Dit-il

Christian Gailly, la Passion de Martin Fissel-Brandt, 1998, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) de l’Oreille tendue est fort clair. Incise : «Proposition généralement courte, tantôt insérée dans le corps de la phrase, tantôt rejetée à la fin, pour indiquer qu’on rapporte les paroles de qqn ou pour exprimer une sorte de parenthèse. […] Ex. “Bonsoir, dit-elle”.»

Christian Gailly applique cette définition à la lettre : «Et c’est valable pour vous aussi, incisa-t-il en regardant Daniel Stich immobile à sa gauche» (p. 72).

Il fallait s’y attendre : son premier roman ne s’appelait-il pas Dit-il (1987) ?

 

Référence

Gailly, Christian, la Passion de Martin Fissel-Brandt. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1998, 142 p.

L’art du portrait (la suite)

Christian Gailly, Dernier amour, 2004, couverture«La cabine libéra un gros homme pathétique. Soixante-dix ans. Bronzé caramel foncé. Presque chocolat. Pieds nus dans des mocassins blancs. Pantalon blanc. Chemise blanche. Tricot bleu marine sur les épaules. Manches nouées autour du cou. Cheveux aluminium.

Bonsoir, monsieur, dit l’homme. Bonsoir, répondit Paul. Puis il entra dans la cabine parfumée. L’eau de toilette de l’homme n’en était pas sortie.»

Christian Gailly, Dernier amour. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2004, 121 p., p. 23.

Autoportrait au blogue (détails)

Avoir l’oreille tendue ?

C’est croiser, sur le trottoir, une mère qui prend sa fille à l’écart pour la réprimander : «C’est toi et moi qui allons nous parler.» Et remarquer l’emploi correct du verbe et du pronom personnel; ça n’allait pas de soi sur ce trottoir-là.

C’est se souvenir d’une amie qui regrettait que sa fille mouillât à l’occasion sa culotte, mais qui appréciait que celle-ci se rachetât par sa capacité à utiliser le subjonctif. Et lui donner raison.

C’est se demander, en lisant le Devoir du 9 décembre 2010, ce que c’est que jouer du «hockey structuré». Et le savoir à peu près.

C’est lire Be-bop de Christian Gailly et s’arrêter sur l’expression «autobus à soufflet» (p. 122). Et ne pas savoir comment soi-même on appellerait ce type de véhicule.

C’est découvrir que le département parisien de Seine-Saint-Denis — le 93 — s’appelle aussi le «Neuf cube». Et se réjouir de cette invention.

C’est recevoir une invitation à un colloque intitulé «Pour un meilleur balisage du cheminement étudiant aux études supérieures : le Plan d’études» (Faculté des études supérieures et postdoctorales, Université de Montréal). Et s’interroger sur la nature de ce «cheminement» qui aurait besoin de «balisage».

C’est s’arrêter sur la phrase suivante de Marie-Pascale Huglo dans la Respiration du monde : «Les escargots me sont complètement sortis de la cervelle, et pourtant, certains jours, il fallait se la creuser pour trouver un menu qui satisfasse les clients…» (p. 161). Et ignorer ce que serait le nom de la figure de style utilisant à la fois le mot «cervelle» et le pronom «la».

C’est apprendre qu’un de ses neveux est en train de «se construire». Et noter tout de suite cette apocope syntaxique («se construire» mis pour «se construire une maison»).

C’est recopier la phrase «Le monde sont extrêmes». Et ne pas s’étonner de ce pluriel.

C’est retrouver un papier sur lequel on a noté qu’à Trinidad, quand on est abandonné par l’être cher, on «suffer tabanka». Et constater qu’on traîne ce papier depuis un quart de siècle.

C’est, enfin et surtout, essayer de ne jamais se départir du «sourire intérieur du lexicographe» dont parle Éric Chevillard dans Oreille rouge (p. 30). Et se dire que c’est parfois plus difficile qu’il n’y paraît.

P.-S. — Cette entrée est la 500e de l’Oreille tendue.

 

[Complément du 10 décembre 2020]

À côté de se construire, il y a se bâtir, ainsi qu’on peut le voir chez Alexie Morin dans Ouvrir son cœur : «À Windsor, pour montrer que tu as réussi, tu te construis une maison. On appelle ça se bâtir. Mes parents se sont bâtis au début de la trentaine, en 1992» (éd. de 2020, p. 32).

 

[Complément du 30 août 2022]

En matière de construction, il n’est pas indispensable d’être soi-même bricoleur : on peut se faire construire, ainsi qu’on le voit dans un article de la Presse+ du jour.

 

[Complément du 17 juillet 2023]

C’est logique : on peut aussi se faire bâtir (Michel Jean, Kukum, p. 152).

 

Références

Chevillard, Éric, Oreille rouge, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 2007, 158 p. Édition originale : 2005.

Gailly, Christian, Be-bop, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 18, 2002, 158 p. Suivi de le Swing Gailly par Jean-Noël Pancrazi. Édition originale : 1995.

Huglo, Marie-Pascale, la Respiration du monde. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 165 p.

Jean, Michel, Kukum, Montréal, Libre expression 2019, 222 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

La société des livres

Sophie Divry, la Cote 400, 2010

(Nous sommes près de la Cote 400, chez Sophie Divry.)

Elle est bibliothécaire, en province, responsable de la géographie (alors qu’elle aspire à l’histoire). Au matin, avant l’ouverture, elle tombe sur un lecteur qui vient de passer la nuit enfermé dans son sous-sol, celui de la bibliothèque. Elle monologue, devant lui, sur sa vie, son amour inavoué pour le jeune Martin et sa nuque, sa conception de la bibliothèque, des livres et des lecteurs. Elle compare les mérites de Maupassant et de Balzac, au bénéfice du premier; elle chante les louanges de Gabriel Naudé et d’Eugène Morel, ces phares de la bibliothéconomie; elle s’identifie à Simone de Beauvoir contre Sartre, un «vrai satapre, un alcoolique» (p. 62). Elle est obsédée par l’ordre social et bibliothécaire (elle n’est pas du genre à oser se permettre une fantaisie, sauf, précisément, ce monologue), ce qui ne va pas sans lui causer des difficultés avec les autres bibliothécaires. Il lui arrive — on ne s’y attend pas — d’utiliser des mots réputés propres au Québec, «niaiseux» (p. 39) et «blonde» (p. 63). Elle a aussi l’oreille fine, notamment en matière de clichés.

Les discours politiques en regorgent.

Mais qu’est-ce que vous croyez, je les connais vos arguments, monsieur le ministre : faire de la médiathèque un lieu de plaisir et de convivialité au cœur même de la ville. Rendre moins intimidante l’entrée dans la bibliothèque. Allier plaisirs et culture pour que la culture devienne un plaisir et gnagnagna (p. 40-41).

Au «gnagnagna» près, presque tous les mots de cette citation pourraient être mis entre guillemets; ils viennent d’ailleurs, des discours tout faits.

Mais il n’y a que la politique dont on entend le ronron :

Des fois les lecteurs nous trouvent rudes avec eux. Il faut nous comprendre : qui voudrait venir s’enfermer sous des néons blafards entre des murs en placo, à l’heure où le soleil pointe gaiement ses timides premiers rayons de chaleur et que l’herbe verdoie sous le vent au temps de l’agnelage, hein, je vous le demande ? (p. 44)

Cet «agnelage» a la même fonction que le «gnagnagna» : souligner combien est forte la tendance du langage à se figer. Heureusement qu’il y a des gens — bibliothécaires, auteurs — pour résister.

 

Référence

Divry, Sophie, la Cote 400. Roman, Montréal, Les Allusifs, 2010, 64 p.

Citation de saison

Jean Echenoz, Des éclairs, 2010, couverture

«La rue, ce soir-là : encadrés de salutistes en uniforme et de pères Noël de tous formats qui agitent des cloches, des orphéons maltraitent des hymnes déjà tristes, des chorales entonnent des cantiques absurdes au coin des avenues enguirlandées d’horreurs polychromes, sillonnées d’attelages à grelots, leurs trottoirs débordant d’une foule nerveuse et chapeautée, joues violacées et présents emballés sous tous les bras. Gregor doit se frayer un chemin nerveux parmi les hommes prématurément saouls, les femmes tançant de frénétiques marmailles, les landaus, les charrettes à bras et les fauteuils roulants.»

Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 132.