchard dénonçait l’emploi d’argent au féminin dès 1919 (p. 25). Pour le pluriel, Chantal Bouchard, dans Méchante langue (2012), cite une remarque des années 1840 (p. 149).

P.-S. — Comme avion, escalier roulant, autobus et ascenseur, l’argent serait-il un moyen de locomotion ?

 

Références

Blanchard, Étienne, Dictionnaire du bon langage, Montréal, 1919, 256 p. Troisième édition.

Bouchard, Chantal, Méchante langue. La légitimité linguistique du français parlé au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Nouvelles études québécoises», 2012, 171 p.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Dictionnaire des séries 43

Au début d’une séquence de jeu, la rondelle est déposée sur la glace; c’est la mise au jeu. Il importe de la gagner, «c’est-à-dire, comme l’explique Simon Grondin dans le Hockey vu du divan, ramener la rondelle vers l’arrière afin de prendre possession de celle-ci et de contrer la possibilité d’une attaque immédiate» (p. 166).

L’expression s’emploie bien évidemment pour décrire les matchs.

Dès la mise au jeu
On a saisi la rondelle
Tricotant tous deux
Comme de vrais professionnels
(Les Jérolas, «Le sport», chanson, 1967)

Mais déjà, c’est l’heure de la mise au jeu
L’arbitre s’penche entre les joueurs de centre
(Mononc’ Serge, «Un team qui gagne», chanson, 2012)

Il existe au moins aussi un cas où elle est prise métaphoriquement.

La terre est mise au jeu au milieu de la Voie lactée
(Diane Dufresne, «La joute des étoiles», chanson, 1973)

P.-S. — Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française accepte aussi bien mise au jeu que mise en jeu et qu’engagement (?).

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Référence

Grondin, Simon, le Hockey vu du divan, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, xvi/214 p. Ill.

Chargé (de sens)

Pierre Szalowski, Mais qu’est-ce que tu fais là, tout seul ?, 2012, couverture

La mère de l’Oreille tendue n’est pas très souvent présente en ces lieux. Elle n’a guère été évoquée que pour l’expression «rare comme de la marde de pape».

Corrigeons cela.

Elle aime le mot barda. Pas «L’équipement du soldat» dont parle le Petit Robert, mais plutôt un «Chargement encombrant, [un] bagage» (édition numérique de 2010), les choses, en assez grand nombre, que quelqu’un porte.

Et Sim, pourquoi ne courait-il pas ? Peut-être parce qu’il ne pouvait tout simplement pas aller plus vite, avec tout son barda sur le dos ? (l’Enfant du cimetière, p. 133)

L’Oreille a pensé à elle en lisant l’étude que vient de consacrer Jonathan Livernois à l’essayiste Pierre Vadeboncoeur (2012). L’auteur y utilise le mot barda de façon inattendue :

Il reste à savoir si Vadeboncoeur est conscient du poids de son barda moderne dans son périple au cœur du passé […] (p. 130).

Parce qu’ils sont des explorateurs qui transportent un barda nécessaire, […] Miron et Lévesque sont plus grands qu’eux-mêmes; c’est en ce sens qu’ils sont extraordinaires (p. 206).

Chose certaine, quoi qu’il fasse, il traînera toujours avec lui son barda moderne, même en jouant avec son fils (p. 257).

Ni l’Oreille ni sa mère ne connaissaient cet usage métaphorique de barda. C’est chose faite.

P.-S. — Dans Mais qu’est-ce que tu fais là, tout seul ?, Pierre Szalowski fait dire ceci à un de ses personnages : «Je vous laisse tout seul dans mon hôtel et je reviens, pis c’est le barda» (p. 316). On se demande si ce personnage n’a pas confondu barda et bordel, ou euphémisé le second en ayant recours au premier.

 

Références

Livernois, Jonathan, Un moderne à rebours. Biographie intellectuelle et artistique de Pierre Vadeboncoeur, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Cultures québécoises», 2012, x/355 p. Ill.

MacGregor, Roy, l’Enfant du cimetière, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 13, 2009, 164 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2001.

Szalowski, Pierre, Mais qu’est-ce que tu fais là, tout seul ?, Montréal, Hurtubise, 2012, 360 p.

Dictionnaire des séries 26

Quand sonne l’heure de la retraite, que fait un joueur de hockey ? Il n’accroche ni son bâton ni ses gants, mais ses patins.

les dieux sont rentrés dans leur temple
au clou de la renommée
ils ont accroché leurs patins
et le peuple fidèle vient admirer les reliques suspendues
(Bernard Pozier, «Postérité», p. 70)

J’ai débarqué, j’les ai accrochés
(Pierre Bertrand, «Hockey», chanson, 1978)

Accrocher ses patins pour n’être plus rien
Qu’un vendeur de bière ou un vendeur de char
(Robert Charlebois, «Champion», chanson, 1987)

C’pas à matin non qu’on accroche nos patins
(Loco Locass, «Le but», chanson, 2009)

Bon, c’est le temps de le rendre officiel ! On passe à la prochaine carrière. http://t.co/I2ox9Evc (@matdarche52)

Il y a un équivalent au football :

Brian Urlacher accroche ses crampons (le Devoir, 23 mai 2013, p. B6).

P.-S. — Dans un registre plus cru, John Burdett, parlant de prostituées «retraitées», écrit : «They hung up their tits […]

 

[Complément du 2 juin 2013]

Cela se pratique aussi en politique :

La députée libérale Lucienne Robillard a annoncé hier qu’elle accrochait ses patins politiques (le Devoir, 5 avril 2007).

Après Bill Graham, c’était au tour de l’ex-ministre libéral ontarien Jim Peterson d’accrocher ses patins politiques hier après-midi (le Devoir, 21 juin 2007).

 

[Complément du 6 décembre 2014]

Le ministre de la Santé du Québec, Gaétan Barrette, propose de modifier en profondeur les conditions de travail des médecins de la province. Réaction d’un de ceux-ci, dans le Devoir du 3 décembre : «Je songe à accrocher mes patins.»

 

[Complément du 12 mars 2018]

Selon Serge Bouchard, que fait un camionneur qui prend sa retraite ? «Le routier arrive un jour ou l’autre à ses derniers kilomètres, il doit “accrocher ses clés”, le pouvoir de la route lui échappe, l’envergure des voyages aussi» (les Yeux tristes de mon camion, p. 10).

 

[Complément du 31 octobre 2018]

Dans le cadre du concours Délie ta langue ! du Bureau de valorisation de la langue française et de la Francophonie de l’Université de Montréal, l’Oreille tendue dit quelques mots de cette expression.

 

[Complément du 15 septembre 2024]

Dans la police ? «Le commandant Patrice Vilcéus accroche son képi après 30 ans au sein de la police montréalaise» (la Presse+, 25 septembre 2024).

 

[Complément du 26 mai 2025]

Attestation dramatique (et religieuse) dans la pièce Ben-Ur de Jean Barbeau (1971) :

Ben — Passez-moi l’expression : j’pense que j’vas défroquer…
Le curé, ne saisissant pas — Défroquer…
Ben — Autrement dit : j’vas accrocher mes patins…
Le curé, ne comprenant pas plus — Tes patins ? Quels patins ?
Ben — Servir la messe, j’vas canceller ça… (p. 24)

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Références

Barbeau, Jean, Ben-Ur, Montréal, Leméac, coll. «Répertoire québécois», no 11-12, 1971, 108 p. Ill. Présentation d’Albert Millaire.

Bouchard, Serge, les Yeux tristes de mon camion. Essai, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 303, 2017, 212 p. Édition originale : 2016.

Burdett, John, Vulture Peak. A Bangkok Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2012. Édition numérique.

Pozier, Bernard, Les poètes chanteront ce but, Trois-Rivières, Écrits des Forges, coll. «Radar», 60, 1991, 84 p. Ill. Réédition : Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2004, 102 p.

Dictionnaire des séries 25

Le Devoir, 23 mai 2013

«She knows ev’ry blooming sub that plays on the bench»
(Eugene Platzman, «Hockey», chanson, 1929)

«They rioted in the streets of Montreal
when they benched Rocket Richard»
(Jane Siberry, «Hockey», chanson, 1989)

 

Quand l’entraîneur, celui qui officie derrière le banc, décide, en plein match, de ne plus utiliser certains joueurs, on dit qu’il coupe son banc (voir ici).

Les joueurs alors laissés de côté sont réputés jouer sur le banc ou réchauffer le banc. Pire : ils sont cloués au banc. (Qui s’inspire de la langue de Don Cherry préférera le verbe, du 1er groupe, bencher.)

Tu v’nais m’voir jouer presque tout l’temps
Mais j’jouais pas souvent, j’réchauffais le banc
(Pierre Bertrand, «Hockey», chanson, dans Beau dommage, Passagers, 1978)

Quand, inversement, il y a trop de joueurs en même temps sur la glace, l’équipe fautive reçoit une punition de banc. (Ce n’est pas le seul cas où une punition de banc peut être décernée. Passons.)

L’entraîneur de l’équipe punie désigne alors un joueur qui ira s’asseoir au banc des punitions, même s’il n’a rien fait de répréhensible.

Tout joueur puni est d’ailleurs envoyé au cachot pour au moins deux minutes. Dans ce cachot, il y a donc un banc.

Quand j’entends parler de salaires de joueurs professionnels,
je me souviens que je n’ai jamais compris comment Maurice Richard avait pu marcher dans la publicité de Gracian Formula où, lui-même arbitre, il se fait donner un «deux minutes au banc» par un autre arbitre […] (Je suis né en 53…, p. 121).

On aura compris qu’il ne faut pas confondre banc et banc.

 

[Complément du 5 février 2014]

Les 57 textes du «Dictionnaire des séries» — repris et réorganisés —, auxquels s’ajoutent des inédits et quelques autres textes tirés de l’Oreille tendue, ont été rassemblés dans le livre Langue de puck. Abécédaire du hockey (Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p., illustrations de Julien Del Busso, préface de Jean Dion, 978-2-923792-42-2, 16,95 $).

En librairie le 5 mars 2014.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014)

 

Référence

Lefebvre, Michel, Je suis né en 53… Je me souviens, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «amÉrica», 2005, 132 p.