Littérature concrète

François Bon, Bob Dylan, 2007, couverture

Après tout le monde, l’Oreille tendue vient de lire Bob Dylan. Une biographie de François Bon (2007).

Parmi toutes les choses à retenir de ce livre, un mot : gravier, et ses trois occurrences.

«Dans The Times They Are a-Changin’, cette déconstruction de la syntaxe, traitée comme du gravier, passe pour la première fois à l’avant-plan, devient la matière même de la voix […]» (p. 240).

«Des textes qu’il appelle, comme nous-mêmes écrivains ne l’oserions jamais, des “objets rythme”, just rhythm things : si on se lance dans une biographie, c’est aussi pour y recueillir, à suffisant grossissement de microscope, ces graviers qu’on garde, et qui nous déplacent dans notre propre rapport au langage» (p. 392-393).

«L’immense gravité des chansons de 1963 : pas seulement les paroles, mais l’enregistrement musical (Rocks And Gravel, Moonshiner) et le gandin de vingt-deux ans qui s’agite, rit, fume et boit plus qu’il ne faudrait, fait la fête et écrit dans les bistrots» (p. 465-466).

Syntaxe, rapport au langage, paroles — et gravier : les mots sont des choses dures.

P.-S. — FB aime le mot gravier.

P.-P.-S. — Dans ce cas-là, garnotte ferait moins bien l’affaire.

 

Référence

Bon, François, Bob Dylan. Une biographie, Paris, Le grand livre du mois, 2007, 485 p.

Divergences transatlantiques 009

Serge Bouchard et Bernard Arcand, Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs, 2001, couverture

Soit le passage suivant, du 9 mai, du blogue d’Éric Chevillard :

Moi, oui, favorable au Grand Soir, que tout valse et se renverse cul-par-dessus-tête, l’ordre économique du monde et tous les systèmes en vigueur — de l’air ! Et cependant, rétif à tout changement, amoureux de la compagne fidèle, de l’île protégée, de la douce habitude, du chaque-chose-à-sa-place (dans ce tiroir, le scotch, la ficelle, les ciseaux; là, les lunettes de soleil; là, les gants), je souhaiterais si possible que le souffle de la bombe n’éparpille pas trop mes petites affaires.

Réflexe : «Tiens ! Il garde de l’alcool dans son tiroir, à côté de la ficelle et des ciseaux.»

Correction : «Il ne s’agit pas d’alcool — de whisky, aurait-on dit en France —, mais de papier collant, pour ne pas dire de scotch tape

Angoisse : «Est-ce par déformation gustative, pour ne pas dire pire, que j’ai vu de l’alcool là où il n’y avait que des fournitures de bureau ?»

P.-S. — Le lecteur porté sur le scotch-qui-colle devrait lire, si ce n’est déjà fait, le texte que lui consacrent Bernard Arcand et Serge Bouchard dans Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs. Extrait : «C’est une maison heureuse que celle où le scotch tape se trouve toujours sous la main» (p. 141).

 

Référence

Bouchard, Serge et Bernard Arcand, Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2001, 225 p.

La forge de la langue

Martine Sonnet, Atelier 62, édition de 2009

Gros bonheur de lecture : Atelier 62 de Martine Sonnet.

S’y répondent histoire sociale — celle des usines Renault de Billancourt —, histoire familiale — Amand, le père, y est ouvrier à l’Atelier 62, «Forges et traitement» —, histoire régionale — de la Normandie à Paris —, histoire personnelle — l’historienne se met en scène.

Écriture sobre, qui n’a pas besoin d’insister pour faire comprendre l’aspect des choses, la cruauté des conditions de travail, l’amour d’une fille pour son père, la rage, parfois. L’émotion, réelle, passe par cette retenue.

C’est aussi une histoire de mots, au premier chef ceux du père. D’abord charron-forgeron-tonnelier — il «fait du cercle» (p. 65) —, il laissera, au moment de sa mort, des outils que plus personne ne connaît : «Des mots perdus avec lui» (p. 31). Devenu ouvrier, il entre dans un nouveau monde : «prime d’atmosphère», «travailleurs à chaud», «prime de chaleur», «porte-fusées», «presse à ébavurer», «klaxon» («On disait plutôt klaxon que sirène», p. 75). Énumérant les métiers de l’Atelier 62, l’auteure s’étonne de leur nombre : «j’en ajouterai tant que j’en trouverai des mots pour dire la diversité des hommes» (p. 25-26).

Il y a aussi les mots de la mère, plus rares («marambille», p. 66). Ceux de la Normandie : quand on meurt, il faut «faire avertir» (p. 179). Ceux des sociologues qui ont voulu dire Billancourt, d’Alain Touraine à Noëlle Gérôme. Ceux de Martine Sonnet, enfin, aujourd’hui («C’est difficile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots», p. 131) comme hier (de ses visites, enfant, en Normandie : «Ils se moquent de ma façon “parisienne” de parler», p. 79; son interrogation devant le mot «chantepleure», p. 80).

Lecture à faire — et à compléter par la visite de la riche section du site de l’auteure consacrée au livre et à son père.

 

Référence

Sonnet, Martine, Atelier 62, Cognac, Le temps qu’il fait, coll. «Corps neuf», 1, 2009, 193 p. Ill. Édition originale : 2008.

Jetable

Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, 2009, couverture

En 2004, Bernard Pivot recensait, et encensait, 100 mots à sauver. Rebelote en 2008 : 100 expressions à sauver. En guise de réponse et de prolongement, Jean-Loup Chiflet vient de publier 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, qu’il dédie à Pivot.

Le ton est alarmiste, voire apocalyptique. Le constat sur la situation linguistique en France ? Dans les meilleurs des cas : «dérive», «dérapage», «incohérence», «détournement», «paresse», «vulgarité», «absurdité», «laideur» («Eh oui, il y a des mots laids», p. 102). Dans les pires : «massacre», «peste verbale». La langue n’est plus ce qu’elle était, et il faut le déplorer.

Les responsables ? D’une part, les utilisateurs de la langue : «nos illettrés, nos fatigués des neurones et nos allergiques aux dictionnaires» (p. 26), ces «assassins de la langue» (p. 11). D’autre part, les moyens modernes de communication : télévision, téléphone portable, Internet, blogue, texto, courriel. (Pour dire les choses autrement : la rapidité des communications.) Les habitants de «Roast-Beefland» (p. 65), enfin, ces citoyens de «la perfide Albion» (p. 110).

L’auteur ne cache ni son purisme ni sa nostalgie («De mon temps […]», p. 51). Il pleure la disparition du «français correct» (p. 49). Il ne se prive pas de «pester» (p. 54). Son «ire» est omniprésente (p. 88). Malgré tout, si l’Oreille tendue a bien compris, son projet est de faire rire.

Des leçons à tirer de cela ? Pas grand-chose.

Vues du Québec, les détestations françaises, voire franchouillardes, de Jean-Loup Chiflet n’ont rien de bien étonnant. Seules exceptions : «Brut de fonderie», «De chez…», «Percuter» (au sens de comprendre, saisir), «Positiver», «Que du bonheur !», «Référent». Le «9-3» (le département de la Seine-Saint-Denis) n’est pas le «4-5-0» (la couronne montréalaise), mais le type de désignation par la géographie est le même.

Loi de la probabilité linguistique oblige, il arrive à l’auteur de viser juste : «Décrypter», «Instrumentaliser», «J’ai envie de dire», «Jubilatoire», «Microcosme», «Tout à fait» (pour oui). «Usager» est excellent : «Il existe deux catégories de voyageurs : les passagers et les usagers. Les passagers ne font jamais parler d’eux. […] Mais lorsque la machine (à vapeur…) s’enraye, ils deviennent des usagers» (p. 118).

Une dernière chose : Jean-Loup Chiflet, qui aligne les «expressions à jeter» (p. 34), n’a pas cru bon de retenir «livre jetable». On le comprend.

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Pivot, Bernard, 100 mots à sauver, Paris, Albin Michel, 2004, 128 p.

Pivot, Bernard, 100 expressions à sauver, Paris, Albin Michel, 2008, 145 p.