Les zeugmes du dimanche matin et de Jean-Paul Dubois

Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, 2019, couverture

«L’Excelsior était à l’image de sa piscine. C’était un immeuble fragile, fantasque aussi, joueur, primesautier. Été comme hiver, il fallait toujours garder un œil sur lui. Sinon, profitant de la moindre inattention, il risquait de me fausser compagnie. Charge à moi de le ramener ensuite à la raison et à la maison. Il en allait alors de L’Excelsior comme du dentifrice, prompt à gicler hors de son tube, moins fervent pour y retourner.»

«Dans cette église vide, quand LeBlond s’asseyait à sa table de travail, quand ses doigts convoquaient tous les diables du jazz, du blues et du swing, la vieille barque se soulevait soudain, les cieux viraient au bleu, le bonheur s’engouffrait dans les nefs et les tympans, Jésus rentrait dans sa tombe, et Gerard, le prélat de Sherbrooke, régnait en unique maître au plus haut des cieux.»

«Le 24 avril de cette année-là, en fin de matinée, victime du mauvais goût de la mode, mais aussi de son âge et surtout du réajustement brutal du prix du pétrole, la dernière DS sortit des usines Citroën du quai de Javel.»

«J’aime la géographie des voyages, celle que l’on traverse à pied, à hauteur d’homme, instruit par les déclivités, la fatigue des jambes et le caprice des cieux. Beaucoup moins celle des livres enluminés de graphes et de data. Mon séjour au campus se résuma donc en une suite de va-et-vient désinvoltes, de contrôles de méconnaissances, de séances de polycopiés entrecoupées d’interminables journées de cinéma qui, le soir venu, me rendaient aux miens illuminé mais fourbu.»

«J’ignore tout de l’homme qui, à ma suite, a repris cette charge et accepté de vivre dans les viscères de cette résidence. Ni à quoi ressemblent aujourd’hui les entrailles de L’Excelsior. Je sais seulement que ce petit monde imaginatif de soixante-huit unités, capable de produire une infinie combinaison de pannes, de soucis et d’énigmes à résoudre, me manque énormément.»

Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Paris, Éditions de l’Olivier, 2019. Édition numérique.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ponctuons, à table, avec Jean Echenoz

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

Tous le savent : le 24 septembre est, aux États-Unis, le National Punctuation Day.

Célébrons avec le Jean Echenoz du Méridien de Greenwich (1979) :

Ils étaient face à face, coinçant entre eux une petite table carrée — impossible de fuir, pensait la table, ils me plaquent au sol avec leurs coudes. Ils parlaient. Leurs paroles se croisaient, leurs voix s’affrontaient, comme des gladiateurs, l’une armée d’un glaive et d’un casque, l’autre d’un bouclier et d’un filet. Principalement travaillaient leurs bouches et la plupart des muscles de leurs visages, les mains et avant-bras assurant la ponctuation, l’illustration, le commentaire. Le reste de leurs corps était au repos, à peu près immobile, s’ébrouant quelquefois comme un chien dans sa niche, croisant ou décroisant les jambes; quelques démangeaisons de part et d’autre, une érection du côté de Paul; sur la table, deux verres vides et deux verres pleins (p. 34-35).

 

Référence

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.