Charme désuet

La langue contemporaine est marquée par une euphémisation généralisée. Que l’on parle de rectitude politique (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française), de néobienséance langagière (Jean-Claude Boulanger, Monique Cormier et Catherine Ouimet) ou de langue de coton (François-Bernard Huyghe) — et l’Oreille tendue en passe —, il s’agit toujours de la même chose : masquer la réalité, supposée trop douloureuse.

Ainsi des pauvres, ces représentants d’une catégorie socioéconomique que l’on essaie de faire disparaître derrière des expressions plus délicates.

Exception : l’organisme de charité montréalais Les petits frères des Pauvres (avec la majuscule). Comment se définit-il ? «La famille des personnes âgées seules.» Quelles personnes cet organisme veut-il aider ? «Nos Vieux Amis.» Les choses sont dites.

On se réjouit d’avoir échappé à des dénominations comme Les petits frères et les petites sœurs des démunis. La famille des aînés et des aînées ou Les petits frères et les petites sœurs des prestataires de la sécurité du revenu. La famille des hommes et des femmes de l’âge d’or.

 

Références

Boulanger, Jean-Claude, «Un épisode des contacts de langues : la néobienséance langagière et le néodiscours lexicographique», dans Marie-Rose Simoni-Aurembou (édit.), Français du Canada – Français de France. Actes du cinquième Colloque international de Bellême du 5 au 7 juin 1997, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, coll. «Canadiana Romanica», 13, 2000, p. 307-324.

Cormier, Monique C., Catherine Ouimet et Jean-Claude Boulanger, «À propos de la néobienséance dans les dictionnaires scolaires», dans Jean Pruvost (édit.), les Dictionnaires de langue française. Dictionnaires d’apprentissage, dictionnaires spécialisés de la langue, dictionnaires de spécialité, Paris, Honoré Champion, coll. «Études de lexicologie, lexicographie et dictionnairique», 4, 2001, p. 139-168.

Huyghe, François-Bernard, la Langue de coton, Paris, Robert Laffont, 1991, 186 p.

Changement capital

Il y a quelques semaines, la Presse rapportait le souhait du maire de Québec, Régis Labeaume, de se défaire de l’étiquette Vieille Capitale pour parler de sa ville («Labeaume ne veut plus d’une “Vieille Capitale”», 12 novembre 2009, p. A6).

Dans son édition d’hier, le Devoir titre : «Québec compte se mesurer à Strasbourg, la capitale de Noël» (16 décembre 2009, p. A1).

On peut penser ce qu’on veut du caractère suranné de Vieille Capitale, l’expression paraît plus heureuse que «capitale de Noël» — et, en effet, «Au cabinet du maire de Québec, on dit ne pas tenir nécessairement à l’appellation “capitale de Noël”» (le Devoir, 16 décembre 2009, p. A8). (On appréciera le «nécessairement».)

Imaginons la scène, à la télé, en juillet : Allons rejoindre notre correspondante dans la capitale de Noël, où elle couvre pour nous le Festival d’été de Québec. Ce ne serait peut-être pas idéal.

 

[Complément du 20 janvier 2014]

Il y a plus neutre que «capitale de Noël» : «Québec, capitale de l’hiver» (la Presse+, 15 janvier 2014). Ça se discute néanmoins.

Des deux espèces de la fierté

Publicité dans le Devoir de ce samedi : «Blank. Vêtements fièrement fabriqués ici» (12-13 décembre 2009, p. A22). Le site Web de l’entreprise est plus clair : «Blank. Vêtements fièrement fabriqués au Québec.»

Il est vrai que la fierté est fréquente au Québec.

Il fut un temps où le slogan de la ville de Montréal était «La fierté a une ville». Pour encourager — du moins en théorie — l’économie hors des grands centres, le gouvernement du Québec a créé un Fonds d’intervention économique régional (FIER). Les exemples de fierté municipale, régionale ou provinciale ne manquent pas.

Ce n’est pas (tout à fait) à cela que pensent Les Cowboys fringants quand ils chantent, dans «Toune d’automne», sur l’album Break syndical (2002) : «Chu fier que tu m’aies pas ram’né / Un beau-frère de l’Alberta / Ça m’aurait un peu ébranlé.»

Fier, c’est aussi, tout bêtement, être content.

Je suis fier d’avoir reçu l’argent du FIER désigne donc aussi bien le sentiment patriotique qu’un plaisir bien personnel.

 

[Complément du 30 mars 2022]

C’est ce deuxième sens qu’on entend, en 1863, dans Forestiers et voyageurs, de Joseph-Charles Taché : «Je n’ai pas besoin de vous dire si j’étais fier d’abandonner un pays si tourmenté» (éd. de 2014, p. 219).

 

Référence

Taché, Joseph-Charles, Forestiers et voyageurs. Mœurs et légendes canadiennes, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact classique», 137, 2014, 267 p. Texte conforme à l’édition de 1884, avec une postface, une chronologie et une bibliographie de Michel Biron. Édition originale : 2002.

Le génie de la langue

Nicholson Baker, The Anthologist, 2009, couverture

L’Oreille tendue est en train de lire The Anthologist, le plus récent roman de Nicholson Baker.

Comme toujours chez lui, l’invention verbale force l’admiration.

Un seul exemple : «Notes of joy have a special STP solvent in them that dissolves all the gluey engine deposits of heartache» (p. 3). C’est beau comme la rencontre fortuite sur l’établi d’un garagiste de la poésie et du chagrin.

Cela ne peut pas étonner, de la part de quelqu’un qui décrit la ponctuation comme «so pipe-smokingly Indo-European» (The Size of Thoughts, p. 70) ou qui parle de l’«antegoogluvian era» («Google’s Earth», 2009).

 

Références

Baker, Nicholson, The Size of Thoughts. Essays and Other Lumber, New York, Random House, 1996, 355 p. Ill.

Baker, Nicholson, The Anthologist. A Novel, New York, Simon & Schuster, 2009, 243 p. Ill.

Baker, Nicholson, «Google’s Earth», The New York Times, Sunday Book Review, 27 novembre 2009.