Restons religieux

«J’men câlice», t-shirt, Montréal, octobre 2016

L’Oreille tendue, au cours des dernières semaines, a consacré quelques textes au sacre québécois d’inspiration religieuse et à ses richesses, d’hostie à crisse, en passant par tabarnak, son favori.

À cet herbier lexical, il manquait calice et ses variantes.

Ce mot pose la même question que ciboire, celle de sa prononciation.

Il y a ceux qui défendent calisse.

«Calice d’hostie de tabernacle !», «Calice de ciboire d’hostie !» et «Christ de calice de tabernacle !» (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 18, p. 77 et p. 108).

«Nom de Dieu ! ils feraient mieux de chier dans leur potage ! Maudit calice ! On va leur vomir dans la gueule, leur clouer le bec et les faire dégueuler par les trous de nez, ces enculés !» (John Farrow, la Dague de Cartier, p. 252).

«Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

«Han ? Tu m’prends-tu pour un cave, des fois ? Qu’ess’ tu veux ? Jus’ m’donner ton cash pis ta mont’, ou ben tu veux-tu qu’on t’en calisse une en plus ?» (le Tueur, p. 40).

Il y a ceux qui préfèrent un a postérieur, pour faire câlisse, voire colisse.

«le règne d’Alice-ma-câlisse était bel et bien terminé» (Sophie Létourneau, Polaroïds, p. 33).

«Aujourd’hui Maurice s’en câlisse» (Arseniq33, «Boîte à malle»).

«Dans l’intervalle, y a douze crisses de Tamouls qui ont hijacké des avions pour les câlicer un peu partout sur la gueule de l’oncle Sam» (Samuel Archibald, Arvida, p. 84).

«C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse» (Simon Boudreault, Sauce brune, p. 81).

L’Oreille tendue, qui est de cette seconde école, irait même jusqu’à proposer la graphie cââlisse, mais c’est affaire de goût personnel.

Au-delà de ce débat ouvert, on notera que le mot est une interjection (Câlisse !) et un nom (Viens ici, mon câlisse). Il apparaît dans plusieurs expressions superlatives : Il vente en câlisse, C’est un câlisse de malade, Câlisse que c’est beau, Un bruit du câlisse (Léandre Bergeron, Dictionnaire de la langue québécoise, p. 108). Il se transforme aisément en verbe : Je vais lui câlisser une volée, Il s’est fait câlisser dehors.

L’adverbe câlissement est attesté, par exemple chez Ephrem Desjardins (Petit lexique, p. 62).

On entend aussi décâlisser. Le verbe est synonyme de partir, en version moins polie : «Ouais, chus sûre, décâlisse, vieux puant» (Sophie Bienvenu, Et au pire, on se mariera, p. 28). Il a alors le même sens que câlisser son camp. Son participe évoque la décrépitude, physique aussi bien que morale (Il est pas mal décâlissé). On peut l’utiliser pour des personnes comme pour des choses (Mon aide maritale est décâlissée).

Il ne faut jamais perdre de vue cet axiome, que l’Oreille tendue emprunte (c’est le cas de le dire) à Chantal Bouchard : en matière de langue, on n’emprunte qu’aux riches.

 

[Complément du 12 juillet 2012]

Le blogue OffQc | Quebec French Guide, dans son entrée du 11 juillet, «M’as te câlisser mon poing su’a yeule! (#493)», renvoie à une vidéo tout à fait instructive.

 

[Complément du 20 février 2014]

Tout, en effet, est affaire de circonflexe. Martin Robitaille, dans les Déliaisons (2008), l’a bien vu : «Gregory nous a regardés : “C’est plate en calice, ici.” Il prononçait “câlisse” avec son accent parisien, sans circonflexion du “a”» (p. 112).

 

[Complément du 9 mars 2021]

Depuis quelques années, les automobilistes québécois peuvent obtenir une plaque d’immatriculation personnalisée. Certains en profitent.

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p.

Arseniq33, «Boîte à malle», Courtepointes, 2005, étiquette Indica Records.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Bouchard, Chantal, On n’emprunte qu’aux riches. La valeur sociolinguistique et symbolique des emprunts, Montréal, Fides, coll. «Les grandes conférences», 1999, 40 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Létourneau, Sophie, Polaroïds. Récits, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littérature d’Amérique», 2006, 166 p.

Robitaille, Martin, les Déliaisons. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littérature d’Amérique», 2008, 240 p.

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

Le zeugme du dimanche matin et de Jean Rolin

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears, 2011, couverture

«La veille, après notre arrivée tardive à Twentynine Palms et notre installation au Ranch des Douleurs, nous avions marché longuement sur le bas-côté de la route 62, dans le sable pulvérulent, et dans une obscurité d’autant plus éprouvante que nous étions régulièrement éblouis par les phares des voitures venant en sens inverse […].»

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears. Roman, Paris, P.O.L, 2011, 284 p., p. 277.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 24 octobre 2011.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Lecture assistée

Jean Rolin, le Ravissement de Britney Spears, 2011, couverture

Le Ravissement de Britney Spears (2011) est le vague récit d’une mission qui ne l’est pas moins : la chanteuse américaine du titre, rapidement délogée dans l’imaginaire pipeul du narrateur anonyme par Lindsay Lohan, est peut-être, ou pas, ciblée par une conspiration islamiste; ledit narrateur enquête, genre; tout cela n’est peut-être qu’une couverture pour une autre opération, pas plus limpide. Si le patron du narrateur, le colonel Otchakov, en sait plus, le lecteur, lui, non.

La syntaxe du roman, en revanche, est ferme, et roborative. La géographie, si tant est que l’on choisisse d’y donner créance, emballe au moins autant qu’elle est emballée, depuis les rues de Los Angeles, que le narrateur emprunte pédestrement «dans cette ville où ça ne se fait pas» (p. 181), jusqu’aux chemins de montagne du Tadjikistan (ce serait trop long à expliquer). La culture du vedettariat hollywoodien rivalise de vide avec celle du roman d’espionnage. C’est dire qu’on s’amuse chez Jean Rolin.

S’autorisant du fait que l’enquête racontée — c’est un bien grand mot — dans le roman tourne en eau de boudin, l’Oreille tendue a décidé d’y superposer la sienne, sur un seul aspect du texte : son rapport aux langues étrangères, au premier chef l’anglais. En effet, le narrateur rolinien, traducteur dans l’âme, n’hésite jamais à faire œuvre pédagogique.

La traduction des mots étrangers est parfois immédiate, dans un sens ou dans l’autre. Le passage de l’anglais vers le français est attendu : «Jim Morrison : “No one here gets out alive” (littéralement : “Personne ici ne sort vivant”)» (p. 59); «le set up (le coup monté)» (p. 83); «les bad boys, les petites frappes» (p. 86). Parfois, cela se déroule à l’envers, du français vers l’anglais : «“un tas de garçons chauds” (hot-bodied)» (p. 30); «élevée (raised)» (p. 51); «l’endroit le mieux fréquenté de Hollywood (le plus hype)» (p. 164). Page 174, les deux formes sont croisées, à propos d’«un film — un biopic — retraçant la vie» d’une personnalité. Page 204, elles se suivent : «“Girl ! Don’t party so much !” (Fille ! Fais un peu moins la fête !)»; «“trou à crack” (local crack den)».

Dans quelques cas, il vaudrait mieux parler de paraphrase que de traduction : «de succulents crackers au fromage — nacho cheese» (p. 54); «une alley — une voie réservée aux véhicules de service» (p. 150); «un marielito, c’est-à-dire un de ces Cubains, pour la plupart des repris de justice […], qui en 1980 avaient débarqué en masse sur le littoral de la Floride» (p. 212).

Le contexte, ailleurs, est ce qui permet de deviner ce que sont un «valet service» (p. 70) ou les trains «double stack» (p. 126). Pour «ride along», il y a une explication («traîner, en voiture, le long des rues») et une source : «un vocable emprunté à la police» (p. 83). S’agissant de «train wreck» pour désigner une personne, il y a trois possibilités : «“train déraillé”, à moins que le mot anglais ne désigne plutôt le déraillement lui-même, auquel cas il conviendrait peut-être de le traduire par “catastrophe ferroviaire”» (p. 94); «épave» (p. 164).

Tout n’est pourtant pas aussi simple. Il y a des cas où le narrateur hésite : «un Shepherd Mix (berger mélangé ?)» (p. 27). Il est expliqué aux lecteurs qu’«un Mexicain fraîchement débarqué» est un «“dos mouillé”», sans que soit indiqué l’équivalent anglais, «wetback» (p. 124). Une traduction est même présentée comme fautive par son auteur lui-même : «ce motel dont je ne pouvais m’empêcher de traduire le nom — El Rancho Dolores — par “la Ferme des Douleurs”, tout en sachant qu’il ne signifiait rien de tel» (p. 275).

Pourquoi ne pas traduire «car wash» (p. 48), «sex-tape» (p. 89), «“Danger ! Not a pedestrian walkway !”» (p. 115) ou «attorney» (passim) ? Tout le monde connaît-il le sens en français de la chanson de la page 194 ? On notera que l’absence de traduction est de plus en plus fréquente au fil des pages. Cela pourrait porter à confusion : quand des paparazzis crient au narrateur «Shoot them ! Shoot them !», il aurait été bon de préciser qu’il devait filmer les enfants de Britney Spears et non pas tirer sur eux (p. 251).

Les lecteurs attentifs auront aussi noté que la typographie est assez fantaisiste. Certains mots étrangers sont en italiques, d’autres entre guillemets. On les trouve tantôt encerclés de parenthèses tantôt isolés par des tirets. À la même page, une citation est traduite de l’espagnol en français dans le corps du texte, pendant qu’une citation en anglais dans le corps du texte est traduite en français en note (p. 266). (La seule autre note du roman se trouve cinq pages plus loin; elle contient aussi une traduction de l’anglais vers le français.)

Le système n’est pas au point. L’on ne peut que s’en réjouir. Faire autrement aurait été contraire à la logique même du roman.

 

Référence

Rolin, Jean, le Ravissement de Britney Spears. Roman, Paris, P.O.L, 2011, 284 p.

Ça ne s’invente pas (car c’est déjà inventé)

Erin McKean suit de très près l’évolution de la langue anglaise. Elle a exposé ses positions lexicographiques dans le cadre d’une conférence présentée par TED; l’Oreille tendue en a parlé ici. Elle dirige un dictionnaire en ligne, Wordnik. Et elle publie des livres.

Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon (2011) recense et définit quelques dizaines de néologismes (en anglais), beaucoup venus du monde des sciences. Des exemples ?

«Displace fallacy» : l’idée fausse selon laquelle une nouvelle technologie (le livrel) remplace les anciennes (le livre).

«E-mail apnea» : le fait de ne (presque) plus respirer (temporairement) quand on est absorbé par ses courriels. (On doit l’expression à Linda Stone.)

«Thanatourism» : forme de tourisme à destination de lieux associés à la souffrance et à la mort, particulièrement à la mort violente.

C’est réjouissant d’inventivité.

 

[Complément du 22 octobre 2011]

On peut facilement imaginer le plaisir qu’aurait Erin McKean devant tel mot-valise d’un tweet publié hier par @dancohen, qui l’emprunte lui-même à @ncschistory : «“Scannabago” [Scan / Numérisation + Winnebago / Autocaravane] = mobile scanning unit to digitize local materials.»

 

[Complément du 30 janvier 2012]

Au lieu de thanatourism, on peut aussi dire dark tourism. L’expression est chez Julien Blanc-Gras dans Touriste (2011, p. 43). On y découvre également le tourisme chez les pauvres, le poorism (p. 115).

 

[Complément du 26 juin 2012]

La Libre Belgique, elle, parle de nécrotourisme.

 

[Complément du 31 juillet 2013]

Une catastrophe ferroviaire fait 45 morts à Lac Mégantic. Quelques semaines plus tard, @rdimatin parle du «tourisme de catastrophe» qui se pratique dans cette petite ville du Québec.

 

[Complément du 31 décembre 2015]

Dans la neuvième livraison de l’émission The New Yorker Radio Hour, datée du 18 décembre 2015, David Remnick évoque le «crisis tourism».

 

Références

Blanc-Gras, Julien, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

McKean, Erin, Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon. Thought-Provoking Words from a Lexicographer’s Notebook, New York, TED Conferences, LLC, 2011. Édition numérique.