Les zeugmes du dimanche matin et de Jean Echenoz

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

«Bristol cherche un interrupteur puis à se rappeler où il est, ce qu’il fait là, quelle heure est-il et qui est est-il au juste : six heures dix et ce n’est que moi» (p. 38).

«Bien qu’il soit encore tôt, la rosée tropicale s’est vite évaporée, le soleil grimpe dans le ciel à toute allure et déjà l’on transpire sous les séquoias, les chapeaux de toile, les effets des vaccins, du décalage horaire et du traitement antipaludéen» (p. 90).

«Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, évitons de détailler ce tableau, préférons l’ellipse à l’hypotypose. Observons seulement qu’il sort très peu de chez lui, ne reçoit pas plus de visites qu’il n’en fait, mais aussi — la méthode elliptique n’exclut pas de recourir à l’image — que de longues ombres muettes, brunes, malpropres et malodorantes s’étirent à toute heure du jour dans son esprit, dans sa mémoire et son appartement qui s’empoussière à vue d’œil» (p. 123-124).

Jean Echenoz, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

 

P.-S.—La dernière citation vous dit quelque chose ? On ne peut rien vous cacher.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Chantons la langue avec Joël Martel

Joël Martel, Tête de verre de chien Slush Puppie, 2022, pochette

(Il n’y a pas que «La langue de chez nous» dans la vie. Les chansons sur la langue ne manquent pas. Petite anthologie en cours. Liste d’écoute disponible sur Spotify. Suggestions bienvenues.)

 

Joël Martel, «En français», Tête de verre de chien Slush Puppie, 2022

 

Ok gang faut trouver ketchose pour faire jouer
Y nous faut ketchose qui sonne comme en français
Faut rentrer dans notre quota francophone
Pas besoin d’buster juste le minimum
On va pogner la nouvelle toune du chanteur frisé
Celle du rappeur qui a une face d’envie d’chier
On va toute doper ça à coups d’couplets en français
Pis tant mieux si l’refrain est en anglais
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Mais en français
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Mais en français
Y a rien d’bon qui s’est faite depuis les Colocs
Pis la toune des bananes des Frères à Ch’val
Pus besoin d’chercher c’t’impossible à topper
Y a rien qui va pouvoir clancher Beau Dommage
Toute la bonne musique a déjà été faite
On est smatte d’en faire jouer d’la nouvelle des fois
Pis quand on accroche sur un nouveau succès
On va te l’faire jouer jusqu’à ce que tu l’haïsses
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Mais en français
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Mais en français
Les attachés d’presse nous envoient des singles
On écoute juste ceux des artistes qu’on connaît
Ça fait tellement longtemps qu’on écoute la même chose
Que tout c’qui est différent ben c’est trop fucké
Le monde écoute même pus la tévé en français
Si on veut survivre faut qu’ça s’fasse en anglais
Pis à Saint-Jean on fera jouer du Paul Piché
Pis «Vive le Québec» mes tabarnacs
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Mais en anglais
On va faire comme les radios américaines
On va faire comme les rappeurs américains
On va faire comme le showbiz américain
Pis en anglais
Pis en franglais

 

Tropes echenoziens

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

Le savoir de Jean Echenoz connaît-il des limites ? Dans Bristol, son plus récent roman (2025), on apprend des choses sur toutes sortes de sujets : topographie (France, Botswana), pharmacie (notamment sur l’«apozème d’harpagophyton», p. 97), cinéma (surtout américain, français et germanique), voitures (Daimler Sovereign, Citroën Aircross, Dyna Panhard, Simca 1000, taxi-brousse, 4X4, jeeps de milice, command-car, pick-up hybdride), etc.

Quelques passages sont aussi consacrés aux figures de rhétorique. Exemples.

«Car ainsi va le cinématographe où le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque où rien n’arrive à l’extérieur du cadre : hors de son rectangle où se déroule une guerre sans merci, riche en clameurs sauvages, corps démantelés et sang giclant un peu partout, il n’y a que deux types dont l’un tient une perche et l’autre un réflecteur, l’un regarde sa montre et l’autre s’éponge le front» (p. 93).

«Cela ne s’était jamais produit, du moins jamais de cette façon car ce regard se prolonge : un échange muet associant la distance à la proximité, la confiance à la suspicion, le hasard à la nécessité, l’inquiétude à la certitude et quelques autres oxymores du même tabac» (p. 98).

«Là, le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin de surgelés — Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie» (p. 115).

«Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, évitons de détailler ce tableau, préférons l’ellipse à l’hypotypose. Observons seulement qu’il sort très peu de chez lui, ne reçoit pas plus de visites qu’il n’en fait, mais aussi — la méthode elliptique n’exclut pas de recourir à l’image — que de longues ombres muettes, brunes, malpropres et malodorantes s’étirent à toute heure du jour dans son esprit, dans sa mémoire et son appartement qui s’empoussière à vue d’œil» (p. 123-124).

Merci pour tout.

 

Référence

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Autopromotion 812

Publicité de la pièce Oh ! Canada — Chapitre 1 : L’Est du pays, de Danielle Le Saux-Farmer et Noémie F. Savoie, février 2025

La salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier présente actuellement la pièce Oh ! Canada — Chapitre 1 : L’Est du pays, de Danielle Le Saux-Farmer et Noémie F. Savoie.

En voici le résumé :

Le français au Canada est-il sur le respirateur artificiel ? Premier chapitre d’un vaste projet documentaire qui sonde l’état du fait français sur le territoire canadien, Oh ! Canada plonge au cœur de l’explosive question linguistique à travers une enquête dans les provinces maritimes et l’Ontario, en passant par la nation québécoise, là où loge la majorité francophone.

Avec humour et lucidité, se déploient un état des lieux statistique et une cartographie des terrains les plus minés, parmi lesquels la francisation, l’immigration et la montée de l’anti-bilinguisme.

Avec ce Chapitre 1 : L’Est du pays, le Théâtre Catapulte (Avant l’archipel) tente de saisir l’insaisissable : au-delà des spécificités culturelles et éminemment émotives de chaque territoire, sommes-nous vraiment dans l’expectative d’une assimilation linguistique ?

L’Oreille tendue interviendra à la suite de la pièce ce jeudi, le 20 février.

Renseignements ici.

Portrait prétéritionnel du jour

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

«Corps longiligne et thorax trapézoïdal, lèvres lascives et lunettes noires polarisantes sur nez grec, Jacky Pasternac serait assez facile à décrire mais on n’en a pas tellement envie. Notons seulement qu’il n’est pas mal de sa personne. On s’attardera d’autant moins sur son physique qu’il s’en occupe lui-même, magnétisé par le premier miroir venu. Passons donc sur Pasternac qui ôte déjà ses lunettes pour s’admirer dans leurs verres à revêtement réfléchissant, s’y examine longuement, lisse l’arc d’un sourcil, corrige l’angle d’une mèche et se presse un bouton, passons.»

Jean Echenoz, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p., p. 95.

P.-S.—«Prétérétionnel» ? Comme dans «prétérition».