Langue d’hôpital

Quels que soient les milieux qu’elle fréquente, l’Oreille est toujours tendue. C’est plus fort qu’elle.

L’autre jour, à l’hôpital, elle tombe sur ceci.

Oups !

L’épidurale atténue les maux du corps, certes, mais qui s’occupera de la santé de la langue et couvrira ce e final que nous ne saurions voir ?

En quittant les lieux, ce n’est pas mieux : encore un quitter orphelin.

Oups, bis !

On n’est à l’abri nulle part.

Only à Montréal

Dans le métro, cette publicité.

Publicité du Collège O’Sullivan (métro de Montréal)

Le texte en français est composé de caractères plus gros que celui en anglais. (Montréal est une ville française.)

Dans la colonne de droite, en français, on annonce les formations «en anglais seulement». Dans celle de droite, en anglais, on annonce les formations «in French only». (Montréal est une ville bilingue.)

Il n’est point de sot métier

Noël approche : l’Oreille tendue devra magasiner. Ce n’est guère son genre. Elle n’entre chez le chausseur qu’en dernier recours et elle ne va jamais dans les ventes de garage.

S’il n’en tenait qu’à elle, elle ne fréquenterait que les grandes surfaces de construction / bricolage / rénovation et elle ne consulterait que leurs associés. (Pour les associées, l’Oreille s’interroge toujours.)

Les bijouteries, elle ne connaît donc guère. Heureusement qu’elle a ses lecteurs pour ça.

C’est grâce à l’un d’eux — appelons-le Colibrius — qu’elle apprend que le vendeur de bijoux, du moins dans certains arrondissements montréalais, est out. Il a été remplacé par l’«ambassadeur de marque».

On ne le dira jamais assez : on n’arrête pas le progrès.

 

[Complément du 12 décembre 2012]

Pile-poil au moment où l’Oreille tendue mettait ce texte en ligne, elle recevait la publicité ci-dessous par courriel. Pile-poil. Big Brother serait donc un lecteur de l’Oreille ?

Publicité de bijouterie

Message d’intérêt public, venu du passé

Alex Harvey est un des meilleurs fondeurs au monde. Les médias québécois parlent souvent de lui, car c’est un compatriote.

C’était le cas à la radio de Radio-Canada l’autre jour. L’oreille de l’Oreille s’est fortement tendue ce jour-là. L’annonceur parlait en effet d’une personne nommée «Hââârvé», transformant un patronyme français en patronyme anglais. (Pensez, de même, au Suisse «Rôôdgeurr» Federer.)

La situation n’est pas nouvelle. Dans un brillantissime texte de 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», André Belleau avait montré ce que cache parfois quelque chose d’aussi banal (en apparence) que la prononciation, en l’occurrence «l’étonnante phonologie radio-canadienne» (éd. de 1986, p. 111).

Le point de départ de Belleau était une question : pourquoi Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ? Par sa façon, entre autres exemples, de dire I.R.A. («Aille-âre-ré», p. 109), Camp David («Kèmm’p Dééveude», p. 110) ou Robert Mugabe («Rââbeurte», p. 111), Derome parlait anglais «à travers le français» (p. 110).

D’un trait linguistique, Belleau parvenait à faire un trait idéologique, chez l’animateur en premier lieu, mais pas uniquement. La prononciation de Derome était «une forme particulièrement efficace de mépris et de dégradation d’une langue par le biais d’interventions sur le signifiant» (p. 113) et le signe d’une «colonisation culturelle» (p. 114). Elle ramenait toutes les formes d’altérité à une seule, l’anglaise, au détriment de la diversité du monde :

L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. C’est la carte opposée que joue Radio-Canada (p. 113).

Ce qui était «obscène» en 1980 (p. 110) — cette alternance codique devenue naturelle — ne l’est pas moins aujourd’hui.

P.-S. — Peut-être était-ce le même «effet Derome» qui, l’été dernier, a poussé une animatrice de la radio de Radio-Canada à prononcer «slogeune» le mot «slogan».

 

[Complément du 24 octobre 2014]

L’Oreille tendue connaît, et recommande, «L’effet Derome» depuis de nombreuses années. Travaillant à sa bibliographie des écrits d’André Belleau, elle découvre une version antérieure de ce texte, sans le nom de Derome. Il s’agit d’un texte de vingt-neuf lignes paru dans la rubrique collective «À suivre» de la revue Liberté en 1976.

Extrait :

On dira : ce sont des broutilles. Certes, sauf que si un peintre allemand [Max Ernst], une œuvre musicale russe [de Moussorgsky], un livre allemand [d’Oswald Spengler] se voient curieusement relayés par l’anglais, c’est peut-être que l’altérité elle-même est anglaise, qu’elle forme tout l’horizon. Ne pas pouvoir accueillir l’autre directement, cela s’appelle être colonisé.

La leçon méritait déjà d’être apprise.

 

[Complément du 14 septembre 2015]

Quelques années après Belleau, le philosophe Laurent-Michel Vacher, sur un mode plus léger, enfonce le même clou. Ça se trouve dans son livre Histoire d’idées (1994) :

«Quand vous rencontrez un nom étranger bizarre et inconnu, ne le prononcez pas aussitôt avec l’accent anglais comme si vous étiez commentateur de hockey à la radio : tous les étrangers ne sont pas des Anglais ! Et d’ailleurs, tant qu’à massacrer un nom, mieux vaut le massacrer en français, non ? Essayez de vous y habituer en prononçant avec des sons purement français des noms comme Georges Friedmann, Judith Miller, Saint-John Perse (trois Français, d’ailleurs) ou Élisabeth Kubler-Ross — “Cu-blair-rosse” et non pas “Keuh-bleuw-Waass”» (p. 19)

«Prononcez [Georges Berkeley] “bair-clé” avec des sons bien français» (p. 23).

«Sigmund Freud, médecin autrichien (1856-1939). Prononcer “freude” comme si c’était un mot français (seuls les snobs essaient de dire “zigmunt-froït” en singeant l’accent allemand)» (p. 149).

 

Références

Belleau, André, [s.t.], Liberté, 106-107 (18, 4-5), juillet-octobre 1976, p. 384. https://id.erudit.org/iderudit/30915ac

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Vacher, Laurent-Michel, Histoire d’idées à l’usage des cégépiens et autres apprentis de tout poil, jeunes ou vieux, Montréal, Liber, 1994, 259 p.

Déménager du passé à aujourd’hui

L’Oreille tendue croyait désuet le mot mouver (au sens de partir, s’en aller, déménager, se déplacer, bouger), qu’elle avait repéré dans Maria Chapdelaine (éd. de 1980, p. 20 et p. 190) et dans une chanson de 1919 (citée dans le Diable en ville, p. 93). L’emprunt est manifeste à l’anglais to move.

Elle se trompait peut-être. C’est du moins ce que laisse croire une publicité parue récemment dans le Devoir (24-25 novembre 2102, p. C1).

On y apprend qu’un projet montréalais de construction d’appartements en copropriété prend de l’expansion. On ajoute vingt condos à l’ensemble MÙV (Modernité Urbanité Verdure). Slogan ? «Moi, j’mùv à Rosemont.»

Mùv comme dans move ? Tant de questions, si peu de réponses.

P.-S. — L’accent grave sur le Ù / ù est certifié d’origine.

 

Références

Hémon, Louis, Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Montréal, Boréal express, 1980, 216 p. Avant-propos de Nicole Deschamps. Notes et variantes, index des personnages et des lieux, par Ghislaine Legendre.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.