La vie avant l’extrême

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, éd. de 1994, couverture

Humant l’air du temps à la recherche des mots à la mode, il arrive que l’on lise un texte et qu’à travers lui on entende ce qu’il aurait été s’il avait été écrit aujourd’hui. Exemple.

Le pilote automobile Ayrton Senna se tue le 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie. Jean-Philippe Domecq consacre un texte à cette mort dans son ouvrage, publié la même année, Ce que nous dit la vitesse.

Ce livre rassemble, outre «Senna : pourquoi ce deuil mondial ?», trois textes sur la course automobile. «Quel héroïsme aujourd’hui ? Le cas Lauda» a d’abord paru en 1985. Il contient la phrase suivante :

Quant à l’évolution respective des courses d’endurance et des courses de concurrence limite, elle est différemment ressentie d’une décennie à l’autre, et on constate que l’endurance n’est pas systématiquement valorisée (p. 105).

Il y a fort à parier que, rédigé aujourd’hui, ce texte donnerait à lire courses de concurrence extrême plutôt que limite, tant l’extrême est devenu banal.

 

Référence

Domecq, Jean-Philippe, Ce que nous dit la vitesse. Essai, Paris, Quai Voltaire, 1994, 148 p.

Lexique sylvicole

Christian Gailly, Dring, 1991, couverture

Comment appelle-t-on les branches d’un saule pleureur ? Réponse de Christian Gailly dans Dring : «S’encourageant dans le noir, Asker contourne le cagibi, se prend la tête dans les larmes du saule, sorte de filet arachnéen, frissonne, se dégage, pose enfin la main sur le couvercle» (p. 23). Variation sur le même thème : «Contourne le cagibi, se prend encore la tête dans ces noms de dieu de coulures de saule, se dégage» (p. 108).

 

Référence

Gailly, Christian, Dring, Paris, Éditions de Minuit, 1991, 153 p.

Dit-il

Christian Gailly, la Passion de Martin Fissel-Brandt, 1998, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) de l’Oreille tendue est fort clair. Incise : «Proposition généralement courte, tantôt insérée dans le corps de la phrase, tantôt rejetée à la fin, pour indiquer qu’on rapporte les paroles de qqn ou pour exprimer une sorte de parenthèse. […] Ex. “Bonsoir, dit-elle”.»

Christian Gailly applique cette définition à la lettre : «Et c’est valable pour vous aussi, incisa-t-il en regardant Daniel Stich immobile à sa gauche» (p. 72).

Il fallait s’y attendre : son premier roman ne s’appelait-il pas Dit-il (1987) ?

 

Référence

Gailly, Christian, la Passion de Martin Fissel-Brandt. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1998, 142 p.

L’art du portrait (la suite)

Christian Gailly, Dernier amour, 2004, couverture«La cabine libéra un gros homme pathétique. Soixante-dix ans. Bronzé caramel foncé. Presque chocolat. Pieds nus dans des mocassins blancs. Pantalon blanc. Chemise blanche. Tricot bleu marine sur les épaules. Manches nouées autour du cou. Cheveux aluminium.

Bonsoir, monsieur, dit l’homme. Bonsoir, répondit Paul. Puis il entra dans la cabine parfumée. L’eau de toilette de l’homme n’en était pas sortie.»

Christian Gailly, Dernier amour. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 121 p., p. 23.

Autoportrait au blogue (détails)

Avoir l’oreille tendue ?

C’est croiser, sur le trottoir, une mère qui prend sa fille à l’écart pour la réprimander : «C’est toi et moi qui allons nous parler.» Et remarquer l’emploi correct du verbe et du pronom personnel; ça n’allait pas de soi sur ce trottoir-là.

C’est se souvenir d’une amie qui regrettait que sa fille mouillât à l’occasion sa culotte, mais qui appréciait que celle-ci se rachetât par sa capacité à utiliser le subjonctif. Et lui donner raison.

C’est se demander, en lisant le Devoir du 9 décembre 2010, ce que c’est que jouer du «hockey structuré». Et le savoir à peu près.

C’est lire Be-bop de Christian Gailly et s’arrêter sur l’expression «autobus à soufflet» (p. 122). Et ne pas savoir comment soi-même on appellerait ce type de véhicule.

C’est découvrir que le département parisien de Seine-Saint-Denis — le 93 — s’appelle aussi le «Neuf cube». Et se réjouir de cette invention.

C’est recevoir une invitation à un colloque intitulé «Pour un meilleur balisage du cheminement étudiant aux études supérieures : le Plan d’études» (Faculté des études supérieures et postdoctorales, Université de Montréal). Et s’interroger sur la nature de ce «cheminement» qui aurait besoin de «balisage».

C’est s’arrêter sur la phrase suivante de Marie-Pascale Huglo dans la Respiration du monde : «Les escargots me sont complètement sortis de la cervelle, et pourtant, certains jours, il fallait se la creuser pour trouver un menu qui satisfasse les clients…» (p. 161). Et ignorer ce que serait le nom de la figure de style utilisant à la fois le mot «cervelle» et le pronom «la».

C’est apprendre qu’un de ses neveux est en train de «se construire». Et noter tout de suite cette apocope syntaxique («se construire» mis pour «se construire une maison»).

C’est recopier la phrase «Le monde sont extrêmes». Et ne pas s’étonner de ce pluriel.

C’est retrouver un papier sur lequel on a noté qu’à Trinidad, quand on est abandonné par l’être cher, on «suffer tabanka». Et constater qu’on traîne ce papier depuis un quart de siècle.

C’est, enfin et surtout, essayer de ne jamais se départir du «sourire intérieur du lexicographe» dont parle Éric Chevillard dans Oreille rouge (p. 30). Et se dire que c’est parfois plus difficile qu’il n’y paraît.

P.-S. — Cette entrée est la 500e de l’Oreille tendue.

 

[Complément du 10 décembre 2020]

À côté de se construire, il y a se bâtir, ainsi qu’on peut le voir chez Alexie Morin dans Ouvrir son cœur : «À Windsor, pour montrer que tu as réussi, tu te construis une maison. On appelle ça se bâtir. Mes parents se sont bâtis au début de la trentaine, en 1992» (éd. de 2020, p. 32).

 

[Complément du 30 août 2022]

En matière de construction, il n’est pas indispensable d’être soi-même bricoleur : on peut se faire construire, ainsi qu’on le voit dans un article de la Presse+ du jour.

 

[Complément du 17 juillet 2023]

C’est logique : on peut aussi se faire bâtir (Michel Jean, Kukum, p. 152).

 

Références

Chevillard, Éric, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2007, 158 p. Édition originale : 2005.

Gailly, Christian, Be-bop, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 18, 2002, 158 p. Suivi de le Swing Gailly par Jean-Noël Pancrazi. Édition originale : 1995.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Jean, Michel, Kukum, Montréal, Libre expression 2019, 222 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.