Murs

Le 30 avril 2013, l’Oreille tendue était à l’émission radiophonique Dans le champ lexical, sur les ondes de CIBL, pour parler murs. Il était question de Montréal, Paris et Bangkok; de Maurice Richard, de Charles Baudelaire, de Jean-François Vilar, de Louis Sébastien Mercier et de Jean Echenoz; de graffitis, d’affiches et de publicités; de mots, d’images et de sons; de la ville comme livre, bref.

On peut (ré)entendre l’émission sur iTunes.

Ci-dessous, le texte lu ce jour-là, en une version (légèrement) plus longue.

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Imagine…

Imagine que tu sois un partisan des Canadiens de Montréal. Mieux encore : imagine que tu sois un partisan du joueur de hockey le plus populaire de son époque, Maurice Richard, le Rocket, le célèbre numéro 9. Imagine que nous soyons le 17 mars 1955 et que tu te trouves devant le Forum de Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, avec des milliers d’autres partisans comme toi, réunis par la colère d’avoir vu leur héros suspendu par le président de la Ligue nationale de hockey, Clarence Campbell, pour le reste de la saison régulière et pour toutes les séries éliminatoires. Lève alors les yeux et regarde les murs du Forum. Tu y verras affichée une publicité pour le magazine américain Sport; cette publicité représente Maurice Richard dans une pose identique à celle du saint Sébastien de la tradition picturale chrétienne. Tu sauras tout de suite que ce soir-là Maurice Richard deviendra devant toi un martyr.

Maurice Richard et saint Sébastien

Imagine maintenant que tu sois Charles Baudelaire et que nous soyons en 1869, au moment où paraît le texte intitulé «Le peintre de la vie moderne», cet article qui incarnerait, pour la première fois de l’histoire, ce qui s’appellera dorénavant la modernité. Tu seras le flâneur par excellence et tu écriras que

l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie (éd. 1964, p. 1160-1161).

Ce «miroir», ce «kaléidoscope», il réfléchira ce qui t’entoure : des affiches, des publicités, des images et des mots — «tous les éléments de la vie».

Imagine que tu sois le photographe Victor Blainville, alias «Victor le flâneur» (p. 122), le narrateur du fabuleux roman Bastille tango, de Jean-François Vilar, paru en 1986. Tu aimeras Jessica, cette femme «considérable», qui te laisse «des petits messages d’amour», sur les murs de ton quartier, écrits «avec un feutre» (p. 224). Parmi tes fréquentations, il y aura aussi des équipes de jeunes graffiteurs et un étrange personnage, ex-militaire argentin, qui dit s’appeler Oscar. Pourquoi «étrange» ? Toutes les nuits, il couvre les murs de Paris d’affiches décrivant des scènes de torture, des scènes de torture auxquelles il a collaboré. Sur l’une de ces affiches, tu reconnaîtras Jessica.

Imagine que tu décides, toi, de faire le touriste à Bangkok, en 1999. Tu reconnaîtras, bien sûr, le logo de McDonald. Tu seras étonné par une affiche annonçant, à gauche, «Translation»; à droite, «Law & Detective». Tu seras étonné, mais tu comprendras quand même. Par contre, tu ne comprendras rien aux autres signes de la ville, rédigés avec l’alphabet thaï. Et tu seras un brin troublé, car tu ne sauras plus lire. Ce n’est pas une expérience que tu vis souvent.

Bangkok (Thaïlande)

Imagine que tu publies, comme Louis Sébastien Mercier dans les années 1780, un Tableau de Paris en douze volumes. Imagine que tu proclames avoir écrit ce tableau avec tes jambes, car tu es un piéton de Paris. Tu auras toujours le nez en l’air et tu verras se transformer les enseignes d’antan.

Ces enseignes avaient pour la plupart un volume colossal et en relief. Elles donnaient l’image d’un peuple gigantesque, aux yeux du peuple le plus rabougri d’Europe. On voyait une garde d’épée de six pieds de haut, une botte grosse comme un muid, un éperon large comme une roue de carrosse; un gant qui aurait logé un enfant de trois ans dans chaque doigt; des têtes monstrueuses, des bras armés de fleurets qui occupaient toute la largeur de la rue (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Tu les verras ces enseignes, et tu les entendras :

Quand le vent soufflait, toutes ces enseignes, devenues gémissantes, se heurtaient et se choquaient entre elles; ce qui composait un carillon plaintif et discordant, vraiment incroyable pour qui ne l’as pas entendu (chapitre LXVI, éd. 1994, p. 177).

Toi, oui toi, tu l’auras entendu.

Imagine que tu te promènes de nouveau à Paris, mais le 20 mars 2011, et que tu découvres un graffiti à tes pieds : «Pourquoi restez-vous à regarder le ciel ?» Le paradoxe te frappera : tu regardes un trottoir qui te demande pourquoi tu regardes le ciel. Tu accepteras cela comme le propre de la ville, là où les messages clashent les uns contre les autres.

Graffiti, Paris, 2011

Imagine que tu arpentes les rues de ton quartier et que tu y repères d’autres graffitis : «Aim low», «Bows», «Everyone picks their nose», «Let it snow», «Love set you going like a fat gold watch». Tu seras en droit de te demander, devant ces mots dans un anglais parfois approximatif, si tu vis bel et bien dans la «deuxième ville française du monde». Heureusement que sur un trottoir de Notre-Dame-de-Grâce tu pourras aussi lire, le 16 juillet 2011, ce mot unique, lourd de sens, en rouge bien vif : «Rien.»

Montréal, graffiti, 2011

Imagine enfin que tu sois un personnage de l’Occupation des sols, le tout bref roman que fait paraître Jean Echenoz en 1988. Tu t’appelleras Paul Fabre et le corps de ta mère, Sylvie Fabre, recouvrira un mur du quai de Valmy, à Paris. Au pied de ce mur, tu verras un jour s’élever une palissade, «parfait support d’affiches et d’inscriptions contradictoires» (p. 12) fait de planches «gorgées de colle et d’encre» (p. 13), puis un nouvel immeuble, masquant progressivement le visage de ta mère. Il te faudra du temps pour le retrouver, mais tu t’y appliqueras.

Imagine tout cela et rappelle-toi que si la ville, ce lieu de toutes nos mémoires, est un livre, ses trottoirs sont notre cabinet de lecture.

 

Références

Baudelaire, Charles, «Le peintre de la vie moderne», dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1 et 7, 1964, p. 1152-1192. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec. Édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois. Édition originale : 1863.

Echenoz, Jean, l’Occupation des sols, Paris, Éditions de Minuit, 1988, 21 p.

Mercier, Louis Sébastien, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du Bicentenaire de la Révolution française», 1994, 2 vol. : 8/ccii/1908 et 2063 p. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1781-1788.

Vilar, Jean-François, Bastille tango. Roman, Paris, Presses de la Renaissance, 1986, 279 p.

De la crinque

Sylvain Hotte, Panache. 1. Léthargie, 2009, couverture

Le 5 juin dernier, l’Oreille tendue participait à l’émission radiophonique de Catherine Perrin sur les ondes de Radio-Canada. Il y était question des mots de la langue du Québec qu’il faudrait ajouter aux dictionnaires du français de référence.

L’ami Antoine Robitaille, qui participait à l’émission, a livré ce jour-là un vibrant plaidoyer pour crinquer. On le comprend : à son club de sport, on le surnommerait «Le Crinqué».

Quel est le sens de crinquer (nom, verbe, adjectif) ?

S’appuyant sur le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones de Lionel Meney (Montréal, Guérin, 2003, deuxième édition revue et corrigée, xxxiv/1884 p.), Robitaille relevait d’abord le sens être remonté, être gonflé à bloc, avoir le ressort au max. On pourrait parler d’un «sportif crinqué» ou d’un «politicien crinqué».

Exemple : «C’était pas la bonne affaire à dire, visiblement. Ça l’a encore plus crinqué» (Et au pire, on se mariera, p. 104).

Il est même concevable d’être plus crinqué que crinqué : on est alors crinqué au boutte.

On peut se crinquer soi-même; on peut aussi être la victime des autres.

Exemple : «Crinquer quelqu’un : l’agacer, le provoquer» (Petit lexique de mots québécois […], p. 72).

Crinquer, c’est aussi faire tourner quelque chose, comme un bouton.

Exemple : «La leçon de rock de Gros Mené : d’abord, apprends à jouer. Bien. Puis, crinque le volume» (@oursmathieu).

Cela peut dès lors s’appliquer à une montre ou, mieux, à une horloge.

Un auditeur de l’émission a indiqué un autre sens, lié au monde de la drogue : se crinquer, c’est s’injecter de la drogue. Pas trop loin sémantiquement, Richard Desjardins, dans «Kooloo Kooloo», chante «Crinque le p’tit joint».

Un crinqueux serait une personne qui rapporterait volontiers des potins, toujours selon un auditeur.

D’où le mot vient-il ? Manifestement de l’anglais crank, manivelle, mécanisme de démarrage.

Exemple (avec orthographe d’origine) : «[Le Skiroule 440] part toujours d’un coup de crank» (Léthargie, p. 150).

Exemple (avec orthographe fautive) : «Je lui fait une petite démonstration de démarrage en tirant sur la cranck» (Attaquant de puissance, p. 68).

Exemple (avec orthographe modifiée) : «J’ai tiré un coup sec et ferme sur la crinque» (Léthargie, p. 210).

Exemple (de souche) : «J’crinque ma chainsaw / Pour tailler les mots quej’ veux t’offrir» (Tire le coyote, «Chainsaw», 2013).

Le mot vient de l’anglais, pas sa prononciation; tout le monde devrait le savoir. Ainsi, dans son ineffable Dictionnaire de la langue québécoise, Léandre Bergeron n’a pas d’entrée à crinque, mais, à crank, on peut lire «pron. crinque» (p. 156).

Reconnaissons-le avec «Le Crinqué» : le mot est riche, et digne de figurer au dictionnaire.

P.-S. — L’Oreille se demande si «Chainsaw» ne devrait pas être la chanson thème de l’École de la tchén’ssâ.

P.-P.-S. — Hier, à Pas de midi sans info, à la radio de Radio-Canada, une journaliste a utilisé trois fois le mot crinquer, comme si cela allait de soi. Elle n’avait manifestement aucune conscience qu’il existe des niveaux de langue en français.

 

[Complément du 10 septembre 2021]

Grâce à @w3corg, sur Twitter, l’Oreille tendue découvre l’existence des films Crank (2006) et Crank : High Voltage (2009). En version pour la France : Hyper Tension et Hyper Tension 2. Pour le Québec et le Nouveau-Brunswick : Crinqué et Crinqué : Sous haute tension.

 

[Complément du 21 janvier 2024]

Dans la Presse+ du jour, ceci, au sujet de Patrick Roy, nouvel entraîneur des Islanders de New York — c’est du hockey : «Maintenant, s’il y a un entraîneur capable de recrinquer cette formation, c’est bien lui.» Crinquer, mais à nouveau.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

De virer

Publicité, Montréal, 2013

 

Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue disait un mot de l’importance de la langue populaire québécoise dans le roman Panache. 1. Léthargie (2009) de Sylvain Hotte. Ce n’est pas moins vrai de sa suite, Attaquant de puissance (2010). Prenons un exemple précis, qu’affectionne (euphémisme) l’auteur : virer.

Le mot peut avoir le sens d’aller : «Hier, en fin de journée, je suis allé virer au lac avec mon quatre-roues» (2009, p. 11, incipit).

Hotte l’utilise à plusieurs reprises au sens de tourner (2009, p. 23, p. 46, p. 107) ou de se transformer : «Et j’ai entendu un moteur deux temps se mettre à pétarader au démarrage puis à virer comme un rasoir» (2009, p. 149).

Dans un lit, c’est signe d’insomnie ou de mauvais sommeil : «J’ai viré d’un bord et de l’autre sous mes couvertures en ne pensant qu’à elle» (2010, p. 30).

Qui cède à l’imbibition, au lieu de prendre une brosse, peut virer une brosse (2009, p. 91).

À se promener trop vite sur un «quatre-roues», on risque d’être renversé, de virer sur le côté (2010, p. 18), voire de virer sur le top.

Le narrateur de Sylvain Hotte — c’est le même dans les deux romans — se tord la cheville : «j’ai viré ma cheville droite» (2010, p. 34). Ses vêtements sont mouillés : «J’ai fait virer la sécheuse» (2010, p. 55).

Virer peut donc avoir, au-delà de ceux consignés dans les dictionnaires du français de référence, des sens nombreux au Québec. Ce n’est pas une raison pour virer fou (2009, p. 184).

 

Références

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Unité monétaire corporelle

Soit ce passage, d’une critique gastronomique du Devoir :

«Si vous vous laissez entraîner et cédez aux multiples tentations mises en avant par la maison […], vous y laisserez un avant-bras.

Si votre épouse tombe sous le charme ravageur de M. Lighter et succombe à son élégance féline lorsqu’il traverse la salle pour s’enquérir de votre bien-être, ce sera le bras au complet» (13 septembre 2013, p. B7).

Soit celui-ci, d’une chronique automobile de la Presse :

«La Volks qui brûle 1l / 100km coûte un bras» (9 septembre 2013, cahier Auto, p. 4).

Soit, enfin, celui-ci, d’un roman :

«Ça coûte un bras, ta bébelle» (Attaquant de puissance, p. 11).

Un bras, donc : ce qui est très cher.

P.-S. — Il n’est pas interdit d’associer cette expression et les bandits manchots.

 

[Complément du 5 octobre 2016]

L’abonnement à (au ?) Gnou, une revue québéco-belge aujourd’hui disparue, pouvait coûter cher.

Gnou, bulletin d’abonnement

 

Référence

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Patronyme du jour

Jean Echenoz, Courir, 2008, couverture

«Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.»

Jean Echenoz, Courir. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2008, 141 p., p. 93.