Citation géographique du jour

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

«Vous allez sur Toulouse ? lui demande Baumgartner.

La jeune femme ne répond pas tout de suite, son visage n’est pas bien distinct dans la pénombre. Puis elle articule d’une voix monocorde et récitative, un peu mécanique et vaguement inquiétante, qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent, que rien ne justifie cela qui s’inscrit en tout cas dans un mouvement général de maltraitance de la langue contre lequel on ne peut que s’insurger, qu’elle en tout cas s’insurge vivement contre, puis elle tourne ses cheveux trempés sur le repose-tête du siège et s’endort aussitôt. Elle a l’air complètement cinglée.»

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p., p. 194.

 

[Complément du 29 mars 2018]

Lecture du jour : «Ce site web prend la forme d’archives ouvertes traitant des sciences de l’ingénieur et regroupant divers articles, chapitres d’ouvrages, comptes-rendus [sic] de conférences ainsi que des sujets de thèse traités dans ce domaine sur Toulouse» (source).

Au niveau de

Suzanne Myre, Humains aigres-doux, 2004, couverture

Cette expression, la plus nivelante qui soit, n’est pas moins populaire en France qu’au Québec. Dans la plupart des cas, elle pourrait être abolie sans grande perte.

Il y a quelques créateurs, ici et là, pour laisser entendre qu’on en abuse.

Ici : «si je peux me permettre, j’éclaircirais au niveau de la couleur, quelques mèches», écrit Suzanne Myre dans la nouvelle «Naissance et mort d’une calvitie» de son recueil Humains aigres-doux (p. 148).

Là : «Un requiem, c’est magnifique / Mais c’est quand même tout un symbole / Au niveau d’la dynamique / C’est pas la Compagnie créole», chante Bénabar dans la pièce «Allez !» de son album Infréquentable. (En passant, c’est faux : il faut le fréquenter.)

Heureusement que ceux-là existent.

 

[Complément du 6 août 2018]

Ici, encore, et plus massivement : «La lèvre frétillante, le ministre balbutia que la priorité de son gouvernement était le bien public, et ajoutait quelques mots au sujet d’une rédactrice de discours quand le porte-parole des relations médias du SPVM le coupa pour parler des décès au niveau des Éditions de l’Hast en plus de celui de madame Canuel elle-même et au niveau de sa famille éloignée puis les décès au niveau de la population, tout le monde avait lu le roman, mais il n’y avait ni de tueur ni de suicide en implication dans l’enquête en cours, vraiment, c’était la priorité, même eux les journalistes, leur collègue au niveau des a?aires criminelles de La Presse, l’enquête le prouvait, c’était une réaction semblait-il au niveau de la lecture» (les Noyades secondaires, p. 92).

 

Références

Bénabar, Infréquentable, Sony BMG, 2008.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 369 p.

En lisant François Bon

François Bon, l’Incendie du Hilton, 2009, couverture

Les concitoyens de l’Oreille tendue reconnaîtront sans mal la ville où se déroule le plus récent roman de François Bon, l’Incendie du Hilton. Il n’est pas sûr, en revanche, qu’ils en reconnaissent les dessous. (À eux de le lire. L’Oreille le leur recommande.)

S’agissant du Québec et de sa langue, trois choses l’y frappent.

Un verbe, d’abord : «tes insomnies, ton fichu compte en banque et tes projets qui te foirent dans les mains, l’inutilité de tout ça, ton découragement» (p. 66). Autour de l’Oreille, on dirait plutôt faire dans les mains. Par exemple : «Mais là, la femme de ménage vient de lui faire dans les mains. Alors, c’est la panique» (la Presse, 5 octobre 2000). À la limite : foirer (tout court).

Un substantif, ensuite, dont FB a saisi l’usage obsessif qui en est fait au Québec : salon (comme dans Salon du livre). On en compte douze échantillons aux pages 181-182.

Finalement, une marque de commerce : «Le monde du dollar» (p. 167). Définition ? Entre parenthèses : «sorte de bazar à pas cher». L’Oreille aime.

 

Référence

Bon, François, l’Incendie du Hilton. Roman, Paris, Albin Michel, 2009, 182 p.

P.-S. — Ce «bazar à pas cher» a plusieurs incarnations, outre «Le monde du dollar». En voici deux.

Magasin Dollarthèque, chemin de la Côte-des-Neiges, Montréal, 6 septembre 2009

Boutique Dollarama, rue Sainte-Catherine, Montréal, 6 septembre 2009

Leçon anthropologique à tirer de cet intérêt pour les boutiques à camelote ?

Citation tourangeau-malaise du jour

Jean Echenoz, l'Équipée malaise, 1986, couverture

«— On ne parle pas chinois, dit-elle, dans la Mayenne. Tu as parlé en chinois. Tu as appelé là-bas.

Pas en chinois, s’abstint de relever Pons. En malais. Et dans le meilleur malais. L’État de Johore, où se trouve la plantation, est connu comme celui où l’on parle la langue la plus pure, la plus exempte d’accents régionaux, d’influences allogènes. C’est un peu comme la Touraine pour nous autres.»

Jean Echenoz, l’Équipée malaise. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 251 p., p. 132.

Prendre la route 003

Deux pratiques québécoises qui ne cessent d’étonner l’Oreille tendue : applaudir aux funérailles; applaudir quand son avion atterrit. Façon d’éloigner la mort en la transformant en spectacle ?

 

[Complément du 14 juillet 2016]

Applaudir en avion, avance @LIndeprimeuse, peut être lourd de conséquences.

Il vaut mieux ne pas applaudir en avion

 

[Complément du 4 mars 2018]

Lu ce matin, dans la Presse+ du jour, sous la plume de Marc Cassivi :

Il reste une question qui, pour moi, reste insoluble. Les Québécois applaudissent souvent à l’atterrissage des avions, en particulier au retour de destinations soleil. Je n’ai pas remarqué ce phénomène ailleurs. Pourquoi donc ? Est-ce parce que nous formons une nation si peu confiante en son avenir que nous nous étonnons même de survivre à un vol d’avion ? Une théorie fumeuse à méditer pendant la relâche.

«Insoluble», en effet.

P.-S.—Comme l’indiquent les commentaires ci-dessous, cette pratique n’est pas propre au Québec.

 

[Complément du 25 avril 2018]

Allons voler du côté de l’Amérique du Sud, avec Juan José Saer :

Entre Rio de Janeiro et Buenos Aires, l’avion se vide de ces Brésiliens aimables et voyants qui, comme s’il s’agissait d’une prouesse inespérée du pilote ou d’un supplément de spectacle non inclus dans le prix du billet, applaudissent aux atterrissages, avec un tel enthousiasme que nous autres Argentins, un peu plus réservés et méfiants, nous nous regardons en dissimulant notre inquiétude et en nous demandant si le pilote, grisé par la popularité de sa manœuvre, n’aura pas l’idée, bien dans la tradition des artistes à succès, d’offrir un bis d’hommage à son public. Modernité et obscurantisme font bon ménage dans les avions : lors des turbulences, on peut voir se signer les hommes d’affaires aussi bien que les top models (le Fleuve sans rives, cité sur Twitter).

 

[Complément du 6 septembre 2019]

Le romancier François Hébert propose une lecture historique du phénomène :

Un type à la casquette des Canadiens de Montréal [c’est du hockey], il vient de Drummondville d’où viennent la poutine et les chanteurs des Trois Accords, détache sa ceinture, se lève et applaudit le pilote et sa bonne étoile. […] Personne n’aura encore appris à la Casquette à se tenir tranquille. Les gens n’applaudissent plus dans les avions depuis fort longtemps, mais sans doute Orville eut-il raison d’applaudir Wilbur en 1903 quand leur avion a réussi son premier vol (Miniatures indiennes, p. 54-55).

 

Références

Hébert, François, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p.

Saer, Juan José, le Fleuve sans rives, Paris, Le Tripode, 2018, 340 p. Traduction de Louis Soler.