Citation ponctuationnelle du lendemain

Jean Echenoz, Lac, 1989, couverture

«Évitant de regarder Suzy en face, il se mit à parler : sa voix haute, un peu ébréchée, semblait produite par coups de glotte oxydée, et son récit pullulait de pauses pénibles, virgules et points-virgules pendant lesquels il avalait un peu de salive en grimaçant, avec un douloureux grincement de siphon et de longs aller-retour de pomme d’Adam. Son discours achevé, il renifla en s’aidant de la base de son pouce, point final discret, avant d’examiner en silence un de ses pieds. Suzy le considérait avec curiosité.»

Jean Echenoz, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p., p. 85.

P.-S.—Le National Punctuation Day, c’était hier. Désolée du retard.

Citations existentielles du jour

Guy Delisle, Chroniques de Jérusalem, 2011, p. 105

1.

«Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante cinquante soixante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir.»

Jean-Jacques Rousseau, «Troisième promenade», dans les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 23, 1964, 173 p., p. 51. Chronologie et préface par Jacques Voisine. Édition : 1782 (posthume).

2.

«Rien n’est si difficile, aujourd’hui que d’exister au-delà de la cinquantaine.»

Paul Nizan, la Conspiration.

 

Illustration : Delisle, Guy, Chroniques de Jérusalem, Paris, Guy Delcourt productions, coll. «Shampoing», 2001, 333 p., p. 105. Couleur : Lucie Firoud & Guy Delisle.

Accouplements 121

Pierre Lemaitre, Couleurs de l’incendie, 2018, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Lemaitre, Pierre, Couleurs de l’incendie. Roman, Paris, Albin Michel, 2018. Édition numérique.

«Il avait deux filles montées en graine, aux jambes maigres, aux genoux cagneux et à l’acné épanouie, qui pouffaient de rire en permanence, ce qui les contraignait à masquer avec la main la denture épouvantable qui faisait le désespoir de leurs parents; on aurait dit qu’à leur naissance, un dieu démoralisé avait balancé à chacune une poignée de dents dans la bouche, les dentistes étaient consternés; sauf à tout éradiquer et à leur poser un râtelier dès la fin de leur croissance, elles étaient promises à vivre derrière un éventail toute leur vie.»

Girard, Jean-Sébastien, émission la Soirée est encore jeune, radio de Radio-Canada, 8 septembre 2018, 11e minute.

«Tous les deux, on a une dentition qu’on pourrait qualifier de créative. Dans le monde de la santé dentaire, on appelle ça une dentition indépendante […] parce que chaque dent se crisse de l’autre.»

Citation électorale du jour

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«Mais les paysans étaient plus nombreux et les jours de marché, M. de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins, tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement pourvu qu’on diminuât les impôts.

À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu’on le porterait à l’Assemblée.

M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi; un rustre, un crétin. Le docteur s’en indigna.

Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus vaste allait se développer; quelle revanche ! Il rédigea une profession de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet.

Ils l’en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se présenter ? Et une lutte de délicatesse s’engagea. Pécuchet préférait à lui-même son ami. “Non, ça te revient ! tu as plus de prestance !

— Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet !” Et, sans résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.

Ce vertige de la députation en avait gagné d’autres.»

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p., p. 179-180. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).