Les zeugmes du dimanche matin et de Gustave Flaubert

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«Déchaîner. — On déchaîne ses chiens et les mauvaises passions» (p. 344).

«Déjeuner de garçons. — Exige des huîtres, du vin blanc et des gaudrioles» (p. 345).

Gustave Flaubert, «Dictionnaire des idées reçues», dans Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Rappel périodique

Libération, une du jeudi 15 janvier 2015

L’Oreille tendue a parfois des fréquentations qui l’étonnent elle-même. Ainsi, un ami à elle, pas plus tard que la semaine dernière, lui apprenait que Jean-Jacques Goldman, dans un duo avec Céline Dion, «J’irai où tu iras» (1995), chantait «Tes mots tes tabernacles et ta langue d’ici». (Tous les dégoûts musicaux sont dans la nature.)

L’Oreille en profite pour rappeler à son aimable clientèle non autochtone que l’on ne prononce jamais tabernacle, mais tabarnak / tabarnaque / tabarnac.

Ne suivez donc pas Charles Foran dans sa biographie de Maurice Richard — c’est du hockey (2011, p. 152) —, ni la une de Libération du jeudi 15 janvier 2015, ni l’adaptation de The Sopranos, ni Géraldine Wœssner dans Ils sont fous, ces Québécois ! (2010), ni le «rap-musette» intitulé «Mots dits français» (2009).

Il existe un blogue qui regroupe les impairs hexagonaux de cette nature. Suivez plutôt Tabernacle ! Vous y apprendrez quoi ne pas faire.

P.-S. — Les habitués de l’Oreille tendue se souviendront d’une bande dessinée française de 1961 qui avait malencontreusement utilisé tabernacle.

P.-P.-S. — L’Oreille tendue a un faible pour ce juron d’inspiration religieuse. Elle en a par exemple parlé à la radio de Radio-Canada en 2013.

 

Références

Foran, Charles, Maurice Richard, Toronto, Penguin Canada, coll. «Extraordinary Canadians», 2011, xiii/166 p. Introduction de John Ralston Saul.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

Citation grammaticale à méditer

 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1966, couverture

«On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le style, mais encore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire.

Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osèrent se décider.

Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas.

Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe présent; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.

Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.

Doit-on dire : “Cette femme a l’air bon” ou “l’air bonne” ? — “une bûche de bois sec” ou “de bois sèche” — “ne pas laisser de” ou “que de” — “une troupe de voleurs survint” ou “survinrent” ?

Autres difficultés : “Autour et à l’entour” dont Racine et Boileau ne voyaient pas la différence; — “imposer” ou “en imposer”, synonymes chez Massillon et chez Voltaire; “croasser” et “coasser”, confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une grenouille.

Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord, ceux-ci voyant une beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de lentilles et cassonade, préconise nentilles et castonade. Bouhours, jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les œils de la soupe.

Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons, des z’aricots que des haricots, et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et M. de Lioune pour Rome et M. de Lionne !

Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir.

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion.»

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p., p. 168-169. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).

Accouplements 70

Jean Echenoz, Un an, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue a toujours eu un faible pour la scène d’ouverture d’Un an de Jean Echenoz (1997) :

Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu’ailleurs : l’anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l’usager dans une ambiance de morgue. Comme surgis de tiroirs réfrigérés, une étiquette à l’orteil, ces convois glissent vers des tunnels qui vous tueront bientôt le tympan. Victoire chercha sur un écran le premier train capable de l’emmener au plus vite et le plus loin possible : l’un, qui partait dans huit minutes, desservirait Bordeaux (p. 7-8).

Choix des verbes («composer un thermostat», «pétrifier l’usager», «tuer le tympan»), variations sur le gris («trois notes grises», «anthracite vernissé», «béton fer brut», «métal perle»), musique ferroviaire («trois notes»), impression de froid («thermostat», «gèle», «pétrifient l’usager», «morgue», «tiroirs réfrigérés»), urgence de la fuite («rapides», «surgis», «au plus vite et le plus loin possible») : on y est — à la Gare Montparnasse et chez Echenoz. Puis il y a, en point d’orgue, cet admirable conditionnel : «desservirait», là où l’imparfait aurait pu être employé, mais ne l’est surtout pas.

Ce conditionnel, n’est-ce pas celui de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet : «Et [Pécuchet] se laissa conduire, en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit restaurant où l’on serait bien» (éd. de 1966, p. 34) ?

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille s’intéresse à Echenoz, au temps de ses verbes et à son rapport à Flaubert.

 

Références

Echenoz, Jean, Un an. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 110 p.

Flaubert, Gustave, Bouvard et Pécuchet, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 103, 1966, 378 p. Chronologie et préface par Jacques Suffel. Édition originale : 1881 (posthume).