Le passé de la langue, son présent

«Ça fera», titre de la Presse+, 26 avril 2019

L’Oreille tendue n’est plus de la première jeunesse. Il lui arrive d’entendre ou de lire des mots et de se dire «Tiens, ça se dit encore».

En 2009, elle s’étonnait de la persistance de poche. La semaine dernière, à la radio, elle s’étonnait plus encore de celle Rhodésien.

Autre exemple récent, tiré de la Presse+, en titre : «Ça fera

Traduction libre : «Ça va bien faire», «Assez, c’est assez».

Il y a bien quelques décennies que l’Oreille n’avait pas entendu l’expression. Cela n’engage qu’elle, bien évidemment.

 

[Complément du 31 décembre 2021]

Exemples livresques :

«j’suis parti / heille / ça fera» (Trouve-toi une vie, p. 36).

«Ben là ça fera OK, je veux que tu respectes mon choix» (Je suis un produit, p. 121).

 

Références

Boudreault, Simon, Je suis un produit, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2021, 157 p.

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 29 février 2016.

Le zeugme du dimanche matin et d’Yves Ravey

Yves Ravey, Pas dupe, 2019, couverture«Et je me suis creusé la tête pour reprendre, point par point, le déroulement de notre soirée, somme toute très habituel, à l’image de tous ces samedis soirs qui se terminaient à quatre heures du matin, le dimanche avant l’aube, avec de l’alcool dans le sang et des embardées sur la route.»

Yves Ravey, Pas dupe. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2019, 139 p., p. 64-65.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les zeugmes du dimanche matin et de Philippe Claudel

Philippe Claudel, Meuse l'oubli, éd. de 2006, couverture

«Paule avait quelque trente ans et des seins de rodomontade, oui de rodomontade, même si cela ne veut rien dire […]» (p. 13).

«Celle-ci claquait des dents, et de rire et de froid, décembre en plein visage; les vagues si hautes nous giflaient de brisures d’eau pareilles a des silex. […] Saoul de beaucoup de breuvages et d’envie, je brandissais ses mamelons à la mère hurlante […]» (p. 13).

«Tous les troquets de Gand me virent tituber pendant les semaines qui suivirent la mort de celle que jadis je nommais, dans les grands soirs ensirupés de lyrisme et de vin de groseille, ma caressante» (p. 21).

«Qui ne l’a donc connue au travers de mes brailleries d’aube, soupes rances de bière, et de mots dont je régalais mes frères d’une nuit ?» (p. 22)

«Je promène dans Feil l’ombre de Paule et mes regrets» (p. 35).

«Une maison sur deux n’a plus de feu, ni de lit, de chuchotements, de pleurs, d’odeurs de soupe, d’engueulades énormes, de râles amoureux» (p. 36).

«Les vieux beloteurs sont là sans t’avoir connue. Ils vivent en ignorant que Paule fut belle et aimée, qu’elle avait le cul d’un Maillol et le rire dispendieux, des dents de fauve, le ventre d’un capitole, belle d’un revers de soie aux yeux de noctambule qui cherche, les mains tendues contre une muraille hérissée de tessons» (p. 41).

«Elle se mêlait tout éplorée aux traînes des cortèges pour essuyer, à peine la bière ensevelie et le sermon expédié, le chagrin des immanquables cousins que toutes funérailles un tant soit peu sérieuses convoquent, quand ce n’était pas la douleur du veuf lui-même, chaviré par les larmes, le grand air, le noir et l’encens» (p. 73).

«“Te prends-tu pour un petit Marcel”», lance ma mère en même temps qu’une claque sèche, un soir après que je viens de lui réclamer un baiser […]» (p. 83).

«Un jour ma mère prit un bateau et le bras d’un Sud-Américain» (p. 146).

Philippe Claudel, Meuse l’oubli, Paris, Stock, 2006, 152 p. Édition originale : 1999.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Romance de puck

Thérèse Loslier, le Hockey et l’amour, s.d., couverture

Marie-Pier Luneau est professeure à l’Université de Sherbrooke. Avec Jean-Philippe Warren (Université Concordia), elle dirige un projet de recherche sur le roman sentimental en fascicules au Québec (formats brefs, sérialité, faibles coûts, production massive). Le 29 mars dernier, à l’Université McGill, ils ont présenté une conférence sur ce thème. C’est alors que l’Oreille tendue a découvert l’existence du fascicule romanesque intitulé le Hockey et l’amour et signé Thérèse Loslier. Elle ne pouvait pas ne pas le lire.

Henri-Paul Lasnier a 17 ans et il brille, à la position de centre, pour le club de hockey de Saint-Eustache. C’est un prodige : «Tu dois avoir découvert ce joueur-là dans la planète UTOPIE […]» (p. 9). Il est recruté par les Canadiens de Montréal de la Ligue nationale de hockey, mais, pour des raisons d’argent, il décide de se joindre à l’équipe de Montréal dans une nouvelle ligue concurrente, la Ligue internationale de hockey. Il déchante vite : on lui demande de tricher pour influencer le résultat des matchs et permettre à des financiers véreux de s’enrichir. Il s’en tirera in extremis.

Le cadre de ce court texte (32 pages) est réaliste. On y croise l’animateur de radio Michel Normandin, l’entraîneur Frank Carlin, l’arbitre Georges Gravel et plusieurs dirigeants des Canadiens (Joseph Cattarinich, Léo Dandurand, Louis Létourneau, Tommy Gorman). Des joueurs réels sont nommés : Georges Vézina, Joe Malone, Sprague Cleghorn. Lasnier est tellement fort sur la glace qu’on dit de lui qu’il est «une combinaison de Didier Pitre et d’Aurèle Joliat» (p. 7, p. 8), voire la réincarnation d’Howie Morenz (p. 9). Il est «la seconde étoile du hockey, la première étant indubitablement l’insurpassable Maurice Richard» (p. 15).

L’amateur de hockey ne sera pas dépaysé en matière de langue. Les gardiens de but sont des «cerbères» (p. 6, p. 28, p. 31), les joueurs habiles savent «tricoter» (p. 6, p. 31), les uns comme les autres patinent sur «le rond» (p. 20) et ils s’échangent, au masculin, le «puck» (p. 31). Les plus doués font des «combinaisons» (p. 9) ou des «finasseries» (p. 31) «scientifiques».

Si ce qui précède est attendu, en revanche, l’importance accordée aux questions d’argent dans le domaine sportif tranche sur la production fictionnelle traditionnelle, s’agissant du hockey. La femme d’Henri-Paul, Marjolaine, lui sert de «gérante» (p. 14) et elle négocie avec les dirigeants des équipes, les bons (Gorman) comme les autres (celui qui s’appelle Rabinovtich sera nécessairement fourbe…). Elle ne se contente pas de peu :

— Il va falloir que tu gagnes beaucoup d’argent, mon amour.
— Hein, mon trésor ?
— Beaucoup d’argent, reprit-elle, parce que je veux vivre comme une princesse, comme ta princesse, mon chéri.
— De l’argent, rêva-t-il, beaucoup d’argent; oh, pourquoi faut-il du vil métal pour alimenter l’amour ?
— L’homme ne vit pas que de sentiment, Henri-Paul; nous sommes faits d’un cœur pour aimer, mais aussi d’un corps qui doit bien manger… (p. 12)

Elle arrivera à ses fins : quand il signera finalement un contrat avec les Canadiens de Montréal, Lasnier touchera un salaire quatre fois plus élevé que celui qu’on lui avait proposé initialement (p. 32).

Sur un plan différent, on notera que l’auteure supposée — qui est donc cette Thérèse Loslier ? — aime citer. Parfois ce sont des chansons, par exemple «Il a gagné ses épaulettes» (p. 5), «Plaisir d’amour ne dure qu’un moment» (p. 5) ou «Dans le bon vieux temps, ça se passait de même» (p. 26-27). Parfois il s’agit de théâtre, en l’occurrence de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (acte III, sc. X, citée p. 4).

Retenons enfin de cette lecture une citation : «Soudain déshabillée de son amour, [Marjolaine] se sentait comme nue» (p. 19).

P.-S.—De quand le texte date-t-il ? Hypothèse de Marie-Pier Luneau : «il est possible de déduire que le fascicule est publié après 1950, car il paraît mensuellement (avant, la série était hebdomadaire), et avant 1958 (car il coûte 10 sous et, après 1958, les romans se vendent 12 sous)».

 

Référence

Loslier, Thérèse, le Hockey et l’amour. Roman d’amour mensuel, Montréal, Éditions PJ, numéro 22, s.d., 32 p.