Accouplements 159

Martin Gibert, Faire la morale aux robots, 2020, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Lecture de la semaine dernière : Gibert, Martin, Faire la morale aux robots. Une introduction à l’éthique des algorithmes, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 17, 2020, 95 p. Ill.

«C’est une conférence TED qui date de 2015. Le philosophe Nick Bostrom, micro-cravate et calvitie naissante, s’adresse au public du Convention Centre de Vancouver» (p. 48).

Lecture de cette semaine : Le Tellier, Hervé, l’Anomalie. Roman, Paris, Gallimard, 2020, 327 p.

«Nous l’appelons “l’hypothèse Bostrom”. Je veux parler de Nick Bostrom, un philosophe enseignant à Oxford, qui a proposé au début du siècle…» (p. 165)

Diderot et Netflix

The Queen’s Gambit, 2020, épisode 5, détail

Comme tout le monde, l’Oreille tendue avait entendu parler de la série télévisée The Queen’s Gambit (2020, le Jeu de la dame). Elle l’avait mise sur sa liste de choses à voir un de ces jours. Puis, une de ses étudiantes — merci à elle — lui a annoncé qu’il était question de Diderot dans le cinquième épisode, «Fork» («Fourchette»). Elle y est donc allée tout de suite.

Beth Harmon, la jeune prodige des échecs qui est l’héroïne de la série, rentre à la maison, à Lexington (Kentucky), après la mort de sa mère adoptive. Elle y reprend contact avec Harry Beltik, un joueur qu’elle a écrasé dans un tournoi cinq ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 13 ans. Depuis, elle est devenue cochampionne des États-Unis. Beltik lui propose de devenir son entraîneur (il sera aussi son amant), lui apporte des livres et lui donne des conseils.

À la 19e minute de l’épisode, Harry et Beth font la vaisselle. «Je crois qu’il y a plus dans la vie que les échecs» («I think there’s more to life than chess»), avance Harry, qui entreprend de s’expliquer à partir de la vie d’un de ses «héros», François-André Danican Philidor (1726-1795). Il demande d’abord à Beth si elle connaît Diderot. «French Revolution», répond-elle. Harry ne la corrige que partiellement — «À peu près» («Close enough») — avant de lui citer de mémoire — lui aussi — un passage d’une lettre de Diderot où il est dit que Philidor jouait parfois les yeux bandés.

Il s’agit bien d’une lettre de Diderot, celle à Philidor du 10 avril 1782, mais la phrase que cite Harry — «Il y a de la folie à courir le hasard de devenir imbécile par vanité» (éd. de 1997, p. 1323) — n’est pas de Diderot. Elle est d’un autre joueur d’échecs du XVIIIe siècle, «M. de Légal» (1702-1792), que cite Diderot dans sa lettre.

Aux échecs, pareille double approximation aurait été lourde de conséquences.

P.-S.—Oui, il s’agit des joueurs d’échecs qu’évoque Diderot au début du Neveu de Rameau :

Si le tems est trop froid, ou trop pluvieux, je me refugie au caffé de la Regence; la je m’amuse a voir jouer aux echecs. Paris est l’endroit du monde, et le caffé de la Regence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux a ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos; car si l’on peut etre homme d’esprit et grand joueur d’echecs, comme Legal; on peut être aussi un grand joueur d’echecs, et un sot, comme Foubert et Mayot (éd. 1977, p. 3-4).

P.-P.-S.—Les travaux sur Diderot et les échecs ne manquent pas. Voir des exemples ci-dessous.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau, Genève, Droz, coll. «Textes littéraires français», 37, 1977, xcv/329 p. Édition critique avec notes et lexique par Jean Fabre.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Sumi, Yoichi, «Autour de l’image du jeu d’échecs chez l’auteur du Neveu de Rameau», dans Jacques Proust (édit.), Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, coll. «Études de philologie et d’histoire», 25, 1972, p. 341-363.

Sumi, Yoichi, le Neveu de Rameau. Caprices et logique du jeu, Tokyo, France Tosho, 1975, 520 p. Préface de Jacques Proust.

Thomas, Ruth P., «Chess as Metaphor in le Neveu de Rameau», Forum for Modern Language Studies, 18, 1982, p. 63-74.

Jean-Jacques Rousseau, les théâtres et la covid-19

Portrait de Jean-Jacques Rousseau
«Tite-Live dit que les jeux scéniques furent introduits à Rome l’an 390, à l’occasion d’une peste qu’il s’agissait d’y faire cesser. Aujourd’hui l’on fermerait les théâtres pour le même sujet et sûrement cela serait plus raisonnable.»

Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. d’Alembert sur son article Genève, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 160, 1967, 250 p., p. 158 n. 1. Chronologie et introduction par Michel Launay. Édition originale : 1758.

Voilà qui est clair

Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, 2020, couverture

C’est un des dadas de l’Oreille tendue : elle n’aime pas le verbe décéder. Elle pense que les gens meurent, tout simplement.

Laurent Mauvignier paraît ne pas non plus aimer les euphémismes.

En 1999 : «comme les gens disent, parler de dernière demeure pour se faire croire qu’il y a des restes de vie, une demeure comme une petite maison ou un logement avec un petit confort quand même» (p. 33).

Cette année : «Est-ce qu’il dira ce mot qu’il ne prononce jamais et qui est pour lui comme un mot trop prudent, ou qu’il fera comme les gens qui parlent de quelqu’un en disant qu’il est décédé pour dire qu’il est mort — pourquoi ils ne disent pas qu’il est mort, plutôt que d’essayer de planquer le cadavre dans ce mot embaumé, faussement pudique ? décédé ?» (p. 175-176)

Merci.

 

Références

Mauvignier, Laurent, Loin d’eux, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 120 p.

Mauvignier, Laurent, Histoires de la nuit, Paris, Éditions de Minuit, 2020, 634 p.