Les gros mots dans le poste

Il arrive souvent à l’Oreille tendue d’être décalée télévisuellement. Elle est ainsi en train de regarder la quatrième saison de la série télévisée Damages, alors que la diffusion de la cinquième vient de commencer.

Dès les premiers épisodes de cette quatrième saison, l’Oreille a été frappée par ce qui lui semblait l’apparition de gros mots dans les dialogues, seuls (s*it, *uck, asshol*, Je*us, cock*ucker) ou en combinaison (m*therfucker, Jesu* Christ).

Elle s’est même demandée à haute voix, en présence de ses habituelles sources conjugales, si un changement de chaîne n’était pas la source de cette transformation linguistique.

Or, dixit Wikipédia, la série est en effet passée, après la troisième saison, de FX Network à DirecTV.

C’est bien la preuve qu’il est toujours utile de tendre l’oreille; on peut apprendre des choses (de peu de poids, il est vrai).

P.-S. — À DirecTV, on accepte volontiers les gros mots et la nudité (surtout féminine).

Sacrer dans le poste

Le «câlice» de Megan (et de Mad Men)

Sur Twitter, le 25 mars, jour de diffusion du premier épisode de la cinquième saison de la série Mad Men, @richardhetu écrivait ceci : «La femme de Don Draper (J. Paré) vient de dire câlice. Une première à la télé américaine. #MadMen.» Le lendemain, même information, avec un commentaire («Misère») et la photo ci-dessous, chez @PasqualeHJ.

Jessica Paré, qui joue Megan Calvet, la nouvelle Mrs Don Draper, vient de Montréal. Qu’elle utilise câlice est facile à justifier. (Vu son nom de famille, elle aurait aussi pu se servir de calvette, forme euphémisée de calvaire.)

Est-ce la première fois que la télévision états-unienne fait entendre ce genre de langage ? Que nenni.

Dans le treizième épisode de la sixième saison des Sopranos, «Soprano Home Movies» (2007), Tony Soprano fait affaire avec deux Québécois francophones. L’un dit à l’autre : «Astie, j’ai oublié !».

La culture québécoise s’exporte au sud de la frontière.

P.-S. — Il y a aussi un «Saclebleu», pour «Sacrebleu», dans «Cold Cuts» (cinquième saison, neuvième épisode, 2004). La traduction française, visible sur YouTube, a remplacé ce juron par «Tabernâcle». La prononciation du personnage de Tony Soprano n’est au point ni dans l’original ni dans la traduction.

P.-P.-S. — L’Oreille a déjà dit un mot de Mad Men et des Sopranos. Le contexte n’était pas tout à fait le même.

 

[Complément du 27 mars 2012]

On peut (ré)entendre ce «câlice» bien senti ici.

 

[Complément du 28 mars 2012]

Pour une réflexion plus générale sur le rapport aux jurons de ceux qui apprennent le français familier parlé au Québec, voir le blogue d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin, En tous cas.

 

[Complément du 31 mars 2012]

Dans la Presse d’aujourd’hui, sous le titre «L’homo tabarnacus», Patrick Lagacé consacre un article aux sacres québécois (p. A10). On y entend l’Oreille.

Complexité sacrée

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de souligner l’existence d’un fort courant d’euphémisation dans l’usage des jurons au Québec. Ainsi, au lieu de dire tabarnak, on choisira tabarnan.

De même, les sacres sont souvent l’objet d’une proliférante relexicalisation. On peut, par exemple, utiliser tabarnak à plusieurs sauces : tabarnak !, mon tabarnak, tabarnak de x, tabarnaker quelque chose, s’en tabarnaker, s’en contre-tabarnaker, s’en contre-saint-tabarnaker, etc.

Démonstration conjointe de ces deux phénomènes dans un tweet récent de @mmegreenwood : «j’peux pas m’empêcher de vouloir encore que les Canadiens gagnent, même si on s’en contretabaslaque total, rendu là.»

Contre + tabarnaker => contre + tabaslaquer (euphémisme) => Contretabaslaquer.

CQFD.

P.-S. — La croyance dans le succès des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, même quand il est de plus en plus improbable, fait aussi partie de l’inconscient collectif québécois.

 

[Complément du 7 mai 2013]

 

 Radio-Canada, 7 mai 2013

Autre exemple, conjoignant hockey et euphémisation, tiré du site de Radio-Canada aujourd’hui.

Érudition religieuse, ou pas

Nuage de jurons, Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, 2012, case

Dans la Presse du 21 janvier, le chroniqueur sportif François Gagnon consacre un article aux effets des nouvelles technologies sur son métier. Il y fait notamment remarquer que ses lecteurs exigent maintenant d’être informés en temps réel. Sa réaction ? «Simonac ! Il y a cinq ans à peine, ces réponses étaient offertes dans la Presse du lendemain matin» (cahier Sports, p. 2).

Simonac, donc. Il s’agit d’un de ces sacres d’inspiration religieuse dont le Québec est si friand. Pour Léandre Bergeron, en 1981, qui retient la graphie simonaque, ce serait toutefois un juron «inoffensif» (p. 151).

Simonac / simonaque pose un intéressant problème d’exégèse sacrée.

D’une part, il semble témoigner d’une solide érudition ecclésiastique. Selon toute vraisemblance, il viendrait de l’adjectif simoniaque : «Coupable ou entaché de simonie», explique le Petit Robert, la simonie étant la «Volonté réfléchie d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose spirituelle (ou assimilable à une chose spirituelle)» (édition numérique de 2010).

D’autre part, on entend parfois saint-simonac, par exemple dans le Matou d’Yves Beauchemin (éd. de 2007, p. 143). Un saint qui pratiquerait la simonie ? Ça ferait désordre, non ?

 

[Complément du 9 janvier 2018]

Comme dans la bande dessinée Motel Galactic, le dessinateur Côté, dans la Presse+ du 7 janvier dernier, propose la graphie simonak. Ça se défend.

 

[Complément du 4 mars 2019]

La romancière Sylvie Drapeau propose une autre graphie : «C’est de l’amour, cimonaque !» (l’Enfer, p. 90)

 

[Complément du 8 août 2019]

En 1976, dans la pièce Un pays dont la devise est je m’oublie, Jean-Claude Germain écrivait «simonacque» (p. 104).

 

Illustration : Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p., p. 86.

 

Références

Beauchemin, Yves, le Matou. Édition définitive, Montréal, Fides, 2007, 669 p. Édition originale : 1981.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Drapeau, Sylvie, l’Enfer. Roman, Montréal, Leméac, 2018, 94 p.

Germain, Jean-Claude, Un pays dont la devise est je m’oublie. Théâtre, Montréal, VLB éditeur, 1976, 138 p.

Est-ce bien nécessaire ?

Parmi les jurons québécois, il en est de forts et il en est de faibles. Dans la première catégorie, on place aujourd’hui — même si leur statut a varié dans le temps — tabarnak ou crisse. Dans la seconde, on peut penser à maudit.

Soit les quatre exemples suivants, tirés de chansons portant à des degrés divers sur le hockey, dans différents emplois grammaticaux.

«Parce que not’seule révolution
C’était celle de Maurice Richard au Forum
Dins’années cinquante
En ce temps-là j’te dis mon chum
Qu’on chantait maudit faut qu’ça change» (Claude Gauthier, 1976).

«J’aguis l’hivere
Maudit hivere
Les dents serrées, les mains gercées, les batteries à terre
J’aguis l’hiver
Maudit hivere
Chez nous l’hiver, c’comme le hockey
Y a des finales jusqu’au mois d’mai» (Dominique Michel, 1979).

«Ça pas d’maudit bon sens
Avec les femmes faudrait pouvoir scorer
Comme on score au hockey» (Robert Charlebois, 1981).

«Ma mère faisait cuire du jambon
Maudit qu’le hockey sentait bon
Quand y avait un but
[Choriste : Y avait un but]
On criait comme des perdus» (Christine Corneau, 1988).

On aurait pu croire que, contrairement aux jurons plus osés, un juron aussi insipide que celui-là aurait pu se passer de formes édulcorées; il n’en est rien.

Comme l’avait noté François Bon en 2009, mautadine existe : «De Renée-Claude Brazeau : Mautadine qu’elle donne envie d’écrire “pouet pouet” partout» (p. 5).

On voit aussi mautadit, comme sur cette photo prise à Montréal le 10 décembre 2011 :

«En mautadit !», publicité, Montréal, 2011

Question grave : est-il bien nécessaire d’euphémiser maudit ?

 

Références

Bon, François, Une Amérique lentement dessinée à la main, texte pour le cours de création littéraire FRA 1710B de l’Université de Montral le 18 novembre 2009, à partir de la Sentimenthèque de Patrick Chamoiseau, 2009, 38 p.

Charlebois, Robert, «Moi Tarzan, toi Jane», dans Heureux en amour ?, 1981, disque étiquette Conception.

Corneau, Christine, «La soirée du hockey», dans En personnes, 1988, disque audionumérique, 1988, étiquette Analekta, SNP-9801 Sonophile.

Gauthier, Claude, «La valse à mon oncle», dans les Beaux Instants. Live à l’Outremont, 1976, disque 33 tours, étiquette PE 7500 Presqu’île; réédition, 1993, disque audionumérique, étiquette Transit, Interdisc distribution TRCD-9104 Transit.

Michel, Dominique, «Hiver maudit : j’hais l’hiver», 1979, disque 45 tours, étiquette ENG 4201 Disques Énergie; repris dans 28 Chansons souvenirs, 2006, disque audionumérique, étiquette Disques Mérite.