L’art du portrait balafré

Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

«Depuis le tabouret latéral qu’il occupait, Boccara jeta un œil intimidé sur Personnettaz, raidement assis dans un fauteuil devant le bureau de Jouve : sujet maigre et farouche, austère quoique bizarrement déguisé en assureur de fantaisie, costume sable et chemise tête-de-nègre avec cravate vert clair. Cheveux cuivrés, presque roux, taillés comme dans les casernes, joues creuses et front plissé; deux longues rides parallèles à l’axe maxillaire pouvaient passer pour des balafres, des scarifications initiatiques, et son regard gelé pouvait faire peur à Boccara. Son visage reflétait une préoccupation majeure à moins qu’une grande souffrance morale à moins qu’une maladie chronique, un ulcère ou quelque chose. Il était attentif et grave comme chez son docteur.»

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p., p. 82-83.

L’art du portrait en prédéliquescence

 Jean Echenoz, les Grandes Blondes, 1995, couverture

Boccara «s’examina dans le miroir : toujours le même jeune type un peu replet malgré de jolis yeux de fille, l’air avisé, pas assez petit pour être petit, pas assez gros pour être gros, pas encore assez dégarni pour être vraiment chauve mais tout cela viendrait. Tout cela viendrait donc le préoccupait. Car malgré qu’il en eût, sous vingt ans son avenir était sans doute fixé : lotions et talonnettes, anorexigènes, course à pied, rien n’y ferait.»

Jean Echenoz, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p., p. 75-76.

Portrait pénitent du jour

 Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, 1979, couverture

«Il regardait Pradon avec une expression de confesseur donnant la pénitence. Il avait un visage sévère et onctueux à la fois, décoré de lunettes sans montures, et qui s’accordait mal à son thorax; il semblait le résultat fortuit d’une erreur d’assemblage, comme si l’on avait monté par distraction une tête de prêtre sur un corps de lutteur.»

Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p., p. 109.

Des ans l’irréparable outrage

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Quand on a atteint l’âge mûr, comment se définir ?

On peut être vieux, mais c’est bien banal.

«Elle n’y pensait pas, tout au guitariste espagnol, au violoniste moldave, aux girls surtout, au vieux monsieur avec des taches sur les mains qui feule et qui rauque…» (la Presse, 4 décembre 2012, p. A5).

À partir de 50 ans, on peut faire partie de l’âge d’or.

Le cheveu se raréfiant ou changeant de couleur, on peut se ranger parmi les têtes grises.

«Le système de santé menacé par un “tsunami gris”» (le Devoir, 23 août 2010, p. A3).

Les aînés sont aussi fréquemment évoqués.

«Montréal sacrée “Métropole amie des aînés”» (la Presse, 20 octobre 2012, cahier publicitaire «Chez soi 55+»).

«Une résidence se veut un Club Med pour aînés» (le Devoir, 12-13 février 2011, p. G4).

À choisir, l’Oreille tendue préfère encore «ressortissants du troisième âge». C’est que l’expression vient de Jean Echenoz, dans Cherokee (p. 73).

 

[Complément du 11 janvier 2014]

Echenoz reprend la même expression, en 1999, dans Je m’en vais (p. 147).

 

Références

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p.