BDHQ, en anglais

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, couverture

L’Oreille tendue a eu plusieurs occasions de parler de la bande dessinée sur le hockey au Québec (BDHQ). Ici même, c’était le 12 décembre 2011, le 23 décembre 2011, le 28 décembre 2011, le 19 juillet 2012, le 25 juin 2013 et le 12 juin 2014. Il lui est aussi arrivé d’aborder le sujet à la radio.

Un des coauteurs de l’ouvrage On the Origin of Hockey (2014), Jean-Patrice Martel, vient de lui faire découvrir une autre bande dessinée à ajouter à sa collection.

D’abord publiées dans le quotidien anglo-montréalais The Gazette, les courtes histoires (une page ou deux) de Mickey et Keir Cutler sont rassemblées dans The Glory Boys en 1979. Beaucoup sont constituées de trois cases, la quatrième de la planche étant occupée par un portrait. Le graphisme (en noir et blanc) est rudimentaire, comme le contenu. Les histoires reposent sur les mêmes lieux communs que les bandes dessinées francophones contemporaines : violence et, surtout, humour.

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Ken Dryden

 

Mettant en scène les Canadiens de Montréal, l’équipe championne de la deuxième moitié des années 1970, elles supposent que leur lecteur soit un amateur. Il comprendra ainsi portraits et allusions : Ken Dryden, le gardien, s’ennuie pendant les matchs, au point de s’endormir; Pierre Bouchard, un dur à cuire, et Michel Larocque, le gardien susbstitut, ne jouent presque pas; les mises en échec de Larry Robinson sont puissantes; l’entraîneur Scotty Bowman est sans pitié avec ses joueurs; un commentateur de Toronto, Foster Hewitt, fait preuve de favoritisme envers l’équipe de sa ville, les Maple Leafs. Les joueurs sont représentés comme de grands enfants, un peu bêtes, voire incultes.

 

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Guy Lafleur

Les auteurs sont bien informés : ils savent que Guy Lafleur a écrit des poèmes quand cela allait mal pour lui, au début de sa carrière : «he used to sit in a dark living room writing depressing poetry about the meaningless existence of man». Question de Mickey à propos de ces poèmes : «Oh, really Keir ? Were they any good ?» Réponse de son frère : «They were great !» À la suite de cet échange apparaît un portrait de Lafleur, accompagné de la phrase «I score, therefore I am» (Je marque, donc je suis). On peut légitimement se demander ce que vient faire là le cogito cartésien («Je pense, donc je suis»).

À l’occasion («Bilingual», «Le [sic] politique du sport», «The Chartraw solution»), on sent l’aigreur des frères Cutler devant la transformation du paysage démolinguistique du Québec de cette époque et la place grandissante qui y est accordée à la langue française.

Nous sommes bien en 1979 à Montréal.

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

 

Références

Cutler, Mickey et Keir, The Glory Boys, Montréal, Toundra Books, 1979, s.p. Parution initiale dans le journal The Gazette.

Gidén, Carl, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel, On the Origin of Hockey, Stockholm et Chambly, Hockey Origin Publishing, 2014, xv/269 p. Ill.

Dollard Saint-Laurent (1929-2015)

Dollard Saint-Laurent, carte de joueur

«J’aime mieux dire dollar que piastre,
à cause de Dollard Saint-Laurent…
Dollard des Ormeaux.
La plume m’a fourché»
(Réjean Ducharme, Le nez qui voque).

Dollard Saint-Laurent, l’ancien joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, vient de mourir.

Il n’a pas eu le succès culturel des grands joueurs de sa génération, Maurice Richard ou Jean Béliveau, mais on le voit parfois apparaître dans des œuvres de création. C’est le cas dans l’émission de télévision en deux parties Maurice Richard. Histoire d’un Canadien (1999).

À plusieurs reprises dans la partie fictive de ce docudrame de Jean-Claude Lord et Pauline Payette, les réalisateurs rappellent qu’il existait dans les années 1940 et 1950 une barrière linguistique dans le vestiaire des Canadiens. Les anglophones parlaient anglais; les francophones devaient être bilingues. Cette partition, dans Maurice Richard. Histoire dun Canadien, est toujours activée par le même personnage, anonyme dans le film, le numéro 19. (De 1951-1952 à 1957-1958, Dollard Saint-Laurent portait ce numéro chez les Canadiens.) C’est lui qui félicite Maurice Richard en anglais, avant de se raviser; c’est la moindre des choses entre francophones. C’est lui qui enseigne à ses coéquipiers anglophones, dans l’appartement de Maurice Richard, à chanter «Il a gagné ses épaulettes». C’est lui qui leur traduit les articles politico-sportifs du Petit Journal et de Samedi-Dimanche, dont celui qui sera une des sources des démêlés de Richard avec Clarence Campbell. C’est aussi lui qui accepte de passer d’une station de radio française à une station anglaise, le 16 mars 1955, afin que tous apprennent ensemble la sentence de Richard à la suite de ce qui s’est passé à Boston le 13 mars. S’il met constamment en lumière le fait qu’il y a deux langues dans le vestiaire, et deux langues d’inégal statut, le numéro 19 ne le fait jamais sur le mode de la confrontation. Cet entremetteur est un apôtre de la bonne entente canadienne et il réussit : l’esprit de corps ne se dément jamais chez les coéquipiers de Richard.

[Ce texte reprend une analyse publiée dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

Références

Ducharme, Réjean, Le nez qui voque. Roman, Paris, Gallimard, 1967, 247 p.

Maurice Richard. Histoire d’un Canadien / The Maurice Rocket Richard Story, docudrame de quatre heures en deux parties, 1999 : 1921; 1951. Réalisation : Jean-Claude Lord et Pauline Payette. Production : L’information essentielle.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Dix-neuf propositions pour rendre compte de Six degrés de liberté

Nicolas Dickner, Six degrés de liberté, 2015, couverture

[Complément du 28 octobre 2015]

Le Conseil des arts du Canada annonce que Six degrés de liberté remporte le Prix littéraire du Gouverneur général 2015, catégorie Romans et nouvelles.

*     *     *

«L’espèce humaine est hautement adaptable»
(Six degrés de liberté, p. 366).

L’Oreille tendue est une fan de Nicolas Dickner. Elle a déjà dit un mot, ici même, de Nikolski (2006), de Boulevard banquise (2006), de Tarmac (2009), du Romancier portatif (2011), de Révolutions (2014, avec Dominique Fortier). (Ce n’est pas tout, mais c’est assez pour aujourd’hui.)

Elle vient de lire Six degrés de liberté (2015). Ci-dessous, au lieu d’un compte rendu, dix-neuf propositions, rédigées au fil de la lecture.

Dans les premières pages de Six degrés de liberté, il y a plusieurs zeugmes. (Il y en a aussi quelques-uns plus tard.) L’auteur s’est demandé, sur Twitter, s’il n’avait pas «surzeugmé». Posons la question autrement : est-il pire de surzeugmer ou de souszeugmer ?

On les appelait romanciers réalistes. On les appelle romanciers geek. Peu importe l’étiquette : ils disent le monde.

La culture populaire, c’est de la culture.

La culture technoscientifique, c’est de la culture.

Il y a des écrivains avec et des écrivains sans. Les uns ne sont pas supérieurs aux autres; ils sont différents. Nicolas Dickner a le sens de la formule. Quel est le «mode de communication moderne entre tous» (p. 143) ? Le sac à ordures. Le ciel se couvre ? «À l’ouest, la barre gris charbon du front orageux approche, lourde de plusieurs millions de tonnes de neige» (p. 261). Vous vous introduisez, à plusieurs et illégalement, dans des systèmes informatiques ? Vous pratiquez les «hacking distribué» (p. 325).

Nous manquait-il un roman sur «l’ubiquité culturelle du conteneur» (p. 310) ? L’Oreille ne saurait le dire, mais Six degrés de liberté en est un, indubitablement. Nous manquait-il une scène de roman chez IKEA ? Nous l’avons, enfin, et magnifique (p. 145-153). Ce n’est pas étonnant dans un livre obsédé par les maisons.

Il n’est pas donné à tout le monde de marier culture geek et drames intimes (de Jay, de Lisa, de son père), parfois en quelques mots à peine, scène croquée au parfait moment de tension : «Jay monte l’escalier et sort de la station Lionel-Groulx. À la surface, il fait lundi matin» (p. 212); «Lisa se sent sur le point de plier en deux. Elle pose sa tempe contre le dos rugueux de la main de monsieur Miron. Elle dormirait là, avec la neige qui s’accumule doucement sur sa tête» (p. 208); «Le vocabulaire s’échappe de lui, un mot à la fois, comme le sable d’un sablier» (p. 176).

Un bémol, s’il en fallait un ? La transformation danoise d’Éric, le hacker agoraphobe, en homme d’affaires à succès, mais toujours agoraphobe. (Il n’est pas indispensable qu’il y en ait un, de bémol.)

Belle question de fiction : pourquoi les agences de police de la planète (Gendarmerie royale du Canada, Central Intelligence Agency, Homeland Security, Service canadien de renseignement de sécurité, etc.) s’intéressent-elles tant à ce qui n’est pas, ou presque pas, un crime ? Pourquoi sont-elles si troublées par une expérience technoscientifique (clandestine, il est vrai), «une sorte de vol d’essai» (p. 272) d’une «capsule intercontinentale» (p. 375), le périple (au sens propre) en conteneur high-tech, sur plusieurs bateaux, d’une jeune femme «censée souffrir de claustrophobie congénitale» (p. 322) ? Que reprocher à cette «entreprise […] essentiellement poétique» (p. 348) ?

Jay n’aime pas Jules Verne (p. 57). Nicolas Dickner, si — du moins, il l’a bien lu. Le conteneur PZIU 127 002 7 («Papa Zoulou», pour les intimes) de Lisa n’a rien à envier au Nautilus.

Le monde, aujourd’hui ? De l’information. Exemple ? «Le biscuit chinois n’est pas une denrée alimentaire, mais une unité de stockage d’information» (p. 78).

Le narrateur aime les énumérations, les listes, les accumulations. On ne le lui reprochera pas.

Il n’est pas un puriste linguistique, pas plus que l’auteur. Le premier utilise (invente ?) le verbe torrenter (télécharger par BitTorrent, p. 321). Le second dit avoir marié une sociologue («Remerciements»).

La chronologie du roman n’est pas exagérément précisée. (Ce n’est pas grave.)

L’admirable début du chapitre 57 est digne des meilleures séries télévisées à stress programmé. Du grand art.

Entre tirets, en quelques mots, sans ironie ni cynisme, dire un drame : «ils ont pris un peu de retard après avoir aplati une Fiat 500 à un passage à niveau» (p. 343). L’économie a du bon.

Il y a trois personnages principaux : Lisa, Éric, Jay. De la vie de Jay, «pas d’amoureux, pas d’enfants, pas d’avenir» (p. 121), on ne connaîtra que des bribes. (Ce n’est pas grave.) Un de ses principaux traits de caractère est cependant souligné : la géographie l’emmerde. Ça ne veut pas dire qu’elle n’y comprend rien.

Sujet de dissertation : «Le plus récent roman de Nicolas Dickner est un roman de la mondialisation. Démontrez.»

«La documentation engendre la vraisemblance. La vraisemblance procure la force» (p. 167). Six degrés de liberté est documenté, vraisemblable, fort.

Faut-il le préciser ? Fan, l’Oreille tendue reste.

 

Référence

Dickner, Nicolas, Six degrés de liberté, Québec, Alto, 2015, 380 p.

Pour Clarence Campbell

Clarence Campbell, Forum de Montréal, 17 mars 1955

 «Le sort s’appelait, jeudi, M. Campbell;
mais celui-ci incarnait tous les adversaires
réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre.»
André Laurendeau, 1955

Clarence Sutherland Campbell est né le 9 juillet 1905 à Fleming, en Saskatchewan. Il est mort le 24 juin 1984, jour de la Fête nationale des Québécois, à Montréal. On le connaît surtout comme le troisième président de la Ligue nationale de hockey, de 1946 à 1977.

C’est dans cette fonction que, le 16 mars 1955, il a suspendu Maurice Richard, le joueur vedette des Canadiens de Montréal, pour les trois matchs qui restaient à la saison 1954-1955 et pour toute la durée des séries éliminatoires, car Richard s’en était pris à un officiel lors d’un match à Boston le 13 mars 1955. Cela mènera à une émeute célèbre, quatre jours plus tard. Pour beaucoup de francophones d’hier comme d’aujourd’hui, le vilain, c’est Campbell. Il aurait traité injustement l’idole canadienne-française par excellence.

Le 17 mars 1955, devant le Forum de Montréal, c’est précisément ce qui se disait, mais dans les deux langues officielles du Canada. Des manifestants s’y étaient regroupés dès avant le début du match et ils brandissaient des pancartes : «Richard le persécuté», «Révoltante décision», «Injustice au Canada Français», «Injustice envers les sportifs», «Campbell» (avec des dessins de porc ou de… poire), «Stupid puppet Campbell», «Vive Richard», «Vive le Rocket», «On veut Richard», «Pas-de-Richard pas-de-Coupe», «Down with Campbell», «À bas Campbell», «Dehors Campbell !!», «J’y vais pas — et vous ? I’m not going, are you ?», «Tout-péché se pardonne. Campbell. Vive Richard», «Destruction du sport national». Le président de la Ligue nationale n’était manifestement pas le bienvenu. Il se présente néanmoins au match. Plusieurs ont dit que c’est cette décision qui avait fait naître l’Émeute.

«Libérez le Rocket» de Robert Ullman et Jeffrey Brown (2011)

Extrait de la bande dessinée «Libérez le Rocket»
de Robert Ullman et Jeffrey Brown (2011)

Mais qui est Clarence Campbell ? Les textes qui portent sur lui tournent autour de trois lieux communs.

Le premier est l’intelligence qu’on lui prête. Campbell a en effet été boursier Rhodes. Cette bourse, parmi les plus prestigieuses du monde anglo-saxon, est remise à des étudiants parmi les plus doués. Un documentaire de 1971, Peut-être Maurice Richard, de Gilles Gascon, donne à voir cette supériorité intellectuelle supposée. Alors que Maurice Richard est l’homme d’une seule idée — marquer des buts — et qu’il parvient difficilement à s’exprimer, Clarence Campbell, lui, est capable de faire plusieurs choses à la fois : donner une entrevue parfaitement claire, lire des notes et classer les papiers sur son bureau, par exemple. Voilà quelqu’un qu’on ne peut ramener à une seule dimension.

On insiste également beaucoup sur le fait que Campbell a été procureur, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, au procès de Nuremberg. Dans l’image publique de Campbell, cela joue sur deux tableaux. D’une part, comme pour la bourse Rhodes, cela montre que Campbell est bien autre chose qu’un simple amateur de sport : ce n’est pas un jock. De plus, derrière l’apparent conflit de personnalités avec Richard, se profile, en arrière-fond, un vieux contentieux, périodiquement ranimé : les Canadiens français auraient refusé de se battre pendant la Deuxième Guerre mondiale, ce que ne sauraient accepter d’ex-militaires comme Campbell et Connie Smythe, le propriétaire des Maple Leafs de Toronto qui a recruté Campbell. Ce qui se passe en 1955 aurait ses racines dans la crise de la Conscription des années 1940, quand plusieurs milliers de jeunes Canadiens français ont refusé d’être enrôlés de force pour aller à la guerre. Que Maurice Richard ait été prêt à se battre, lui qui a été réformé à deux reprises, ne compte pas. Le discours public n’est pas fait de distinctions subtiles. Dans sa pièce les Canadiens (1977, p. 106-110), Rick Salutin ne manque pas d’utiliser l’image de la guerre quand il fait dialoguer Campbell et Richard.

The Toronto Telegram, début des années 1950

Bert Grassick, caricature représentant
Maurice Richard et Clarence Campbell,
The Toronto Telegram, début des années 1950.
Au tableau, à droite, une allusion à Hitler.

Enfin, Campbell aurait été l’incarnation par excellence du mange-Canayen. S’il a suspendu Richard, ce ne serait pas à cause de la gravité des gestes du Rocket — pour la deuxième fois de la saison, il attaquait, à répétition, un joueur de l’équipe adverse à coups de bâtons; pour la deuxième fois de la saison, il s’en prenait à un officiel —, mais parce qu’il n’aimait pas les Canadiens français.

C’est ce que Maurice Richard lui-même racontait, par plume interposée, dans l’hebdomadaire Samedi-Dimanche, dès 1954, quand il parlait de Campbell comme d’un «dictateur» :

D’après bon nombre d’amis qui surveillent le président Campbell durant les joutes, au Forum, de sa loge du côté sud de l’amphithéâtre, M. le président afficherait une partialité évidente dans ses réactions au jeu, il sourit et affiche ouvertement sa joie quand le club adverse compte un but contre nous et on sait d’ailleurs qu’à plusieurs occasions il a toujours rendu ses décisions contre les joueurs du Canadien. […] J’ai l’impression que M. Campbell serait partial (cité dans l’Idole d’un peuple, éd. de 1976, p. 227).

En 1971, dans Les Canadiens sont là !, il sera encore plus précis : Campbell est un «aristocrate anglais du Canada» (p. 225).

Ce qui aurait été vrai de l’attitude générale de Clarence Campbell envers les Canadiens français aurait été encore plus net au moment de l’émeute de 1955. À la suite de celle-ci, la revue Parlons sport titre «Votez pour le renvoi de Campbell» et organise un «Référendum populaire» (voir le bulletin de vote ici).

Au moment de la célébration du soixantième anniversaire de l’émeute, Donald Cuccioletta reprend donc des lieux communs vieux de plus d’un demi-siècle quand il est interviewé par le Orange County Register :

«He was the symbol of the powerful English Canadians and how they treated French Canadians,» Cuccioletta said. «Campbell was condescending to French Canadians, he looked down his nose at French Canadians. He worked in Montreal but wouldn’t even take the time to learn how to speak a few French phases.»

Puissant, condescendant, unilingue : le portrait n’est pas flatteur.

Cette caractérisation de Campbell — intelligent, patriote, méprisant —, peu de créateurs vont essayer de la problématiser.

En 1959, dans le roman les Vivants, les morts et les autres, de Pierre Gélinas, ce sont des gestes de Campbell que discute le narrateur, qui le considère responsable de l’Émeute : «la partie commencée, la nouvelle de sa présence avait été aussitôt transmise à l’extérieur; elle retint sur les lieux le premier noyau de l’émeute qui, autrement, se serait sans doute dispersé» (p. 256). C’est lui la victime des «griffes de bête hurlante» de l’«assistance» (p. 257), c’est lui que l’on veut mettre à mort (p. 251 et p. 259). Le personnage de Maurice Richard dans la pièce de théâtre de Jean-Claude Germain Un pays dont la devise est je m’oublie (1976) est plus succinct : il traite Campbell de «vieux batarre» (p. 131). Un des personnages des Taches solaires de Jean-François Chassay n’est pas moins clair quand il parle de «l’horrible président de la ligue, Clarence Campbell» (2006, p. 345). L’adjectif n’est pas le même chez Michel-Wilbrod Bujold, mais il n’est pas plus positif : «regrettable» (les Hockeyeurs assassinés, 1997, p. 98).

Il n’y a guère que de rares Canadiens anglais à faire exception et à traiter longuement de Clarence Campbell au moment de l’émeute du 17 mars 1955. Trois exemples (auxquels on pourrait ajouter celui de John Farrow).

En mars 1955, dans les semaines, sinon les jours, qui suivent l’Émeute, Bob Hill lance une chanson sur ce qui vient de se produire, «Saga of Maurice Richard». Le narrateur de la chanson se définit comme un Canadien quand il parle de «notre sport national» («our national game») et, dans le même souffle, comme Montréalais quand il parle de «notre ville» («our town») et de «notre Forum» («our Forum»). Il rappelle ce qui s’est passé à Boston le 13 mars et il en profite pour expliquer le comportement de Richard :

One evening in Boston they struck at his head
And cut him right over the ear
With his temper so red, and the way that he bled
His thinking could not have been clear
In all the confusion before they subdued him
He’d struck an official, I hear.

Richard a été atteint à la tête par des adversaires sans nom («they struck at his head»), ce qui l’a blessé près de l’oreille («cut him right over the ear») et fait saigner («the way that he bled»). Lui qui a si mauvais caractère («his temper so red»), il a en outre été victime de la confusion qui régnait («all the confusion») avant qu’on se saisisse de lui («before they subdued him»). Il est probable qu’il n’était dès lors plus en mesure de penser clairement («His thinking could not have been clear»). En revanche, la symétrie des coups ne fait aucun doute : on l’a frappé («they struck at his head») et il a frappé à son tour («He’d struck an official»). Dubitatif, le narrateur module son récit par un «I hear» («me suis-je laissé dire»).

Entre alors en scène Clarence Campbell : «he [Richard] trod on the toe / Of Campbell, the man without fear.» Marcher sur les pieds («trod on the toe») d’un homme sans peur («the man without fear») coûtera cher à Richard, fût-il la crème de la crème à Montréal («quite the cream of the Montreal team», «you are a great star»).

Says Campbell, «Young man, that stick in your hand
«Has put you in trouble, by gar
«Though you needed five stitches, you’re too big for your britches
«Just who do you think that you are?
«Now you’ve done this before, and you’ve made me quite sore
«And although you are a great star
«You’re through for the year, do I make myself clear
«Mister Maurice “The Rocket” Richard?»

Campbell va le punir pour plusieurs raisons : parce qu’il a utilisé son bâton («that stick in your hand»), parce qu’il se prend pour un autre («you’re too big for your britches») et parce qu’il récidive («you’ve done this before»). La saison de Richard est terminée («You’re through for the year»). On notera la condescendance prêtée à Campbell, qui feint de s’adresser à un jeune homme («Young man») et qui insiste pour s’assurer d’avoir été compris («do I make myself clear»). Voilà pourquoi le soir de l’Émeute on demandera sa tête («Off with the head / Of Campbell, the man without fear!»).

Dans les représentations culturelles de Campbell, c’est une des rares fois où il prend la parole.

Robert Anstey, lui, a réuni vingt-sept chansons dans le recueil Songs for the Rocket (2002), en les encadrant d’une longue introduction, de notes et de commentaires. Le compositeur ne s’en cache pas : voici l’œuvre d’un fan, et d’un fan systématique : il fallait s’attendre à ce qu’une de ses chansons porte sur l’Émeute; c’est la huitième du recueil, «The Rocket’s Riot», qu’il a écrite en 2000. Le compositeur fait reposer la responsabilité de l’Émeute sur les seules épaules de Campbell. Les fans du Rocket n’arrivaient pas à croire ce qu’il avait fait («they couldn’t believe what Campbell had done»). Quand ils l’ont vu prendre son siège, c’est l’arme du crime qu’ils ont aperçue («he was like a smoking gun»). Dans le «Commentaire» qui suit la chanson, Anstey parle de «provocation» de la part de Campbell. Dans la section «Campbell and the Rocket» de son introduction, il le disait déjà. Plus loin, on lira une chanson sur «Campbell and the Rocket», laquelle parle expressément de la volonté du président de la ligue d’entraver la marche de Maurice Richard, de lui couper les ailes («to clip his wing») :

Campbell tried to get the Rocket
in any way he could.
(Campbell s’en prenait au Rocket
de toutes les façons possibles.)

Rien de mieux, pour un vrai admirateur, qu’une opposition tranchée: un bon, un vilain.

Fire and Ice, le documentaire de Brian McKenna (2000) accorde à Clarence Campbell une place plus grande que le font la plupart des commentateurs. Le cinéaste accuse Campbell de malhonnêteté. Il considère que l’unanimité est faite aujourd’hui, dans les deux langues, pour lui imputer une partie de la responsabilité de l’Émeute. Le fait que Campbell, contrairement à ses habitudes, soit arrivé en retard au match, et qu’il ait par là attiré l’attention de la foule et attisé sa colère, était une provocation, laissent entendre des invités de McKenna, Red Fisher et Dick Irvin junior. L’ex-arbitre Red Storey, aussi interviewé, est catégorique : Campbell était «arrogant» et «égoïste», et il se prenait pour Dieu. Le réalisateur ne se contente cependant pas de ce procès sommaire. Il est une des très rares personnes à essayer de comprendre un peu mieux Campbell, au lieu de simplement le diaboliser. Ce portrait ne va pas jusqu’à la sympathie, mais il refuse également la caricature.

Qui était Clarence Campbell selon McKenna ? Né dans les Prairies canadiennes, il était «résolument britannique» («resolutely british»). Il a reçu la prestigieuse bourse Rhodes pour étudier à Oxford en Grande-Bretagne. Il a joué au hockey et il a été arbitre. Héros de guerre, il a été décoré pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il était de l’équipe d’avocats au procès de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis. Le film pousse à penser qu’il est solitaire, mais sa solitude n’était pas celle du Rocket, bien que le film les représente l’un et l’autre dans une posture identique : seuls, debout sur la glace du Forum. Richard est coupé des autres parce qu’il ne sait pas répondre à leurs demandes : on le voit deux fois dans le film, le 11 mars 1996, à la fermeture du Forum, ne pas savoir comment réagir devant la très longue ovation que lui réservent ses supporters, trente-six ans après qu’il a cessé de jouer. La solitude de Campbell ? Hauteur, arrogance, obsession de la règle, incapacité à se rapprocher de l’autre (littéralement : il ne parle pas français). Bref, sur tous les plans, Campbell est l’antiRichard, et vice versa. C’est une des lectures que l’on peut faire du titre du film. Fire on the Ice, avait dit Herbert Warren Wind le 9 décembre 1954 dans Sports Illustrated pour qualifier Richard. Fire and Ice, dit McKenna : le feu, c’est Richard; la glace, Campbell. Voilà, pour lui, le nœud de l’Émeute : entre eux, cela ne pouvait pas ne pas exploser («A confrontation is brewing. When it comes, it will shake the whole country»).

 

Clarence Campbell sur la glace du Forum

Les historiens du hockey — les historiens culturels du hockey — auraient intérêt à travailler bien plus précisément qu’ils ne l’ont fait sur Clarence Campbell. On sait trop peu de choses sur lui, et ces choses ne sont pas toujours les mêmes selon qu’on les présente à partir du Québec ou du reste du Canada.

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[Complément du 5 mars 2021]

Qu’en est-il, sur le plan factuel, de la participation de Clarence Campbell au procès de Nuremberg ?

Gerald Redmond, dans l’article qu’il consacre à Campbell dans l’Encyclopédie canadienne (2015), décrit ainsi son rôle :

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il devient membre de l’unité d’enquête canadienne sur les crimes de guerre et, à ce titre, il fait partie de l’équipe commandée par le lieutenant-colonel Bruce Macdonald qui met en accusation et condamne le général SS Kurt Meyer.

Le procès de Meyer a lieu à Aurich, non à Nuremberg.

Par ailleurs, le nom de Campbell n’apparaît pas dans «Les minutes du procès Nuremberg».

Les discours mythiques sur Richard n’ont que faire de pareilles précisions : «le procès de Nuremberg» leur suffit.

 

Références

Anstey, Robert G., Songs for the Rocket. A Collection of Notes and Comments with the Song Lyrics for Twenty-Seven Original Songs About Maurice «The Rocket» Richard, Sardis, West Coast Paradise Publishing, 2002, viii/144 p.

Bujold, Michel-Wilbrod, les Hockeyeurs assassinés. Essai sur l’histoire du hockey 1870-2002, Montréal, Guérin, 1997, vi/150 p. Ill.

Chassay, Jean-François, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Fire and Ice. The Rocket Richard Riot / L’émeute Maurice Richard, documentaire de 60 minutes, 2000. Réalisation : Brian McKenna. Production : Galafilm.

Gélinas, Pierre, les Vivants, les morts et les autres, Montréal, Cercle du livre de France, 1959, 314 p. Rééd. : Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2010, 324 p. Préface de Jacques Pelletier.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Laurendeau, André, «Blocs-notes. On a tué mon frère Richard», le Devoir, 21 mars 1955, p. 4. Repris dans le Devoir les 29-30 janvier 2000, p. E9, le 29 mai 2000, p. A9 et le 17 mars 2015 (édition numérique).

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill. Rééd. : Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 p. Ill.

Peut-être Maurice Richard, documentaire de 66 minutes 38 secondes, 1971. Réalisation : Gilles Gascon. Production : Office national du film du Canada.

Redmond, Gerald, «Clarence Campbell», l’Encyclopédie canadienne, texte numérique, article de 2008 mis à jour en 2015 par Tabitha Marshall.

Reid, Scott M., «Maurice Richard’s legacy still felt, 60 years after riot», Orange County Register, 13 mars 2015.

Richard, Maurice et Stan Fischler, Les Canadiens sont là ! La plus grande dynastie du hockey, Scarborough, Prentice-Hall of Canada, 1971, vii/296 p. Ill. Traduction de Louis Rémillard.

«Saga of Maurice Richard», 1955, 2 minutes 53 secondes. Interprétation : Bob Hill and his Canadian Country Boys. Paroles : Bob Hill. Disque 78 tours. Étiquette : Sparton 136R.

Salutin, Rick, avec la collaboration de Ken Dryden, les Canadiens, Vancouver, Talonbooks, 1977, 186 p. Ill. «Preface» de Ken Dryden.

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Libérez le Rocket», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Wind, Herbert Warren, «Fire on the Ice», Sports Illustrated, 1, 17, 9 décembre 1954, p. 32-36, 70-75.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture