Classiques ou médiatiques ?

Sophie Divry, la Cote 400, 2010, couverture

L’Oreille tendue s’apprête, dès mercredi, à donner un nouveau cours (pour elle). Il y sera notamment question des classiques, d’où cette citation de la Cote 400 de Sophie Divry (2010) :

Il n’y a que deux côtés à une barricade. Moi j’ai choisi mon camp, camarade. Je soutiens le lecteur esseulé, déprimé, misérable face au prestige écrasant de l’Armée des Livres. Vous ne l’avez pas vu parce que je suis discrète, mais je suis avec vous, je l’ai toujours été. Du côté des piétons, des boulistes et des habitués. Avec vous, mes cotes 900 et 910. Certaines ont fait le choix inverse, là-haut, les duchesses, en cote 200, en cote 800. Ce sont mes ennemies de classe. Méfie-toi, ma fille, méfie-toi ! Je les vois, ces bibliothécaires de police, comment elles parlent aux lecteurs. Elles les assomment avec leur «Il faut lire !» Elles décident de ce qui est «bien écrit» et de ce qui ne l’est pas, des vraies statues du Commandeur des Lettres françaises. Elles clament que tout le monde doit accéder à la Littérature, mais elles érigent un bloc, un monument écrasant — les Classiques — auquel il faut concéder des sacrifices, de la chair fraîche, du sang. Avec elles, on n’est jamais en règle, jamais. De vrais flics de la bonne conscience culturelle. Quand vous entrez, mal assuré, vous avez peur d’être interpellé : «Hep, vous ! Oui, vous. Vos classiques, s’il vous plaît. Montrez-moi ça. Hum, il y a du retard, beaucoup de retard. De grosses lacunes. Cela fait combien de temps que vous n’avez pas ouvert Balzac ? Mmmh. Et vous faites quoi dans la vie ? Vous travaillez beaucoup ? Alors, vous n’avez pas d’excuses. Moi, à votre place, j’aurais honte. C’est quoi ce livre dans votre sac ? Montrez, montrez-moi… Ah oui, intéressant. Divertissant. Facile. Médiatique. Mal écrit. Nul ! Et vous comptez rester longtemps dans cet état culturel ? Il faut vous reprendre en main. Je vous prescris une pléiade d’auteurs classiques du XVIIIe siècle pendant dix mois. Ah, il faut ce qu’il faut. Vous reviendrez me voir ensuite. Non, laissez ce livre ici, s’il vous plaît. Et que je ne vous y reprenne plus. Allez, circulez…» Quelle brutalité. Moi, jamais je ne me permettrais ça (p. 56-57).

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 27 décembre 2010.

 

Référence

Divry, Sophie, la Cote 400. Roman, Montréal, Les Allusifs, 2010, 64 p.

Deux lyo(n)nismes du jour

Robert Belleret, Paul Bocuse, 2019, couverture

«On aura compris que ce qui peut apparaître comme du folklore lyonnais ou de la lyonnaiserie — ou mâchon rime avec bouchon, grattons avec saucisson — est indissociable de l’histoire de Paul Bocuse. Lyonnais ontologique, Collongeard consubstantiel, c’est de son ancrage régional et de son enracinement dans un paysage que Paul Bocuse a tiré sa force, et par sa spécificité qu’il a conquis une reconnaissance nationale et internationale — pour ne pas dire une certaine universalité. Personnage promis à la légende, Monsieur Paul n’aurait pu s’épanouir hors sol : il lui fallait un environnement favorable pour croître et exister, une manière de lyonnitude profonde qui n’est pas l’exact contraire du parisianisme frivole ou mondain.»

Robert Belleret, Paul Bocuse. L’épopée d’un chef. Biographie, Paris, Éditions de l’Archipel, coll. «Biographie», 2019, 259 p., p. 97.

L’oreille tendue de… Amélie Nothomb

Amélie Nothomb, Soif, 2019, couverture«Ce n’est pas une métaphore : combien de fois m’a-t-il été donné de distinguer le faisceau de lumière reliant deux êtres qui s’aiment ? Lorsqu’elle vous est adressée, cette lumière devient moins visible mais plus sensible, on perçoit les rayons qui entrent dans la peau — il n’y a rien d’aussi bon à éprouver. Si l’on était capable alors de tendre l’oreille, on entendrait un crépitement d’étincelles.»

«Quelle soif grandiose ! Un chef-d’œuvre d’altération. Ma langue s’est transformée en pierre ponce, quand je la frotte contre mon palais, c’est abrasif. Explore ta soif, mon ami. Elle est un voyage, elle te conduit à une source, que c’est beau, entends-tu, oui, c’est la bonne chanson, il faut tendre l’oreille, il y a des musiques qui se méritent, ce tendre murmure me réjouit jusqu’à mes tréfonds, j’ai en bouche ce goût de pierre.»

Amélie Nothomb, Soif. Roman, Paris, Albin Michel, 2019. Édition numérique.