Accouplements 165

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Des goûts et des couleurs…

Tremblay-Gaudette, Gabriel, «“Écrire ce qui vient naturellement” : la langue dans l’histoire de la bande dessinée québécoise», dans Aline Francœur (édit.), Adaptation de l’expression française dans les cultures francophones, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Culture française de l’Amérique», 2016, p. 111-135.

«il tire à boulets rouges sur le journalisme jaune» (p. 117).

Guillaume Ancel, Un Casque bleu chez les Khmers rouges, 2021, couverture

Aimer ses personnages, ou pas

Marie-Hélène Larochelle, Je suis le courant la vase, 2021, couverture

Les romanciers, personne ne s’en étonnera, ont toutes sortes de façons de considérer leurs personnages. Certains les prennent presque pour des êtres de chair : Michel Tremblay. D’autres les transforment en simples véhicules d’idées : Jean-Paul Sartre. Entre ces extrêmes, il en est qui ne semblent pas les aimer (ce n’est pas un reproche, bien au contraire) : Marie-Hélène Larochelle.

Déjà, dans Daniil et Vanya (2017), il était difficile d’éprouver quelque empathie pour Emma, Gregory et leurs deux fils.

Ce n’est pas tout à fait la même chose dans Je suis le courant la vase (2020), mais il y a une distance de même nature, qui empêche l’identification.

La narratrice sans nom de ce roman sans dialogues est une nageuse de haut niveau. Elle baigne dans toutes sortes de liquides : sang, larmes, sperme, pisse, vomi, morve, alcools, eau (chlorée, croupie, océanique). Son corps est central à ce qu’elle est et à ce qu’elle veut devenir, mais elle en est étrangement détachée : ce qu’elle vit de violent — et les occasions de violence ne manquent pas dans ce bref livre — se déroule comme à côté d’elle; cela lui arrive sans vraiment lui arriver. Elle habite la «misérable» Toronto (p. 153) et tout est sale autour d’elle, dedans comme dehors : «La saleté est partout, sur les trottoirs, la rue, les murs, les gens. Ça ne me dérange pas» (p. 17). Elle gratte (au sens propre) continuellement cette saleté sans paraître en être dégoûtée, elle caresse un raton laveur (mort) et un vautour (vivant), elle note ce que le monde pourrait avoir de repoussant (mais pas pour elle). Elle frôle la mort sans en paraître effrayée. Quand elle quitte brièvement Toronto pour Bordeaux, elle découvre enfin de nouveaux ciels — pour être mieux exposée à de nouveaux drames, qui la laissent quasi indifférente.

Je suis le courant la vase décrit l’envers de la compétition de haut niveau et sa culture «toxique», selon le vocabulaire du jour. Le corps de la narratrice, offert au regard de tous, devient «hybride» (p. 20); c’est à peine une chose, offerte à qui souhaite le prendre (désire serait trop fort). Son entraîneur la maltraite (l’agresse) dans un mélange de mysticisme et de contraintes techniques. Vaguement étudiante, sans que l’on sache dans quelle discipline, elle traverse le monde sans s’accrocher à quoi que ce soit, à peine quelques jouissances éphémères. Elle dérivera jusqu’à la fin, étrangère à elle-même.

Et pourtant on la suit.

P.-S.—Les romanciers peuvent bien faire ce qu’ils veulent de la langue. Cela étant, les yeux de l’Oreille tendue ont pleuré devant quelques phrases obscures et, surtout, devant trois occurrences d’emploi intransitif du verbe quitter (p. 71, p. 80, p. 135). Il est vrai que cet emploi est une de ses bêtes noires.

 

Références

Larochelle, Marie-Hélène, Daniil et Vanya. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littératures d’Amérique», 2017, 283 p.

Larochelle, Marie-Hélène, Je suis le courant la vase. Roman, Montréal, Leméac, 2021, 163 p.

Plus dure sera la chute

Jean-Claude Barey, l’Héritage d’un chûton, 2010, couverture

Soit ce bout de phrase, dans le Devoir du 31 mars dernier : «un régionalisme comme “chuton”, propre à Lanaudière».

Chuton, donc.

L’Oreille tendue a beaucoup entendu le mot dans la bouche de ses parents, dont une moitié provient, en effet, de Lanaudière.

Son sens est péjoratif, à la manière du jigon. Le Wiktionnaire offre comme définition «Personne mal élevée, rustre, peu soucieuse de son apparence». Le bien peu fiable Léandre Bergeron avance que le mot désigne un voyou (1981, p. 81); on peut ne pas partager son avis.

Au féminin, il donne chutonne.

Jean-Claude Barey, en 2010, penche pour l’accent circonflexe : chûton. Il donne les synonymes suivants : colons, bs, bougons, paumés, miséreux, itinérants.

Sur 4 ans de Festi-grunge, en 2005, Bouffons du roi chantait «Chuton», à Joliette — ce qui nous ramène à Lanaudière et au caractère bien peu reluisant du personnage.

 

Références

Barey, Jean-Claude, l’Héritage d’un chûton. Les tribulations d’une jeune démuni. Roman, Québec, Marcel Broquet éditeur, 2010, 288 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Le zeugme du dimanche matin, de Poe et de Baudelaire

Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, éd. de 1965, couverture

«At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18–, I was enjoying the twofold luxury of meditation and a meerschaum, in company with my friend, C. Auguste Dupin, in his little back library, or book-closet, au troisième, No. 33 Rue Dunôt, Faubourg St. Germain

Edgar Allan Poe, «The Purloined Letter», dans The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe, New York, Modern Library, 1992, p. 208. Édition originale : 1844.

 

Traduction de Baudelaire : «J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot, no 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.»

Edgar Allan Poe, «La lettre volée», dans Histoires extraordinaires, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 39, 1965, 306 p., p. 89-108, p. 89. Ttraduction de Charles Baudelaire. Chronologie et introduction par Roger Asselineau. Édition originale : 1856.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Chantal Thomas

Chantal Thomas, Cafés de la mémoire, éd. de 2017, couverture

«Les reines du Luxembourg n’avaient pas un regard pour moi. Elles restaient sourdes à mes demandes. Sous l’entrelacs de leurs tresses piquées de bijoux de pierre, elles semblaient tendre leur petites oreilles, à peine verdies à l’arrière du pavillon; en réalité, elles n’écoutaient rien.»

Chantal Thomas, Cafés de la mémoire. Récit, Paris, Seuil, coll. «Points», P4657, 2017, 344 p., p. 281. Édition originale : 2008.