Accouplements 26

Patrick Nicol, la Nageuse au milieu du lac. Album, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Dans ses Notules dominicales de culture domestique, Philippe Didion évoque un ami «mort au champ d’Alzheimer» (2008, p. 119).

Dans la Nageuse au milieu du lac (sous-titre : Album), un des personnages de Patrick Nicol dit : «Quand je la nomme, François, cette maladie, c’est pour dire que ma mère vaut plus cher au Scrabble que dans la vie» (2015, p. 82).

À chacun sa façon de dire l’oubli et la perte.

P.-S. — Dans un autre registre, sur la même maladie, on lira l’extraordinaire Barney’s Version de Mordecai Richler (1997).

 

[Complément du 6 novembre 2016]

Autre lecture suggérée sur le même sujet : On n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal (2007). Extrait : «Si on vous demandait de porter le nom de votre conjoint, aimeriez-vous que ce nom soit Alzheimer ? Aimeriez-vous vous appeler comme ça, signer comme ça, répondre comme ça quand on vous demanderait de décliner votre identité : je m’appelle Alzheimer. Alzheimer est mon nom» (p. 115).

 

[Complément du 5 janvier 2022]

Un adjectif ? «Si j’en crois vos gourous nombre d’entre vous finiront alzheimerisés, ce qui ne vaut pas mieux que dingues» (le Dernier Bain de Gustave Flaubert, p. 158).

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Jauffret, Régis, le Dernier Bain de Gustave Flaubert. Roman, Paris, Seuil, 2021, 328 p.

Nicol, Patrick, la Nageuse au milieu du lac. Album, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 85, 2015, 154 p.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p., traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Rosenthal, Olivia, On n’est pas là pour disparaître, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 4890, 2007, 235 p.

L’Oreille tendue vers le poste

Il peut arriver à l’Oreille tendue de s’intéresser au sport, notamment au hockey. Ces jours-ci, elle doit fréquenter le réseau de télévision TVA sports, puisque c’est lui qui diffuse tous les matchs des séries éliminatoires de la Ligue nationale de hockey.

Elle a beau être amatrice, l’Oreille n’en est pas moins oreille : elle reste tendue devant le poste, d’où les quatre remarques qui suivent.

Un tic de prononciation est commun chez les commentateurs des matchs : minute s’y prononce meunute. Cette façon de faire n’étonne pas une oreille québécoise dans la vie de tous les jours; à l’antenne, c’est autre chose. Pour le dire avec Anne-Marie Beaudoin-Bégin (la Langue rapaillée, 2015), c’est comme si lesdits commentateurs portaient leur cravate de traviole. Ça fait désordre.

Dans un ouvrage récent, Parler plusieurs langues (2015), le linguiste François Grosjean, insiste sur la difficulté du travail des interprètes : «en plus de leurs compétences de traduction, ils doivent apprendre à percevoir et à comprendre ce qui est dit, à un débit normal et en temps réel, mémoriser le sens du message, formuler une traduction et l’articuler […]» (p. 189-190). Le préposé à l’entretien avec les joueurs chez TVA sports, Renaud Lavoie, a trouvé une façon habile de contourner ces difficultés. Il pose à un joueur, le plus souvent en anglais, une question qui est en fait un résumé de ce que lui-même pense. Le joueur répond en anglais. Renaud Lavoie redit en français ce qu’il a dit dans sa question, généralement sans tenir compte de ce que le joueur lui a répondu. C’est économique.

On a beaucoup déploré, dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, la faiblesse linguistique supposée des commentateurs de TVA sports. Cela demande quelques précisions. D’une part, certains (Michel Bergeron, Paul Houde, Louis Jean) font moins de fautes que d’autres (Patrice Brisebois, José Théodore). D’autre part, le contexte dans lequel ils travaillent les pousse à l’enflure, et cela a des effets sur leur façon de parler. Distinguons, pour aller vite, trois phases dans la télédiffusion du hockey. Du temps de Radio-Canada, sous l’influence de René Lecavalier, on jouait la carte de la distinction : on était, après tout, à la télévision d’État. Quand le Réseau des sports (RDS) a succédé à Radio-Canada, il a voulu moderniser l’image du hockey à la télévision, mais cela n’a guère eu d’effets sur la description des matchs (merci à Pierre Houde) — pour les commentateurs, il est vrai, cela a parfois été moins heureux. Maintenant que TVA sports a l’exclusivité des matchs des séries éliminatoires, on assiste à une surenchère : plus de bruit, plus de couleurs, plus de chiffres, plus d’intensité (voir les sourires et sparages de l’ex-matamore Dave Morissette) — mais, paradoxalement, des vêtements de plus en plus étriqués. Cette surenchère touche aussi les discours : on semble avoir demandé aux commentateurs de parler vite, imagé, fort. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir faire cela et de manier correctement la langue.

Comme les autres médias, TVA sports fait largement appel à des joueurnalistes, ces retraités du sport : joueurs (Brisebois, Théodore, Morissette, Patrick Lalime, Mike Bossy, Enrico Ciccone, Jean-Sébastien Giguère), entraîneur (Bergeron), arbitre (Stéphane Auger). Il est toutefois plus étonnant d’entendre, à plusieurs reprises, le descripteur des matchs (Félix Séguin) chanter en ondes les louanges des gens avec qui il travaille. Les spectateurs ont même eu droit, pendant un match de la série entre les Canadiens de Montréal et les Sénateurs d’Ottawa, à un montage des hauts faits d’armes de Patrick Lalime quand il jouait pour cette dernière équipe. Quel sens donner à cette entreprise de congratulations croisées ? Cela permet au réseau de mettre en valeur ses employés, en faisant ressortir implicitement leur compétence : on nous laisse entendre qu’on les a engagés parce qu’ils étaient bons du temps où ils étaient joueurs. Mais qui a dit que les succès sur la glace suffisaient pour devenir analyste ? Ne peut-on pas imaginer que d’excellents anciens joueurs soient mauvais commentateurs ou, inversement, que des analystes puissent être excellents sans avoir été joueurs de haut niveau, voire sans avoir été joueurs du tout ?

Assis devant le poste, on a beau être pris par le jeu, on ne s’en pose pas moins des questions, foi d’Oreille.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Les zeugmes du dimanche matin et de Sébastien Bailly

Sébastien Bailly, les Zeugmes au play, 2011, couverture

Sébastien Bailly (@sbailly pour les abonnés) est l’auteur du petit livre les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique (2011; l’Oreille tendue a jadis rendu compte de ce livre ici). C’est dire qu’il aime cette figure de rhétorique.

Voici cinq exemples récents de cet intérêt tirés de son compte twitter.

Le 3 mai 2015

Le 1er avril 2015

Le 3 mars 2015

Le 26 janvier 2015

Le 25 décembre 2014

 

Référence

Bailly, Sébastien, les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique, Paris, Mille et une nuits, coll. «Mille et une nuits», 585, 2011, 107 p. Avant-propos de Hervé Le Tellier.

Quelques nouveaux mots en bibliothèque

Caricature du New Yorker

C’est connu : les bibliothécaires gèrent des collections. C’est moins connu : dans ces collections, il y a des néologismes. Allons-y voir.

Le travail des bibliothécaires a été bouleversé par l’arrivée du numérique, puis, plus récemment, par celle des usagers nés dans l’univers numérique. En anglais, on parle de digital natives. En français, on voit, mais rarement, digiborigène (aborigène digital) ces personnes qui ont grandi «avec l’ordinateur et les écrans portables, le Web et les réseaux sociaux», dixit le Devoir du 7 février 2015. Sur Twitter, @revi_redac faisait remarquer, à la suite de la parution de cet article, que le mot numéborigène (aborigène numérique) aurait été plus juste en français.

Les bibliothécaires ne travaillent pas que pour ces natif numériques (le Devoir, bis). Ils s’adressent à toutes sortes de clientèles et doivent leur offrir de nouveaux services. Parmi ceux-ci, il y a le prêt de tablettes numériques, tablettes dont les bibliothécaires se servent eux aussi pour aider les usagers, notamment, mais pas exclusiement, pour la référence nomade. Dès lors, pourquoi ne pas parler, avec @bibliomancienne, de tablothèque et donc de tablothécaires (les tabletarians), travaillant auprès des tablonautes ? S’agissant d’applications, on parlera d’applithécaire. On imagine donc facilement qu’ils doivent désormais développer des compétences techiques, devenir, pour certains, des informathécaires biblioticiens.

Cela étant, la mission des bibliothécaires dépasse la simple gestion d’outils. Ils sont là pour lutter, entre autres maux, contre l’illectronisme, cette fracture numérique, et pour donner accès à l’information sous toutes ses formes.

Plusieurs de ces néologismes sont rarement utilisés, du moins pour l’instant. Ce n’est pas le cas de curation (et de microcuration) et de curateur, voire de curationnisme, de curatorial ou de curator (en France, en français) auxquels il faut faire une place à part, vu leur succès.

Ces mots viennent de l’anglais, où on a pu les entendre sous diverses formes : curation (et auto-curation), curator, curationism, curatorial. Dans Vicky Cristina Barcelona, le film de Woody Allen (2008), quand ses hôtes l’interrogent sur ce qu’elle compte faire dans la vie, Vicky, jouée par Rebecca Hall, répond : «Maybe teaching maybe curating

Son sens ? Voici la définition qu’en proposait Nathalie Collard dans la Presse du 12 mars 2012 («Le curateur est-il un créateur ?», cahier Arts, p. 8).

Il n’y a pas si longtemps, le terme «curateur» était surtout associé au monde muséal, le curateur (ou conservateur) étant celui qui choisit les œuvres qui seront présentées dans le cadre d’une exposition.
Aujourd’hui, on a étendu la définition de la «curation» — un mot très laid, il faut en convenir — à toutes sortes de contextes, dont le travail journalistique. Le curateur (traduction du terme curator ou content curator) est celui qui choisit, trie, organise, hiérarchise, met en contexte et donne un sens à des objets ou à des informations. Le curateur fouille le web à la recherche d’informations et d’images qu’il juge pertinentes et intéressantes, les organise à sa façon et les partage avec les autres internautes sur son propre site.
[…]
À la différence de l’agrégateur de contenu qui se résume en gros à un vulgaire algorithme, le curateur est un être en chair et en os, curieux et passionné, qui passe des heures à explorer le web à la recherche de perles.

Sur le site RG Mobility, le 28 juin 2013, on proposait de distinguer la curation de l’agrégation et de la syndication :

Chaque fois que vous publiez un lien de contenu vers un autre site ou sur votre réseau social ou peut parler de curation s’il s’agit d’une action «manuelle» alors que si vous collectez et partagez automatiquement ce que vous trouvez à partir de mots clés, on parlera plutôt d’agrégation (Netvibes, Google Reader…). Quant à la syndication il s’agit plus d’une technologie qui permet de rendre disponible une partie du contenu de votre site ou blog afin qu’elle soit utilisée par d’autres sites où lecteurs de flux RSS.

Tout le monde n’aime pas la chose elle-même — «La curation, nouvelle tarte à la crème du web ?», «Non à la “curation”» — ou le mot et ses dérivés. On les retrouve sur la «Lake Superior State University’s 40th Annual List of Banished Words». Certains leur préfèrent médiateur (@audreyrozowy), webinier (@francispisani), éditeur (@LucGauvreau), conservateur (ce serait volontiers le choix de l’Oreille tendue), commissaire, voire fluxeur (@fbon).

Comme d’habitude, c’est l’usage qui tranchera, en bibliothèque et au-delà.

P.-S. — Merci à @bibliomancienne, dont deux tweets — ici et — ont inspiré cette entrée de blogue.

 

[Complément du 5 juin 2015]

Oups ! Comment oublier la bibliodiversité (L’éditeur indépendant de création, un acteur majeur de la bibliodiversité, 2006) ?

 

[Complément du 13 décembre 2015]

Les Français aiment les mots en -ing, qu’il s’agisse de mots venus de l’anglais (parking) ou de mots inventés de toutes pièces (brushing, footing, caravaning). Puisqu’il y avait la curation, il fallait s’attendre à voir apparaître le curating. Voyez cet article des Inrocks du 11 décembre pour diverses occurrences du mot. (Merci à @MatthieuDugal pour le lien.)

 

Référence

Colleu, Gilles, Éditeurs indépendants : de l’âge de raison vers l’offensive ? L’éditeur indépendant de création, un acteur majeur de la bibliodiversité, Paris, Alliance des éditeurs indépendants, 2006, 151 p.