À l’origine, pendant seize mois, il y eut un site Web, toujours visible, corps dedans / dehors. Aujourd’hui, Catherine Voyer-Léger reprend les textes de son site en livre, sous le titre Prendre corps, à La Peuplade.
Le site ne balisait pas la lecture — on y entrait par le texte de son choix et on y circulait sans parcours fléché :
Il n’y a aucun point de départ à cet objet dont le code est volontairement cryptique pour la majorité des gens appelés à s’y frotter. La première responsabilité du lecteur est de trouver un mode, un modèle, un rituel — ou non — pour l’aborder en circulant parmi les cinq pages [«Terre», «Fer», «Eau», «Métal», «Bois»]. Chercher la clé organisationnelle ? Chemin possible, mais non nécessaire. L’objet littéraire peut-il se réinventer chaque fois qu’on l’aborde organisé différemment ? C’est une des questions que j’explore à travers ce projet.
Le numérique permet d’offrir pareille non-linéarité.
L’ouvrage qui vient de paraître est fidèle — autant que faire se peut — à ce défi : «Sans folios, sans mode d’emploi, ce livre se vit» (deuxième rabat). Ajoutons sans table des matières et sans texte d’introduction expliquant le projet. Au lecteur de trouver une cohérence, s’il le souhaite, aux fragments qui lui sont donnés à lire : ils sont titrés le plus souvent d’un seul mot — parfois le même mot sert de titre à plusieurs textes —, mais pas paginés, et ordonnés. En effet, des pages roses, contenant les titres des textes à venir, proposent ce qu’on appellera, à défaut de meilleur terme, des «chapitres». Les textes sont brefs — d’une ligne à une page et demie — et précédés d’une épigraphe de Roland Barthes, penseur du fragment, sur l’imaginaire du corps. Malgré quelques poèmes, la prose domine. L’auteure n’a pas peur des titres techniques : malléole, ischiojambier, dyshidrose, poplité.
Prendre corps convoque quelques personnages : la mère et la grand-mère, plus que le père et le frère; des amants; des interlocuteurs anonymes; des médecins. C’est toutefois un je qui domine, qui essaie de donner sens à ses rapports à son corps, et ce je est bien souvent seul («l’absence de relation»). Il se souvient et le souvenir n’est pas source de joie («Le rejet comme infection»). Le corps représenté est féminin : «Mamelon», «Vulve» (suivi de «Pénis»), «Féminité», «Utérus», «Règles», «Sangs», «Pertes»; «Avortement» fait face à «Allaitement».
Cet autoportrait démembré, malgré sa sensualité, repose sur une souffrance. Cela peut prendre une forme en apparence légère : «Mon corps est essentiellement fait de nerfs coincés et d’hormones déséquilibrées» («Engourdissement»); «Mon corps est une tâche. Parmi tant d’autres» («Utilité»). Il en va de même quand l’attention portée au moindre signe mène à l’hypocondrie assumée. Plus souvent, la souffrance est profonde : «Pourquoi y a-t-il une blessure entre moi et le monde ?» («Douleur»)
Il y a malgré tout des raisons d’avancer dans Prendre corps. À de rares moments («la beauté de mes seins», «ma plus belle voix»), le corps n’est pas objet d’inquiétude. Dans les premières pages, la présence d’enfants est connotée positivement. Plus loin, quand se fait entendre le désir de maternité («Duo», «Bleus», «Perte», «Écho»), l’espoir est encore plus fort.
Dans le fragment intitulé «Transparence», Catherine Voyer-Léger écrit : «J’ai choisi l’écriture parce que c’est la forme d’art qui permet le mieux de cacher le corps.» Ce n’est pas vrai. Prendre corps en est la preuve : «Ceci est mon corps» («Point»).
Référence
Voyer-Léger, Catherine, Prendre corps, Chicoutimi, La Peuplade, coll. «Microrécits», 2018, s.p. Ill.