Les zeugmes du dimanche matin et de Gustave Flaubert

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«Déchaîner. — On déchaîne ses chiens et les mauvaises passions» (p. 344).

«Déjeuner de garçons. — Exige des huîtres, du vin blanc et des gaudrioles» (p. 345).

Gustave Flaubert, «Dictionnaire des idées reçues», dans Bouvard et Pécuchet, chronologie et préface par Jacques Suffel, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p. Édition originale : 1881 (posthume).

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation grammaticale à méditer

 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le style, mais encore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire.

Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osèrent se décider.

Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas.

Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe présent; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.

Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.

Doit-on dire : “Cette femme a l’air bon” ou “l’air bonne” ? — “une bûche de bois sec” ou “de bois sèche” — “ne pas laisser de” ou “que de” — “une troupe de voleurs survint” ou “survinrent” ?

Autres difficultés : “Autour et à l’entour” dont Racine et Boileau ne voyaient pas la différence; — “imposer” ou “en imposer”, synonymes chez Massillon et chez Voltaire; “croasser” et “coasser”, confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une grenouille.

Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord, ceux-ci voyant une beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de lentilles et cassonade, préconise nentilles et castonade. Bouhours, jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les œils de la soupe.

Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons, des z’aricots que des haricots, et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et M. de Lioune pour Rome et M. de Lionne !

Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir.

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion.»

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chronologie et préface par Jacques Suffel, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p., p. 168-169. Édition originale : 1881 (posthume).

Accouplements 70

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue a toujours eu un faible pour la scène d’ouverture d’Un an de Jean Echenoz (1997) :

Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu’ailleurs : l’anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l’usager dans une ambiance de morgue. Comme surgis de tiroirs réfrigérés, une étiquette à l’orteil, ces convois glissent vers des tunnels qui vous tueront bientôt le tympan. Victoire chercha sur un écran le premier train capable de l’emmener au plus vite et le plus loin possible : l’un, qui partait dans huit minutes, desservirait Bordeaux (p. 7-8).

Choix des verbes («composer un thermostat», «pétrifier l’usager», «tuer le tympan»), variations sur le gris («trois notes grises», «anthracite vernissé», «béton fer brut», «métal perle»), musique ferroviaire («trois notes»), impression de froid («thermostat», «gèle», «pétrifient l’usager», «morgue», «tiroirs réfrigérés»), urgence de la fuite («rapides», «surgis», «au plus vite et le plus loin possible») : on y est — à la Gare Montparnasse et chez Echenoz. Puis il y a, en point d’orgue, cet admirable conditionnel : «desservirait», là où l’imparfait aurait pu être employé, mais ne l’est surtout pas.

Ce conditionnel, n’est-ce pas celui de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet : «Et [Pécuchet] se laissa conduire, en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit restaurant où l’on serait bien» (éd. de 1966, p. 34) ?

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille s’intéresse à Echenoz, au temps de ses verbes et à son rapport à Flaubert.

 

Références

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Flaubert, Gustave, Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).

Extension du domaine du moratoire

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, édition de 1998, couverture

L’Oreille tendue a souvent eu l’occasion de proposer des moratoires sur l’utilisation de certaines formules toutes faites dans les titres (de presse, de colloque, de texte scientifique, d’entrée de blogue, etc.).

Elle en a assez de «Tradition et modernité», de «Mythes et réalité», des «Liaisons dangereuses», des «Ovnis» et des «Tsunamis», des «Le jeu du X et du hasard» — et, bien sûr, des chiasmes en série.

Elle propose d’ajouter à cette liste (non exhaustive) les variations sur «Extension du domaine de Y» (merci Michel Houellebecq).

Des exemples ?

«Extension du domaine des lettres – Congrès international 2017 de la Société d’étude de la littérature et de langue française du XXe et du XXIe siècles.»

«Le journalisme de données, une extension du domaine de la fuite», le Devoir, 9-10 avril 2016, p. B2.

«Extension du domaine du corps», le Devoir, 21-22 novembre 2015, p. E5.

«[Extension du domaine du jeu] Tremblez, le Parti communiste chinois a compris les jeux vidéo» (@Rue89).

«Nicolas Sarkozy annonce sa candidature à la présidentielle dans un livre. Extension de la politique au domaine du littéraire et inversement» (@passouline).

«Trottoir montréalais • Extension du domaine de la vente de garage (http://bit.ly/17F8EFg) • http://twitpic.com/ckzdg4» (@benoitmelancon).

«Extension du domaine du baveux

«Extension du domaine du soutif

«De l’extension du domaine de la broche à foin

«Extension du domaine de la bibliothéconomie

Merci à l’avance.

 

[Complément du 24 juin 2019]

Extension de l’extension.

«Aux États-Unis, extension du domaine de la surveillance des élèves»

«Agencer des “seconds volumes” possibles pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert : la nécessaire “extension du domaine de la lutte” numérique»

«Extension du domaine de la médiation et des heures d’ouverture dans les bibliothèques danoises»

Epron, Benoît et Marcello Vitali-Rosati, l’Édition à l’ère numérique, Paris, La Découverte, coll. «La Découverte», 706, 2018, 127 p.

«L’extension du domaine de l’édition» (p. 67).

Binet, Laurent, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.

«Vu comme ça, la sémiologie, loin d’être une extension du domaine de la linguistique, semble se réduire à l’étude de protolangages grossiers, bien moins complexes et donc bien plus limités que n’importe quelle langue» (p. 15).

Frantz, Pierre et Sophie Marchand (édit.), le Théâtre français du XVIIIe siècle : histoire, textes choisis, mises en scène, Paris, Éditions L’avant-scène théâtre, coll. «Anthologie de L’avant-scène théâtre», 2009, 598 p. Ill. Avant-propos de Pascal Charvet. Préface de Philippe Tesson, Anne-Claire Boumendil et Olivier Celik.

«Extension du domaine de la littérature» (p. 154)

«extension du domaine de la philosophie» (p. 290)

 

[Complément du 16 novembre 2021]

Extension au carré.

«Les chansons de la Seconde République. Extension du domaine de la stylistique» (Fabula).

«Extension du domaine du catch» (le Devoir, le D magazine, 28-29 août 2021, p. 19).

«Extension du domaine de la caricature» (le Devoir, 14-15 novembre 2009, p. F8).

«Extension du domaine de la lettre» (Fabula).

«Extension du domaine de l’écologie» (LivresHebdo).

«Extension du domaine du grilled cheese» (mea culpa).