Le niveau baisse ! (1887)

Arthur Buies selon Albert Chartier dans Séraphin illustré

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«Ô mon siècle ! se peut-il que tu marches si vite malgré tous nos efforts pour te retenir ? Qu’avons-nous donc fait si ce n’est d’essayer de jouir des quelques années de jeunesse que tu jettes en courant aux cœurs avides et sitôt stupéfaits de les voir si vite envolées ? Si encore nous étions remplacés ! mais nous ne le sommes pas; notre génération est à jamais éteinte comme le Canada d’autrefois qui a disparu sous la lourde, triviale et uniforme casaque des mœurs modernes; les hommes deviennent de plus en plus raides affairés, poseurs, faiseurs, gobeurs et jobbeurs. Le niveau est devenu le même et pour tous, mais c’est un niveau singulièrement abaissé… Ah ! Ah ! n’allons pas plus loin, s’il vous plaît ! Nous allons tomber dans l’exécration de notre espèce, ce qui ne convient pas à un chroniqueur qui veut rester populaire.»

Source : Arthur Buies, «En route», l’Électeur, 25 juin 1887, p. 1.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

 

P.-S.—Oui, le même Arthur Buies qu’ici.

 

Illustration : Albert Chartier, dans Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p., p. 139. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

L’oreille tendue de… Jean Barbe

Jean Barbe, Comment devenir un ange, éd. de 2011, couverture

«Il sortit du dortoir. Il n’y avait pas de lune cette nuit-là. Patrick se dirigea vers les latrines, mais plutôt que d’y entrer, il en fit le tour. Derrière, un mur aveugle faisait face à une forêt soigneusement entretenue. C’était par là qu’il pensait s’enfuir, mais plutôt que de s’élancer, il tendit l’oreille à l’affût des chiens.»

Jean Barbe, Comment devenir un ange. Roman, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2011, 414 p., p. 39. Édition originale : 2005.

Changer d’identité familiale

Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu, 2018, couvertureEn 1760, Jean-Philippe Rameau, «le grand compositeur et célèbre théoricien de l’harmonie» (p. 9), se transforme, du moins brièvement, en «RAMEAU, l’oncle» (p. 96). C’est André Magnan qui raconte la chose dans son ouvrage Rameau le neveu. Textes et documents (1993). La réputation du neveu, Jean-François, a entraîné un changement d’identité familiale chez l’oncle, Jean-Philippe. (Voir ici.)

Soit la phrase suivante, tirée de Gens du milieu. Légendes vivantes, que fait paraître ces jours-ci Charles-Philippe Laperrière au Quartanier : «Sofika considère aussi qu’à la base de la politique officielle du multiculturalisme de 1971, dont Trudeau père est l’illustre porte-couleurs, il y a cette idée [etc.]» (p. 41). Il s’appelait Pierre Elliott Trudeau; il a été premier ministre du Canada; son patronyme suffisait. Il a eu des enfants; un de ceux-ci, Justin, est devenu premier ministre du Canada; son patronyme ne suffit plus; il est devenu «Trudeau père».

Parlera-t-on de conversion onomastique rétroactive ? De rétroconversion onomastique ?

 

Références

Laperrière, Charles-Philippe, Gens du milieu. Légendes vivantes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 121, 2018, 178 p.

Magnan, André, Rameau le neveu. Textes et documents, Paris et Saint-Étienne, CNRS éditions et Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. «Lire le XVIIIe siècle», 11, 1993, 246 p. Ill.

Canne(s)

Patrice Desbiens, désâmé, 2005, couverture

Dans certains cas, ce sont des jambes, comme ailleurs dans la francophonie. C’est ainsi chez Catherine Lalonde, dans la Dévoration des fées (2017) : «La p’tite dort les yeux ouverts, ses bras et longues cannes pendouillent hors de son tiroir» (p. 43).

Dans d’autres, il s’agit de boîtes de conserve (de l’anglais can). Voilà pourquoi il y a des bines en canne dans Tiroir no 24 de Michael Delisle (2010, p. 67, p. 72, p. 83, p. 86). Dans le même ordre d’idées, qui met en conserve fruits et légumes prépare des cannages.

Il y a enfin les rires préenregistrés, à la télévision, les rires en canne(s).

Voyez le poète Patrice Desbiens, dans désâmé (2005) :

Elle ouvre une boîte de
rires en canne.
Il n’y en a pas assez pour
tout le monde (p. 8).

Ou Simon Brousseau, dans une nouvelle de sa série «E-confessions» (les Fins Heureuses, 2018) :

Ils sont devenus durs et froids, ces dernières années, les yeux des gens heureux. En bruit de fond, sous les éclats de rire, on peut entendre leurs appétits, leurs envies, qui se moquent de ce qu’ils sont devenus. Ce sont des rires en cannes, des rires desséchés qui appartiennent à l’époque où on vivait encore avec abandon (p. 131).

Ce son n’est guère agréable : ça sonne la kécanne.

 

[Complément du 2 août 2024]

Qui, au ballon-chasseur, vise les membres inférieurs de l’adversaire serait, foi de François Blais, un «canneux». C’est répréhensible : «l’honneur [interdit] de viser les jambes» (la Classe madame Valérie).

 

Références

Blais, François, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Brousseau, Simon, les Fins heureuses. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 196 p.

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Desbiens, Patrice, désâmé. Poésie, Sudbury, Prise de parole, 2005, 60 p.

Lalonde, Catherine, la Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p.