Portrait à la Perec

Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, 1982, couverture

«Karastein était un individu de taille élancée, que ne déparait pas une certaine corpulence. De l’orteil au cheveu, il faisait, à vue de nez, dans les cent quatre-vingts centimètres. Sa largeur hors tout approchait les soixante-dix centimètres. Sa capacité thoracique était proprement phénoménale, son pouls lent, son air amène. Son visage ne présentait aucune particularité remarquable : il avait deux yeux bleus, un nez épatant, une grande bouche, deux oreilles décollées, un cou pas très propre. Ni barbe, ni moustaches, nous l’aurions remarqué tout de suite. Des sourcils abondamment fournis, des narines sensuelles, des joues rebondies, des lèvres charnues, un menton volontaire, une mâchoire carrée, un front bas, des tempes dégarnies, des paupières spirituelles. Le nombre de ses mimiques semblait pourtant limité. Il avait l’air intelligent de l’indigène auquel Arthur de Bougainville demanda son chemin lorsqu’il débarqua de la gare de Lyon le 11 septembre 1908.

Et si nous ajoutons qu’il était d’un naturel taciturne, qu’il avait comme l’air perdu dans un rêve intérieur, qu’il sortait de chez un coiffeur qui ne l’avait pas gâté, et qu’il tournait et retournait dans ses grosses mains velues son calot de drap rude, nous penserons avoir donné de cet homme un portrait suffisamment précis pour que, si d’aventure vous le rencontrez par hasard au croisement de la rue Boris-Vian et du boulevard Teilhard-de-Chardin, vous vous hâtiez de changer de trottoir, exactement comme nous-mêmes le ferions si pareil alinéa nous tombait dessus (il est vrai que nous connaissons, nous, le fin mot de l’histoire…).»

Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1413, 1982, 118 p., p. 60-61. Édition originale : 1966.

Accouplements 78

Jean Echenoz, Lac, 1989, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

La première phrase se trouve dans Un homme qui dort (1967) de Georges Perec : «Lèvres muettes, yeux éteints, tu sauras désormais repérer dans les flaques, dans les vitres, sur les carrosseries luisantes des automobiles, les reflets fugitifs de ta vie ralentie» (éd. de 1976, p. 37).

La seconde, dans Lac (1988) de Jean Echenoz : «Chopin reconnut là, garée dans le creux d’une ombre au coin de la rue du Jour, l’Opel bleu nuit du colonel; la ligne de poubelles se reflétait dans son pare-brise en cinémascope» (p. 77).

Par ses voitures, la ville se reflète.

 

Références

Echenoz, Jean, Lac. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1989, 188 p.

Perec, Georges, Un homme qui dort, Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1110, 1976, 181 p. Édition originale : 1967.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Olivia Rosenthal

Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des aliens, 2016, couverture

«attachée et protégée dans son placard et dans sa combinaison» (p. 29).

«il faut prévenir tout le monde, réunir les enfants, les emmener en rang et en silence» (p. 91).

«Elle est entrée à la fois dans la maison et dans la famille […]» (p. 95).

«elle perd sa prestance, son chignon, son sourire, son rôle de femme libre, de célibataire, d’épouse ou de mère» (p. 98).

Walt Disney «était encore suffisamment d’aplomb pour mettre au point et dessiner cette fameuse scène finale qui renverse le film, mes hypothèses et la nature hautement révolutionnaire du Livre de la jungle» (p. 143-144).

Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des Aliens suivi de Les oiseaux reviennent et de Bambi & co, Paris, Verticales, coll. «Minimales», 2016, 148 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Doublé épistolaire amoureux du samedi après-midi

Campagne postale en faveur des facteurs canadiens

Profitant de la parution des lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot, Fabien Deglise, dans le Devoir du jour, publie un texte sur la lettre d’amour (p. F1-F2). Il a interrogé l’Oreille tendue, parmi d’autres, sur l’avenir (ou son absence) de cette forme.

S’agissant toujours d’épistolaire, @PhDidi1713 transmet cette citation de Marisha Pessl à l’Oreille (merci).

Ces lettres auraient charmé toute nouvelle élève ordinaire. Au bout d’un ou deux jours de résistance verbeuse, telle une vierge naïve du dix-huitième siècle, la fille se serait glissée sur la pointe des pieds dans le sombre Scratch en mordant d’excitation sa lèvre inférieure cerise pour y attendre Charles, l’aristocrate en perruque qui l’aurait conduite (jupe-culotte retroussée) à sa perte.

[…]

Papa avait un jour dit que les lettres manuscrites (désormais assimilables au triton crêté sur la liste des espèces menacées) étaient l’un des rares objets qui recèlent de la magie en ce monde : «Même l’idiot ou le faible, ceux dont on ne supporte à peine la présence, sont tolérables dans une lettre, et peuvent même y devenir modérément amusants.»

Pourtant, ces lettres me semblaient étranges et peu sincères, trop «Madame de Merteuil au vicomte de Valmont, Château de…», exagérément «Paris, 4 août 17…» (p. 123-124)

Alors, «espèce menacée» ou pas ?

 

Références

Mitterrand, François, Lettres à Anne. 1962-1995, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2016, 1280 p.

Pessl, Marisha, la Physique des catastrophes, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 4835, 2009, 832 p. Traduction de Laetitia Devaux.

Lectures en questions

Antoine Brea et Patrick Nicol, couvertures

Les livres répondent à des questions. Quelles sont quelques-unes de ces questions pour les livres lus (avec plaisir et intérêt) récemment par l’Oreille tendue ?

Vox populi : Qu’est-ce que la parole (intime, publique) aujourd’hui ?

Récit d’un avocat : Qu’est-ce qu’un motif (pour agir, pour mourir) ?

Toutes les femmes sont des Aliens : Qu’est-ce qu’une mère ? À quoi ça sert ?

On n’est pas là pour disparaître : Qu’est-ce que cela représente que de donner son nom — et donc une durée — à une maladie de la mémoire perdue ? D’être un descendant d’Alois Alzheimer ? D’être Alois Alzheimer soi-même ?

 

Références

Brea, Antoine, Récit d’un avocat, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 100, 2016, 115 p.

Nicol, Patrick, Vox populi. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 98, 2016, 89 p.

Rosenthal, Olivia, On n’est pas là pour disparaître, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 4890, 2007, 235 p.

Rosenthal, Olivia, Toutes les femmes sont des Aliens suivi de Les oiseaux reviennent et de Bambi & co, Paris, Verticales, coll. «Minimales», 2016, 148 p.

Olivia Rosenthal, couvertures