De l’attraction linguistique

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

L’Oreille tendue a déjà signalé les vertus pédagogiques et cognitives de Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Un dernier mot sur ce roman de François Blais, s’agissant cette fois de ce que les linguistes appellent le code-switching.

Soit les deux phrases suivantes : «Quand les dieux vont apprendre la chose, ça gonna chier, c’est clair» (p. 78); «on avait brainstormé fort» (p. 83).

La seconde suppose une connaissance minimale de l’anglais (son brainstorm transformé en participe passé français), mais la syntaxe est transparente.

La première est plus étonnante : dans le ça gonna, il faut entendre it’s gonna (it’s going to). Cet emploi du futur proche pousse un cran plus loin l’attraction linguistique.

Un cran trop loin, diront certains.

 

Référence

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Un héritage à transmettre

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couvertureOn le dit souvent : les sociétés — du moins les occidentales — ont du mal, aujourd’hui, à transmettre leur héritage, à léguer leurs valeurs, à assurer le passage d’une génération à l’autre.

Il en est ainsi, au Québec, du juron : comment faire partager à ses descendants l’art de sacrer, ce grand plaisir de la vie ? Quelle est la meilleure façon de les doter de ce bagage linguistique nécessaire ?

Pendant longtemps, la mainmise cléricale assurait un relais fiable. Qui entendait parler régulièrement de tabernacle et de calice n’était jamais dépaysé par un tabarnak ou un câlice. (Chacun sait que les plus beaux sacres québécois sont d’origine religieuse.)

On peut aussi, en matière de filiation linguistique, compter sur la seule force de l’exemple. Un père formera son fils, qui n’aura qu’à tendre l’oreille. De même, mais moins fréquemment peut-être, mère et fille.

Avant de lire Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) de François Blais, l’Oreille tendue n’avait jamais mesuré l’importance des jeux d’enfants dans la formation des jeunes langues.

Les petites Samuelle et Anne-Sophie ont perdu une pièce de casse-tête. Leur oncle, «mononcle Alex», décide de les aider à la retrouver. Il leur demande si, «parmi les moyens mis en œuvre pour retrouver l’objet, on avait essayé celui consistant à proférer des gros mots». Réponse : non. On y va : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! À votre tour les filles…» Elles s’y mettent : «Horrifiées et grisées à la fois, les deux fillettes répétaient les terribles incantations, d’un ton hésitant au début puis, voyant que rien de fâcheux ne se produisait, allant crescendo jusqu’au “tabarnak” final, qui fut pratiquement hurlé […]» (p. 124-125). Bien sûr, elles retrouvent tout de suite la pièce manquante.

Il y a peut-être là une leçon pour les sociétés occidentales.

 

[Complément du 7 juin 2021]

Emma Byrne mène des recherches sur le juron. Citons-la : «Learning how to use swearing effectively, with the support of empathetic adults, is far better than trying to ban children from using such language» (Apprendre à jurer de façon efficace, avec le soutien d’adultes empathiques, vaut beaucoup mieux que d’essayer d’empêcher les enfants d’utiliser des mots comme ceux-là).

A-t-elle lu François Blais ?

 

Références

Andrews, Robin, «Why You Should Teach Your Kids To Swear, According To Science», article électronique, IFLScience, 30 mai 2018. https://www.iflscience.com/editors-blog/why-you-should-teach-your-kids-to-swear-according-to-science/

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Les chars de l’Olympe

Le chroniqueur Pierre Foglia, de la Presse, parlemente avec un surveillant pour entrer au Pavillon du Canada aux Jeux olympiques de Vancouver.

Vous parlez français, vous ? C’est le truc que j’ai trouvé. Quand ils ne parlent pas français, ils se sentent assez coupables, tu leur demanderais les clefs de leur char, ils te les donneraient. Anyway il m’a laissé entrer (23 février 2010, cahier Sports, p. 2).

Ce char est une voiture.

Jean Dion, du Devoir, s’interroge, lui, sur les négociations entre le président de la Ligue nationale de hockey et le Comité olympique international au sujet de la participation des joueurs professionnels, notamment russes, aux jeux de Sotchi dans quatre ans.

Il serait quand même joli de voir Ovechkin, Malkin, Markov, Kovalchuk et Semin dire au boss de manger un char (22 février 2010, p. A8).

Ce char n’est pas une voiture. Pour des raisons sur lesquelles l’Oreille tendue préfère ne pas se pencher, celui-là est plein de matières digérées expulsées (un char de marde).

On en conviendra : il y a char et char.

 

[Complément du 18 octobre 2015]

Exemples romanesques :

«Il tente d’ouvrir la boîte aux lettres avec un journal enroulé, donnant un char de marde à sa mère pour s’être stationnée trop loin de son objectif» (Dixie, p. 27).

«J’ai pas été capable de jouer au fin finot, de dire Mon mononcle est fâché, désolé, désolé. Ben oui, ben oui, ça m’fait plaisir de vous connaître, M’sieur Chose. Pas capable non plus d’i faire manger un char de marde» (la Même blessure, p. 203).

 

[Complément du 17 décembre 2020]

Tout le monde ne lit pas Jean Dion, William S. Messier et Emmanuel Bouchard : «Si jamais y en a de l’autre gang qui jouent aux petits boss avec vous autres, vous les envoyez chier en français pis vous leur dites d’aller me voir en anglais. Fuck you, ils connaissent ça. Dites-leur de manger un char, ça ils comprennent pas» (Esprit de corps, p. 83).

 

Références

Bouchard, Emmanuel, la Même Blessure. Roman, Québec, Septentrion, coll. «Hamac», 2015, 216 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.

Le zeugme du samedi matin

Chloé Delaume, la Cri du sablier, éd. de 2003, couverture

Voici ce qu’en dit le Dictionnaire des termes littéraires :

Zeugme, zeugma (gr. lien) • Figure de construction qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates, qui entretiennent avec lui des rapports différents (dans la majorité des cas, il s’agit d’un verbe suivi de deux compléments d’objet). Le zeugme est souvent doué d’une intention humoristique. V. aussi syllepse. Ex. : «J’ai joué au tennis avec mon oncle et ma raquette» (B. Melançon); «Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie» (Gide) (p. 510).

(Ce que l’Oreille tendue fait là, à côté de Gide ? C’est une longue histoire.)

Autre exemple, chez Chloé Delaume, dans le Cri du sablier :

L’enfant parla fort tôt. On la jugea bavarde. Le seul mot qui manquait désignait classiquement le statut géniteur. Le père y remédia en exerçant la force. À chacun ses atouts. Il frappa rebelote jusqu’à lui décrocher le tandem de syllabes et sa menue mâchoire mais cela accessoirement (p. 20-21).

L’intention est un peu moins humoristique.

 

Références

Delaume, Chloé, le Cri du sablier, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 3914, 2003, 126 p. Édition originale : 2001.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.