H comme hockey et comme histoire

En 2006, la campagne publicitaire des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — mêlait le passé (architectural) de la ville et un des joueurs de l’équipe. (Voir l’analyse de Jonathan Cha.)

Canadiens de Montréal, campagne de publicité, 2006

Un peu plus tard, au moment de l’interminable centenaire de l’équipe, on superposait à un joueur du passé (en noir et blanc) un joueur du présent (en couleurs). Thème ? «L’histoire se joue ici.» (Voir l’analyse de Fannie Valois-Nadeau.)

Canadiens de Montréal, campagne de publicité, 2009

Cette année, le slogan est «Le club du hockey». Une des affiches de cette campagne mêle deux photos de joueurs du présent, Brandon Prust et Max Pacioretty, à celle d’une légende du passé, Jean Béliveau.

Morale de cette histoire ? Elle est double.

Le club lui-même crée et vend son histoire.

Les succès du passé sont plus sûrs que ceux du présent.

 

Références

Cha, Jonathan, «“La ville est hockey”. De la hockeyisation de la ville à la représentation architecturale : une quête urbaine», Journal of the Society for the Study of Architecture in Canada / Journal de la Société pour l’étude de l’architecture au Canada [JSSAC | JSÉAC], 34, 1, 2009, p. 3-18.

Valois-Nadeau, Fannie, «Quand “l’histoire se joue ici”», dans Jean-François Diana (édit.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, série «Actes», 6, 2013, p. 93-108.

Crise d’identité

L’Oreille tendue est casanière. Il y a peu, elle est néanmoins allée assister à une table ronde dans une librairie montréalaise.

Un des intervenants y a déclaré : «J’essaie de me mettre dans leurs shorts.»

Pour rendre l’expression compréhensible aux non-natifs du Québec, il faut indiquer que short peut y désigner, selon les contextes, une «Culotte courte (pour le sport, les vacances)» (le Petit Robert, édition numérique de 2014) ou des sous-vêtements (un slip ou une petite culotte).

Dans le cas qui nous intéresse, il n’est pas question de sport. Qui s’imagine dans les shorts de quelqu’un essaie de se mettre à sa place.

On pourrait être troublé à moins.

 

[Complément du 20 novembre 2021]

En revanche, cette déclaration lue sur Twitter relève du registre sportif : «Norlinder s’est fait sortir de ses shorts par Granlund.» «Se faire sortir de ses shorts» ? Quand un joueur de hockey se fait déjouer par un adversaire sans y pouvoir quoi que ce soit par manque de rapidité. Personne ne veut «se mettre» dans ces shorts-là.

P.-S.—Oui, c’est de la langue de puck.

 

[Complément du 1er août 2022]

Ne pas se sentir / être gros dans ses shorts évoque un sentiment d’inquiétude, voire de peur. Exemple tiré de la Bête creuse de Christophe Bernard (2017) : «Monti, qui s’appelait pas Monti pour rien, mon petit, mon p’tit, mon Ti, Monti, c’est comme ça que les autres orphelins avaient trouvé son surnom, était vraiment pas venu gros dans ses shorts» (p. 18).

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Autopromotion 079

Lire vous transporte

Plus tôt aujourd’hui, la Société de transport de Montréal, l’Association des libraires du Québec et le réseau des bibliothèques de la Ville de Montréal annonçaient le lancement de l’opération Lire vous transporte :

Ce projet pilote d’une durée de trois mois consiste à offrir, à l’intérieur de plusieurs bus et abribus, une bibliothèque numérique gratuite composée d’une quarantaine de livres d’expression française.

[…]

Grâce à ce projet, il sera possible de télécharger sur un téléphone intelligent, une tablette ou une liseuse, par l’entremise d’un code QR ou un URL, le premier chapitre de chacun des livres proposés dans cinq catégories : jeunesse et aventure, enquêtes, romans historiques et découvertes, évasion, cuisine et voyages, romans d’amour et autres histoires. Le lecteur se verra, par la suite, offrir la possibilité d’emprunter le livre en version papier ou numérique dans l’une des 45 bibliothèques de la Ville de Montréal ou de l’acheter, également en version papier ou numérique, sur le site RueDesLibraires.com. Une fonction permettra également de géolocaliser la bibliothèque ou la librairie la plus proche (source : Ville de Montréal).

En images ?

 

 

L’Oreille tendue est ravie d’avoir été invitée à participer à ce projet, pour son livre les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle (éd. de poche, 2012).

Cela dure jusqu’au 20 janvier 2014.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Paré à répondre

Sylvain Hotte, Panache. 1. Léthargie, 2009, couverture

Il arrive à l’Oreille tendue de répondre à ses lecteurs. Exemple.

Le 23 juin dernier, @Bixi0u, manchette de la Presse à l’appui («Être paré pour le “D”»), tweetait ceci : «“Paré” pour prêt, c’est répandu ?»

Réponse : oui, depuis longtemps, et pas seulement au Québec.

Il y a paré à.

«Ils sont parés à payer le prix, ça, y est pas question» (le Libraire, éd. de 1977, p. 109).

«Surpris, j’ai dévalé les marches, prêt à partir au pas de course, imaginant Robert Pinchault, surgissant tel un maniaque, avec une pelle en acier au-dessus de sa tête, paré à me décapiter» (Panache, p. 17).

«10e numéro, paré à venir» (le Tiers Livre, 9 août 2013).

Il y a paré pour.

«paré pour expérience demain aux aubes» (@fbon, 24 août 2013).

«Parés pour le décollage ?» (la Presse+, 8 août 2013).

Remarque historique

Dans la Vie quotidienne en Nouvelle-France, Raymond Douville et Jacques-Donat Casanova citent Jean-Baptiste d’Aleyrac, probablement ses Aventures militaires au XVIIIe siècle : les Canadiens du Siècle des lumières disent «paré à pour prêt à» (p. 249).

Yapadkoi.

 

Références

Bessette, Gérard, le Libraire. Roman, Montréal, Pierre Tisseyre, coll. «CLF poche canadien», 17, 1977, 153 p. Édition originale : 1960.

Douville, Raymond et Jacques-Donat Casanova, la Vie quotidienne en Nouvelle-France. Le Canada, de Champlain à Montcalm, Paris, Hachette, 1964, 268 p.

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Guy Lafleur

Guy Lafleur entre au musée Grévin, Montréal, 2013

À l’occasion du dernier match de Guy Lafleur, le 4 décembre 2010, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur le héros de son enfance. On le lira ci-dessous; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

Pourquoi reprendre ce texte aujourd’hui ? Parce que c’est — comme chacun le sait — le 62e anniversaire du Démon blond.

***

De Guy Lafleur considéré comme un des beaux-arts

Benoît Melançon

La scène se déroule dans le film La Cuisine rouge de Paule Baillargeon et Frédérique Collin. Après une bagarre, le gagnant force le perdant à répéter «Guy Lafleur est le plus grand de tous les Québécois.» L’affirmation est un brin exagérée, mais une chose est sûre : beaucoup d’artistes se sont inspirés du célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal.

Éloge de la vitesse

Quelles sont les deux principales caractéristiques du jeu de Lafleur? La force de sa «frappe», dit le poète Bernard Pozier. L’allégresse de son coup de patin, selon l’essayiste Michel-Wilbrod Bujold. Certains ont le pied marin; Lafleur a le «pied patin».

Le peintre Benoît Desfossés rend bien cela dans son tableau «Le démon blond». On y voit Lafleur, cheveux flottants et bâton tendu, foncer droit devant lui. Voilà le «Flower Power» auquel on a si fortement associé Lafleur.

C’est aussi la vitesse qui intéresse Serge Lemoyne, qui a signé nombre d’œuvres picturales sur les joueurs des Canadiens durant les années 1970 et 1980. Trois mettent en scène Lafleur : «Le numéro 10», «Lafleur stardust», «Le cinquantième de Lafleur». Le blanc, le bleu et le rouge suffisent pour rendre la grâce aérienne du patineur.

Cette grâce, c’est aussi la chevelure au vent. Marie-France Bazzo résume excellemment l’image de Lafleur dans sa contribution au volume collectif Une enfance bleu-blanc-rouge : «Lafleur […] semblait aussi conscient de ses cheveux que de son coup de patin; homme préoccupé par ses extrémités.»

Chanter Ti-Guy

Parmi les créateurs, ce sont les musiciens qui se sont le plus approprié Guy Lafleur. Il existe au moins une quinzaine de pièces musicales où il apparaît. Il y en a pour tous les goûts, du jazz au classique, du rock au country.

Dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’allusions, mais trois chansons sont entièrement consacrées à Lafleur.

En 1955, Oscar Thiffault chantait «C’est Maurice Richard qui est si populaire / C’est Maurice Richard qui score toul’temps.» Il recycle sa chanson en 1978, actualité oblige : «C’est Ti-Guy Lafleur qui est si populaire / C’est Ti-Guy Lafleur qui score toul’temps

Robert Charlebois, lui, rendra hommage au «Champion» en 1987, mais il s’inquiète pour son avenir : «C’est un play-boy, c’est une vedette / C’est un cow-boy dans l’jet-set.» Attention à la chute.

Plus récemment, André Brazeau a versé dans la nostalgie en ravivant ses souvenirs de «Ti-Guy». Le refrain est clair : «Moé j’m’ennuie de Ti-Guy Lafleur / Lui quand i jouait / I en avait du cœur.»

Les deux solitudes

Il n’y a pas que les francophones à aduler Lafleur. Dans la pièce de théâtre Life After Hockey de Kenneth Brown, on voit filer un joueur rapide comme un «coyote sauvage». Mordecai Richler, grand amateur de hockey, a un jour fait le portrait de Lafleur en homme solitaire, «presque mélancolique». Le poète Ken Norris («Guy Lafleur and Me») se sent vieillir au même rythme que son idole. Dans la série des «Carcajous» de Roy MacGregor, Lafleur fait une apparition remarquée dans Une dangereuse patinoire. On connaît surtout W.P. Kinsella pour ses textes sur le baseball, mais il a aussi écrit sur le hockey, et le chien de sa nouvelle «Truth» s’appelle… Guy Lafleur.

Cette forte présence de Lafleur sous la plume des écrivains anglophones a de quoi étonner. Les francophones paraissent préférer les biographies. La plus citée est celle de Georges-Hébert Germain. La plus récente (2010), celle de Christine Ouin et Louise Pratte, est destinée aux enfants.

Parmi les exceptions, on retiendra la nouvelle de science-fiction «Le fantôme du Forum» de Jean-Pierre April. À travers de fortes vapeurs éthyliques, on assiste à un match entre «six super-sosies de Guy Lafleur» et l’équipe des «Robots russes». Ouf : victoire in extremis de l’équipe «des Lafleur». On lira aussi avec étonnement les fragments de «La Bible de Thurso», dont François Hébert est l’exégète.

J’aurais voulu être un artiste

Depuis les années 1970, il est banal d’associer le sport et la culture. On entend partout que les grands sportifs sont de grands artistes. C’est vrai de Guy Lafleur sur la glace. Mais son intérêt pour l’art ne s’arrête pas là.

En 1979, il lance deux disques, l’un en français, l’autre en anglais, où, sur une musique disco, il psalmodie des conseils aux jeunes hockeyeurs. On ne peut pas savoir quels ont été les résultats pédagogiques de ces enregistrements. En revanche, ils ont leur place assurée au Temple de la renommée du psychotronisme.

Victor-Lévy Beaulieu s’était intéressé aux goûts esthétiques de Guy Lafleur dès 1972. Dans une entrevue du magazine Perspectives, on découvre ce que la recrue aime en matière de musique : Bach, Charles Mingus, Chantal Pary. On y apprend aussi qu’il tient un journal intime et qu’il écrit de la poésie. Lafleur le dit clairement : «Le hockey, pour moi, c’est une façon de m’exprimer, comme quelqu’un qui fait de la musique.»

On sait peu de chose des poèmes de Guy Lafleur. Perspectives en cite un : «Pardonne à la maison indiscrète / Qui durant ton absence / Est venue feuilleter ce cahier.» Il y en a un autre à la dernière page de la biographie de Lafleur par Georges-Hébert Germain, et c’est lui qui donne son titre au livre, L’ombre et la lumière.

En matière poétique, un happening tenu durant la première saison de Guy Lafleur avec les Canadiens (1971-1972) fait rêver. Serge Lemoyne, celui des œuvres tricolores, organise alors un événement intitulé «Slap shot». Au programme : peinture et poésie. Sur les murs : des Lemoyne, qui voisinent avec des textes de Claude Gauvreau, de Denis Vanier et de… Guy Lafleur. On a du mal, encore aujourd’hui, à imaginer cette rencontre de l’automatisme, de la contre-culture et du sport national.

La deuxième étoile

S’il fallait attribuer des étoiles aux joueurs de hockey devenus des icônes culturelles, la première n’irait pas à Lafleur, mais à Maurice Richard. Pourquoi le numéro 9 est-il plus populaire que le numéro 10 chez les artistes?

Contrairement au Rocket, le Démon blond a vécu presque toute sa vie sous l’œil inquisiteur des médias. On croit tout savoir de lui. Cette proximité a peut-être été un frein à l’imaginaire des créateurs francophones.

Il y a une autre raison, plus profonde. Si Maurice Richard a tant occupé les artistes, c’est qu’il y a eu dans sa carrière un moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais sont descendus dans la rue pour défendre leur idole, qui aurait été bafouée par les autorités de la Ligue nationale de hockey. Rien de tel pour Lafleur, pas de cataclysme fondateur.

Pour devenir «le plus grand des Québécois», il faut plus qu’un redoutable lancer frappé et que la «grâce artistique» chantée par Mes Aïeux.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle.