Pédantisme du jour

Affiche de l’exposition «Jean Echenoz. Roman, rotor, stator», Paris, 2017

On vous pose des questions comme celles-ci : «Parlons de votre passion pour la géographie. D’où vient-elle ? Y voyez-vous un rapport avec la pensée postmoderne et le primat de l’espace, avec le Spatial Turn d’Edward Soja, par exemple ?»; « Est-ce que vous n’avez jamais pensé qu’il y avait beaucoup de noms, et qu’on pouvait par exemple choisir un nouveau nom pour peupler un peu plus son œuvre ?»; «C’est ce qui fait la transfictionnalité de votre œuvre, n’est-ce pas ?» On vous cite Umberto Eco (et sa «coopération interprétative»), Werner Herzog, Charles Gounod, Édouard Pailleron, Marcel Proust, Dante, Foucault (et son «hétérotopie»), Walter Benjamin et Georg Simmel (et leurs flâneurs). On vous cause «mort de l’auteur», «intertextualité», «autoparodie».

Pourtant, vous restez poli.

Il faut être Jean Echenoz pour avoir cette bienveillance, lui qui répondait récemment aux questions de la revue numérique En attendant Nadeau, à l’occasion de l’exposition parisienne qui lui est consacrée.

Morceaux choisis : «La psychologie des personnages ne m’intéresse pas»; «l’espace offre des histoires»; «je n’ai pas très envie de parler des choses heureuses».

À lire, malgré les questions.

L’oreille tendue de… Guy de Maupassant

«Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant.»

Guy de Maupassant, «Sur l’eau», dans Contes et nouvelles. 1875-1884. Une vie. Roman, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1988, 2 t., t. 1, p. 167.

L’oreille tendue de… Émile Zola

Émile Zola, l’Assommoir, éd. de 1969, couverture

«Il était effrayant, cet animal, à rire continuellement tout seul, comme si sa profession l’égayait. Même, quand il avait fini son sabbat et qu’il tombait sur le dos, il ronflait d’une façon extraordinaire, qui coupait la respiration à la blanchisseuse. Pendant des heures, elle tendait l’oreille, elle croyait que des enterrements défilaient chez le voisin.»

Émile Zola, l’Assommoir, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «G-F», 198, 1969, 445 p., p. 338-339. Chronologie et introduction par Jacques Dubois. Édition originale : 1876.

Le fatal et le fortuit

Jean-Philippe Toussaint, Made in China, 2017, couverture

«si on veut que la réalité chatoie,
il faut bien la romancer un peu»

Les lecteurs de Nue, le roman que publiait Jean-Philippe Toussaint en 2013, se souviennent de sa scène d’ouverture : une mannequin, portant une robe en miel, est suivie d’un essaim d’abeilles, puis le scénario capote.

En 2014, Toussaint se rend en Chine pour tourner, avec son ami et éditeur Chen Tong, un court métrage reprenant cette scène. The Honey Dress est diffusé en 2015. (On peut voir le film ici.)

Made in China, qui a paru il y a quelques semaines, raconte, entre autres choses, le tournage du film : la nécessité de travailler avec des interprètes, le choix d’un décor, l’embauche d’un apiculteur et d’une actrice principale, les répétitions et, avec un réel humour, la confection ou la recherche des accessoires (crinoline, miel, abeilles vivantes et mortes, string). Chen Tong, qui n’en est pas à son premier film avec Toussaint, ne manque pas de ressources :

Chen Tong était rompu maintenant à l’art délicat de satisfaire à mes exigences les plus insolites quand je venais tourner un film en Chine. Il m’avait déjà déniché une voiture de police, une moto, un hors-bord, un cheval et un Boeing (alors, un apiculteur, vous pensez) (p. 139).

Toussaint évoque souvent, dans la première des deux parties du livre, leurs multiples collaborations, lui qui en est à son septième voyage en Chine quand il y débarque en novembre 2014 (p. 44).

Tissé à ce journal de tournage, pendant lequel l’auteur a tenu des carnets (p. 120), un double art romanesque (comme on dit «art poétique») se donne à lire.

Il y a plusieurs passages sur le livre en train de se faire, ce Made in China qui désigne à la fois le film réalisé en Chine et le texte que le lecteur tient entre ses mains. Toussaint avait commencé, avant de partir à Guangzhou, la rédaction d’un «essai littéraire», le Fatal et le Fortuit (p. 123). Il en reprend la matière, mais sous une forme imprévue :

N’avais-je pas intérêt, romancier que je suis, à enrober les réflexions théoriques que je voulais exprimer sur le hasard de la substance sensuelle de la vie même ? Il est sans doute illusoire de vouloir extraire un seul élément de l’écheveau des causes enchevêtrées qui président à l’origine d’un livre. Comment, en effet, retrouver la figure initiale, l’image ou l’idée première qui a amorcé l’écriture d’un livre derrière les multiples couches de sédiments, les dépôts successifs, l’accumulation de mots et de variantes, de renoncements et de retours en arrière, d’idées, d’ébauches, de scènes entrevues et abandonnées, de chatoiements de couleurs et d’émotions qui se sont amoncelés et mélangés tout au long des mois de maturation et d’écriture, mais l’intuition première, l’étincelle initiale qui est à l’origine de Made in China, je l’ai eue dans la voiture qui me menait à la Foire de Canton en ce jour de novembre 2014 (p. 124).

Une «lueur de fiction» (p. 114) se mêle au «quotidien réel» (p. 121) : «Car même si c’est le réel que je romance, il est indéniable que je romance» (p. 114). Dès lors, il est difficile de définir Made in China. Autofiction ? Roman ? Fiction ? Récit ?

Mais ce n’est pas uniquement à l’écriture de ce livre que réfléchit Toussaint; un long développement porte sur la nature même du geste d’écrire chez lui (p. 70-84), voire sur toute création artistique. Comment celle-ci fait-elle vaciller «l’ordre du réel» (p. 70) ? Peut-elle isoler des «bruits extérieurs du monde» (p. 73) ? De quelle façon fait-elle résonner entre elles plusieurs temporalités ? Que choisir dans la «dualité inhérente à la création — ce qu’on contrôle, ce qui échappe» (p. 80) ? Faut-il choisir ?

«Je suis chez moi, dans ce livre […]», écrit Toussaint (p. 150). C’est incontestable, mais il n’y est pas seul.

P.-S.—«De casuistes nuances avaient surgis» (p. 175) : ce «s» à «surgis» fait mal à lire.

 

Références

Toussaint, Jean-Philippe, Nue. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2013, 169 p.

Toussaint, Jean-Philippe, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 187 p.

L’oreille tendue… d’Alexandre Dumas

Portrait d’Alexandre Dumas par Nadar

«Inondée de soleil, l’oreille tendue au bruit des carroses roulans, un peu rares il est vrai, mais enfin roulans sur le boulevard, [Oliva] demeura ainsi très heureuse pendant deux heures. Elle déjeûna même du chocolat que lui servit sa femme de chambre et lut une gazette avant d’avoir songé à regarder dans la rue.»

Alexandre Dumas, le Collier de la reine. Épisodes des Mémoires d’un médecin, dans Semaine littéraire du Courrier des États-Unis, [1849], 316 p., chapitre XXXII, p. 221.

 

Illustration : portrait d’Alexandre Dumas par Nadar, photo déposée sur Wikimedia Commons