Citation épistolaire à méditer

Sculpture de Blaise Pascal par Augustin Pajou

«Mes Révérends Pères, mes lettres n’avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d’être si étendues. Le peu de temps que j’ai eu a été cause de l’un et de l’autre. Je n’ai fait celle-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte.»

Blaise Pascal, les Provinciales, seizième lettre, 4 décembre 1656, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 34, 1962 (1954), xxviii/1529 p., p. 865. Texte établi et annoté par Jacques Chevalier. Édition originale : 1657.

 

[Complément du 6 février 2021]

À la 31e minute de son film Mank (2020), David Fincher révèle son érudition pascalienne (la citation est d’ailleurs correctement attribuée à Pascal par le personnage d’Herman J. Mankiewicz).

Scène de Mank, film de David Fincher, 2020

 

Illustration : Blaise Pascal étudiant la cycloïde; à ses pieds, à gauche, les feuillets épars des Pensées, à droite, le livre ouvert des Lettres provinciales. Sculpture d’Augustin Pajou présentée au Salon de 1785; le modèle en plâtre avait été présenté à celui de 1781. Déposé sur Wikimedia Commons

La non-lettre du jour

«P.S. Je ne crois pas, mon père, que tu sois fâché de ne plus recevoir de lettres de bonne année. C’est un usage que le républicain doit annuler. Les bienfaits d’un père sont autrement; il n’y a point de jour marqué pour lui en témoigner la reconnaissance qui, dans un fils, doit être continuelle. N…

(Cette lettre peut servir en substituant le mot mère à celui de père.)»

Le Secrétaire des Républicains ou nouveaux modèles de lettres sur différens sujets, Paris, Barba, [1793], p. 10, cité dans Sybille Grosse, les Manuels épistolographiques français entre traditions et normes, Paris, Honoré Champion, coll. «Linguistique historique», 8, 2017, 417 p., p. 213.

 

[Complément du 9 janvier 2018]

Le duo féminin Garfunkel and Oates est beaucoup plus radical que le Secrétaire des Républicains dans son refus des lettres de fin d’année («Year End Letter», 2009).

(Merci à Jean-Patrice Martel pour le lien.)

Accouplements 104

Deux couvertures du Quartanier, 2017

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Clermont, Stéfanie, «Toutes celles que j’ai connues et aimées», dans le Jeu de la musique. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 15, 2017, 340 p., p. 278-318.

«Quand la tension montait, on discutait pendant des heures, et ça n’aidait pas vraiment. L’un de nous mettait All I Really Want to Do de Bob Dylan, pour se rappeler : “I ain’t looking to compete with you, beat or cheat or mistreat you”.
Je ne veux pas te faire compétition, te battre ou te maltraiter. Je ne veux pas te simplifier, t’étiqueter. Je ne te demande pas de voir comme moi, d’être comme moi.
“All I really want to do is, baby, be friends with you.” Je veux seulement qu’on soit amis» (p. 291).

Plamondon, Éric, «Lendemain de pêche», dans Donnacona. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 116, 2017, 118 p., p. 47-68.

«I ain’t lookin’ to compete with you
Beat or cheat or mistreat you
Simplify you, classify you
Deny, defy or crucify you
All I really want to do
Is, baby, be friends with you
Bob Dylan» (p. 49, épigraphe).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté le Jeu de la musique le 27 décembre 2017.

Trente-troisième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Star Wars. The Last Jedi, 2017, affiche

(Il y a longtemps que l’Oreille tendue n’avait pas ajouté une nouvelle entrée à son dictionnaire personnel de rhétorique. Pourquoi le faire aujourd’hui ? Une rumeur de plus en plus insistante se fait entendre : un nouvel épisode d’une série cinématographique serait sur le point de sortir. Cela s’appellerait quelque chose comme Star Wars. The Last Jedi. Allons-y voir.)

Anastrophe

«Renversement de l’ordre dans lequel se présentent habituellement les termes d’un groupe» (Gradus, éd. de 1980, p. 46).

Exemples

«Jour un midi vers […]» (Exercices de style, p. 103).

«Le personnage de fiction Yoda, appartenant à l’univers de Star Wars, s’exprime de manière anastrophique» (Wikipédia).

P.-S.—Le quotidien le Monde du 13 décembre 2017 consacre un article à la langue de Yoda, «Au parler de Yoda dans “Star Wars” ces langues ressemblent». L’article est savant — l’excellent Jean-Pierre Minaudier y est cité —, mais jamais le mot anastrophe n’y apparaît. C’est dommage.

 

Références

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Queneau, Raymond, Exercices de style, Paris, Gallimard, coll. «NRF», 1981, 160 p. Nouvelle édition.

 

His Bobness au Centre Bell

Billet pour le spectacle de Bob Dylan à Montréal le 30 juin 2017

À l’instigation de sources conjugales proches de l’Oreille tendue, celle-ci et celles-là ont assisté hier soir au spectacle montréalais du plus récent récipiendaire du prix Nobel de littérature, Bob Dylan.

L’Oreille ne connaît que superficiellement son œuvre, mais suffisamment assez pour savoir que, depuis plusieurs années, Dylan reprend ses classiques avec de nouveaux arrangements (ce qui précède est un euphémisme). Ainsi, il n’était pas facile, hier soir, de reconnaître «Don’t Think Twice, It’s All Right», «Blowin’ in the Wind», «Tangled Up In Blue» ou «Highway 61 Revisited» (qui portait parfaitement son titre).

La voix ? Selon Alain de Repentigny, dans la Presse+ du jour, «l’interprète […] chante faux». Il est difficile de le contredire pour certaines pièces, mais ce qui frappe est surtout la variété des voix de Dylan. À certains moments, ça ressemble à du Dylan, à d’autres à du Tom Waits, à d’autres à rien du tout. Une constante, cependant : les paroles sont toujours inaudibles.

Dylan a livré trois types de chansons au Centre Bell : des classiques à lui, des nouvelles pièces («Make You Feel My Love», «Pay In Blood»), des standards du Great American Songbook. Dans les deux premiers cas, il se tenait au piano; pour le troisième, en caricature de crooner, il allait au micro. De la même façon qu’il est ardu de reconnaître les chansons anciennes avec leurs nouveaux arrangements, les classiques du répertoire américain ont été profondément revampées (ce qui précède est un euphémisme). L’Oreille, au début du spectacle, aurait juré entendre quelque chose qui ressemblait à «Polka Dots and Moonbeams», que Dylan a interprétée sur Fallen Angels (2016); il semble qu’elle ait rêvé. (Il s’agissait, en fait, de «Why Try To Change Me Now», selon les comptes rendus de presse.)

Ce qu’il y avait de meilleur était la prestation musicale de l’orchestre qui entoure Dylan dans son Never Ending Tour. La section rythmique (basse, batterie) était particulièrement forte. Suivons Bernard Perusse, dans le quotidien The Gazette : «At several points, in fact, it sounded as if the ever-inscrutable Dylan and his brilliant backup musicians were the last American roadhouse band in the world, playing old-time rock n’ roll, lonesome country, nasty blues and smoky jazz as if it was their last gig.» (On trouve la liste des pièces jouées dans l’article de Perusse.)

Dylan sur scène ? Le spectacle commence presque à l’heure (au grand dam des nombreux retardataires), la vedette ne s’adresse jamais à la foule, ça se termine après une centaine de minutes. La fin du spectacle était parfaitement étrange : après environ 90 minutes, tous les musiciens quittent la salle sans un mot, les lumières de l’amphitéâtre restent éteintes, les spectateurs se demandent ce qui se passe, ils applaudissent sans trop d’entrain, dans l’expectative; finalement, Dylan et son orchestre reviennent pour deux pièces. Salutations. La soirée de travail est bouclée.

Les spectateurs, enfin ? Comme il fallait s’y attendre, beaucoup de têtes blanches, et quelques rares jeunes, traînés là par leurs (grands-)parents. (Signalements ici.) Était-ce l’âge (rétrécissement de la vessie, signes avant-coureurs de l’Alzheimer, etc.) ? Toujours est-il que ça bougeait constamment au Centre Bell. Les partisans des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, quand ils y assistent à un match, ont beaucoup moins besoin de se déplacer. Ils sont peut-être plus intéressés par ce qui leur est présenté.

P.-S.—Sur le site de Radio-Canada, Philippe Rezzonico racontait hier que l’organisation du Festival de jazz de Montréal (FIJM), qui accueillait le spectacle de Dylan, refusait de donner des billets aux journalistes. À bien y penser…