Chronique alcoolonécrologique

Sébastien La Rocque, Correlieu, 2022, couverture

Soit la phrase suivante, tirée du roman Correlieu (2022), de Sébastien La Rocque : «Guillaume ouvre la porte de l’entrée puis celle de garage pour aérer, transporte les corps morts jusque dans la boîte de son pickup» (p. 77).

Que sont ces «corps morts» ? Des bouteilles d’alcool vides, pas des cadavres odoriférants.

Oui, cela relève du lexique québécois de l’imbibition.

 

Référence

La Rocque, Sébastien, Correlieu. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 192 p.

Le travail de la nostalgie

Sébastien La Rocque, Correlieu, 2022, couverture

Aveu préliminaire : l’Oreille tendue n’avait pas été complètement convaincue par le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants (2017). À côté de choses très bien — la description des villages morts des Laurentides ou ceci —, il y en avait qui l’étaient moins : successions d’instantanés, personnages abandonnés en cours de récit, fin ouverte.

Correlieu, du nom du domaine du peintre québécois Ozias Leduc (p. 101), est un roman plus réussi. Il reprend des thèmes du premier — le travail manuel, l’ébénisterie, la famille —, mais il le fait en multipliant les formes, notamment linguistiques, et en déjouant les attentes des lecteurs.

Le romancier mêle des passages narrés, la retranscription d’un monologue filmé et des passages dialogués, parfois avec un chœur (p. 172). Le genre romanesque peut tout accueillir. Pourquoi s’en priver ?

Sur le plan de la langue, pas de prophylaxie typographique. Le français populaire du Québec est partout, sans guillemets ni italiques ni commentaires explicatifs. Voilà comment les personnages parlent, avec des tournures oralisées («faudrait j’dorme l’après-midi», p. 33), des anglicismes (p. 108), des québécismes.

S’il est vrai que l’auteur s’en prend à l’occasion au développement urbain en Montérégie au début du XXIe siècle (p. 131) et qu’un chapitre est intitulé «Les ruines de la Laurentie» (p. 153), ce qui aurait pu n’être qu’un discours nostalgique sur la perte de mémoire de la culture québécoise se transforme heureusement en réflexion sur le legs. Guillaume Borduas est un ébéniste de 70 ans, un peu cynique, comme ses amis qui se rassemblent autour de lui les vendredis soirs pour boire, discuter des films de Pierre Perrault et vitupérer le monde qui a changé autour d’eux. De 45 ans plus jeune que lui, Florence fera un stage sous sa direction, mais elle ne deviendra pour autant son clone. Elle choisit ce qui lui importe dans ce que lui laisse Guillaume — «Avant sa mort, Guillaume a tout légué à Florence, qui n’a conservé que sa collection de rabots» (p. 192) —, car elle sait ce qui compte pour elle dans le monde moderne.

Dans les premières pages, un fils doit sortir «de l’ombre de son père» (p. 16); à la dernière, Florence «remonte les marches en piétinant son ombre» (p. [193]). L’héritage est un choix.

P.-S.—Et la scène finale est parfaitement réussie, autour d’une chaise berçante.

 

Références

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p. Ill.

La Rocque, Sébastien, Correlieu. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 192 p.

Jacques Brault (1933-2022)

Laurent Mailhot, avec la collaboration de Benoît Melançon (édit.), Essais québécois 1837-1983, 1984, couverture

Jacques Brault a été poète, romancier, dramaturge, éditeur critique et essayiste. C’est l’essayiste que l’Oreille tendue a le plus fréquenté. Elle a écrit sur ses recueils et elle a plusieurs fois mis au programme sa «Petite suite émilienne», cette magnifique réflexion littéraire et familiale.

Ils ont aussi brièvement été collègues à l’Université de Montréal.

Avant cela, Jacques Brault avait été le professeur de l’Oreille, pour un cours sur Baudelaire. Elle regrette de ne pas avoir conservé le devoir qu’elle avait alors rédigé. Commentaire (cité de mémoire) de cet excellent lecteur : «Vous écrivez bien. Vous écrivez même très bien. Il est malheureux que vous n’ayez rien à dire.» C’était, bien sûr, parfaitement justifié.

Jacques Brault est mort au cours des dernières heures.

 

Illustration : collage de Jacques Brault en couverture de l’anthologie Essais québécois 1837-1983

 

Références

Brault, Jacques, «Petite suite émilienne», Liberté, 164 (28 : 2), avril 1986, p. 76-88. Repris dans la Poussière du chemin, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1989, p. 119-133. https://id.erudit.org/iderudit/31027ac

Mailhot, Laurent, avec la collaboration de Benoît Melançon (édit.), Essais québécois 1837-1983. Anthologie littéraire, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Textes et documents littéraires», 79, 1984, 658 p.

Accouplements 195

Statue de Daniel Boone par Enid Yandell, 1904, photo déposée sur Wikimedia Commons

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Grenier, Daniel, l’Année la plus longue. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 10, 2015, 422 p.

«Me trouvant sans ressource, après avoir dissipé mon patrimoine, je fus trop heureux de trouver du service comme simple engagé dans les milices du capitaine Daniel Boone […]» (p. 306).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 11 novembre 2015.

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

«Yannick s’était demandé duquel de ses deux yeux l’ami de la famille pouvait bien parler, le brun ou le bleu, et il s’était amusé à l’idée qu’il aurait pu tirer l’ermite là dans le bois, avec son casque de Daniel Boone et ses mocassins» (p. 558).

Nicol, Patrick, J’étais juste à côté. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 176, 2022, 192 p.

«Daniel Boone, c’est son nom !» (p. 149)

 

Illustration : Statue de Daniel Boone par Enid Yandell, 1904, photo déposée sur Wikimedia Commons

Le zeugme du dimanche matin et de Patrick Nicol

Patrick Nicol, J’étais juste à côté, 2022, couverture

«Quelqu’un a composé ça. Un homme, constitué des mêmes molécules que Pierre, et qui malgré ses moyens limités est arrivé à écrire cette musique, qui suppose pour son exposition l’effort conjugué de ces blonds, de ces bouclées, de tous ces muscles et de tout ce bois. Une œuvre.»

Patrick Nicol, J’étais juste à côté. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 176, 2022, 192 p., p. 140.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)