Le chant du tabarnac/k

Deux citations pour clore (temporairement ?) le cycle du tabarnac/k.

La première — une fois ne sera pas coutume — de Lynda Lemay, de sa chanson «Les maudits Français» (Du coq à l’âme, 2000).

Et quand ils arrivent chez nous
I s’prennent une tuque et un Kanuk
Se mettent à chercher des igloos
Finissent dans une cabane à sucre
I tombent en amour sur le coup
Avec nos forêts et nos lacs
Et i s’mettent à parler comme nous
Apprennent à dire «tabarnac»

La seconde de Richard Dubois, dans son essai Un Québec si lointain. Histoire d’un désamour. En sept points, sur deux pages, il évoque ce qu’est le mot «Tabarnak» pour un Québécois vivant, lui, chez «Les maudits Français». Deuxième point :

Peut-être le mot le plus ému, le plus émouvant, le plus riche en émotions du vocabulaire québécois (p. 212).

 

Référence

Dubois, Richard, Un Québec si lointain. Histoire d’un désamour, Montréal, Fides, 2009, 213 p.

Une belle parenthèse et un beau point d’interrogation

Henri Calet, l’Italie à la paresseuse, 1950, couverture

Peu après la Deuxième Guerre mondiale, le narrateur de l’Italie à la paresseuse reçoit un télégramme : «Un ami de Rome me demandait de rallier Padoue de toute urgence pour représenter la presse française à un congrès du “gaz combustible”» (p. 19). Ce «faux journaliste» — il ne sait rien de ce «gaz combustible», qui se révélera être le méthane — accepte néanmoins la proposition, et il en profite pour devenir un «faux touriste» (p. 92).

Le voyage demande quelques préparatifs, ce qui oblige le narrateur à quitter son voisinage habituel, en l’occurrence le XIVe arrondissement de Paris : «Mes occupations (?) me conduisent rarement sur les Grands Boulevards» (p. 26).

Cette parenthèse et ce point d’interrogation disent tout le rapport au monde d’Henri Calet. Ils ravissent l’Oreille tendue.

 

Référence

Calet, Henri, l’Italie à la paresseuse. Journal de voyage, Paris, Le Dilettante, 1990, 189 p. Édition originale : 1950.

Littérature concrète

François Bon, Bob Dylan, 2007, couverture

Après tout le monde, l’Oreille tendue vient de lire Bob Dylan. Une biographie de François Bon (2007).

Parmi toutes les choses à retenir de ce livre, un mot : gravier, et ses trois occurrences.

«Dans The Times They Are a-Changin’, cette déconstruction de la syntaxe, traitée comme du gravier, passe pour la première fois à l’avant-plan, devient la matière même de la voix […]» (p. 240).

«Des textes qu’il appelle, comme nous-mêmes écrivains ne l’oserions jamais, des “objets rythme”, just rhythm things : si on se lance dans une biographie, c’est aussi pour y recueillir, à suffisant grossissement de microscope, ces graviers qu’on garde, et qui nous déplacent dans notre propre rapport au langage» (p. 392-393).

«L’immense gravité des chansons de 1963 : pas seulement les paroles, mais l’enregistrement musical (Rocks And Gravel, Moonshiner) et le gandin de vingt-deux ans qui s’agite, rit, fume et boit plus qu’il ne faudrait, fait la fête et écrit dans les bistrots» (p. 465-466).

Syntaxe, rapport au langage, paroles — et gravier : les mots sont des choses dures.

P.-S. — FB aime le mot gravier.

P.-P.-S. — Dans ce cas-là, garnotte ferait moins bien l’affaire.

 

Référence

Bon, François, Bob Dylan. Une biographie, Paris, Le grand livre du mois, 2007, 485 p.

Divergences transatlantiques 009

Serge Bouchard et Bernard Arcand, Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs, 2001, couverture

Soit le passage suivant, du 9 mai, du blogue d’Éric Chevillard :

Moi, oui, favorable au Grand Soir, que tout valse et se renverse cul-par-dessus-tête, l’ordre économique du monde et tous les systèmes en vigueur — de l’air ! Et cependant, rétif à tout changement, amoureux de la compagne fidèle, de l’île protégée, de la douce habitude, du chaque-chose-à-sa-place (dans ce tiroir, le scotch, la ficelle, les ciseaux; là, les lunettes de soleil; là, les gants), je souhaiterais si possible que le souffle de la bombe n’éparpille pas trop mes petites affaires.

Réflexe : «Tiens ! Il garde de l’alcool dans son tiroir, à côté de la ficelle et des ciseaux.»

Correction : «Il ne s’agit pas d’alcool — de whisky, aurait-on dit en France —, mais de papier collant, pour ne pas dire de scotch tape

Angoisse : «Est-ce par déformation gustative, pour ne pas dire pire, que j’ai vu de l’alcool là où il n’y avait que des fournitures de bureau ?»

P.-S. — Le lecteur porté sur le scotch-qui-colle devrait lire, si ce n’est déjà fait, le texte que lui consacrent Bernard Arcand et Serge Bouchard dans Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs. Extrait : «C’est une maison heureuse que celle où le scotch tape se trouve toujours sous la main» (p. 141).

 

Référence

Bouchard, Serge et Bernard Arcand, Du pipi, du gaspillage et sept autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2001, 225 p.

La forge de la langue

Martine Sonnet, Atelier 62, édition de 2009

Gros bonheur de lecture : Atelier 62 de Martine Sonnet.

S’y répondent histoire sociale — celle des usines Renault de Billancourt —, histoire familiale — Amand, le père, y est ouvrier à l’Atelier 62, «Forges et traitement» —, histoire régionale — de la Normandie à Paris —, histoire personnelle — l’historienne se met en scène.

Écriture sobre, qui n’a pas besoin d’insister pour faire comprendre l’aspect des choses, la cruauté des conditions de travail, l’amour d’une fille pour son père, la rage, parfois. L’émotion, réelle, passe par cette retenue.

C’est aussi une histoire de mots, au premier chef ceux du père. D’abord charron-forgeron-tonnelier — il «fait du cercle» (p. 65) —, il laissera, au moment de sa mort, des outils que plus personne ne connaît : «Des mots perdus avec lui» (p. 31). Devenu ouvrier, il entre dans un nouveau monde : «prime d’atmosphère», «travailleurs à chaud», «prime de chaleur», «porte-fusées», «presse à ébavurer», «klaxon» («On disait plutôt klaxon que sirène», p. 75). Énumérant les métiers de l’Atelier 62, l’auteure s’étonne de leur nombre : «j’en ajouterai tant que j’en trouverai des mots pour dire la diversité des hommes» (p. 25-26).

Il y a aussi les mots de la mère, plus rares («marambille», p. 66). Ceux de la Normandie : quand on meurt, il faut «faire avertir» (p. 179). Ceux des sociologues qui ont voulu dire Billancourt, d’Alain Touraine à Noëlle Gérôme. Ceux de Martine Sonnet, enfin, aujourd’hui («C’est difficile d’écrire sur le bruit des forges. Impuissance des mots», p. 131) comme hier (de ses visites, enfant, en Normandie : «Ils se moquent de ma façon “parisienne” de parler», p. 79; son interrogation devant le mot «chantepleure», p. 80).

Lecture à faire — et à compléter par la visite de la riche section du site de l’auteure consacrée au livre et à son père.

 

Référence

Sonnet, Martine, Atelier 62, Cognac, Le temps qu’il fait, coll. «Corps neuf», 1, 2009, 193 p. Ill. Édition originale : 2008.