Souligner ou pas ?

L’écrivain Martin Winckler vit maintenant à Montréal. C’est là où il situe l’action de son plus récent roman, un polar, les Invisibles (2011). Pour aller vite : meurtres, finalement résolus, parmi les itinérants autochtones, les éthiciens et les mécènes des uns et des autres.

Winckler a-t-il cédé, comme plusieurs de ses compatriotes, au syndrome Ma cabane au Canada ? Non.

Sur le plan factuel, une seule erreur est à signaler : Stephen Harper est rebaptisé Steven (p. 43).

Sur le plan linguistique, on félicitera le romancier : il a bien tendu l’oreille. Les dialogues en langue populaire sonnent presque toujours juste : «T’es qui, toué ?» (p. 30); «Qu’est-ce t’attends ?» (p. 31); «Gad’ ta marde !» (p. 32); «C’est-tu tout ce que tu peux faire ?» (p. 34); «Tu t’mets-tu à parler comme nous ?» (p. 161); «Comment t’sais ça ?» (p. 209); «Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ? Laisse-moé donc tranquille !» (p. 217); «Ça vas-tu ?» (p. 264); «T’sais-tu [?]» (p. 268 et 270). Les tournures idiomatiques sont bien choisies : «la question à mille piasses» (p. 122); «Jamais dans cent ans !» (p. 269). L’alternance codique anglais / français, si typique de Montréal, est fréquente. Il n’est que de très rares cas où l’on peut chipoter. On ne parle guère de «meublé» (p. 22, 23 et 44) à Montréal. Au lieu de «Crisse ! Remue-toi !» (p. 30), on aurait attendu quelque chose comme «Crisse ! Grouille-toi !» ou, mieux, «Crisse ! Grouille-toé !». Un policier québécois ne dira jamais «Monsieur, posez la batte, s’il vous plaît» (p. 216); le masculin est de rigueur. Qu’on se rassure : on a vu bien pire.

Il y a pourtant un aspect du roman — en l’occurrence de sa mise en pages — qui est moins réussi : certains mots qui seraient propres au français du Québec sont en italiques, d’autres pas, sans qu’il soit toujours possible de comprendre pourquoi. Pour «parce que», il y a «Pasque» (p. 99) et «Pasque» (p. 264). Quand on «s’enivre», on lit «s’paqueter la gueule» (p. 99) et «m’paqueter la gueule» (p. 200). Les compagnes sont des «blondes» (p. 152), puis des «blondes» (p. 154, 241 et 269). Pourquoi «logement» (p. 22, 173 et 213), mais «cans» (p. 20) ?

Le narrateur, un Français fraîchement débarqué à Montréal, se met à parler de «cellulaire» — on peut légitimement penser qu’il aurait dit «portable» à la maison —, on le voit «pitonner» dans un «4 1/2» (p. 226) et on l’entend dire «niaiseuse» (p. 152), tout cela sans italiques. En revanche «poupouner» (p. 99), «pitoune» (p. 152) et «pantoute» (p. 239) en ont.

L’usage des jurons n’est pas plus clair. Page 30 : «Crisse ! Remue-toi !». Page 166 : «toute une tabarnac de crisse d’utopie». Page 210 : «Crisse». Page 213 : «une tabarnac de procédure». Page 217 : «Qu’est-ce tu m’veux, tabarnac ?». Page 260 : «Calisse». Ça fait désordre.

On a déjà rencontré, ici même, un problème identique, dans un autre polar, Peaux, de Diane Vincent (2009).

Morale de cette histoire ? Accueillez les mots du cru comme vous accueillez les autres; ça sera plus simple pour tout le monde.

 

Références

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Winckler, Martin, les Invisibles, Paris, Fleuve noir, 2011, 277 p.

Dixième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Allitération

Définition

«Retours multipliés d’un son identique» (Gradus, éd. de 1980, p. 33).

Exemples

En f : «rencontre fortuite du fiancé furax, à vingt futaies de mon futon» (Éric McComber, la Solde, p. 20).

En f, bis : «feu de fleur fumée envolée» (Plume Latraverse, «Blouse d’automne», Chants d’épuration).

En g : «Gare goret, tu te goures de Gourin» (Jean Rouaud, les Champs d’honneur, p. 69).

En n : «Non, il n’est rien que Nanine n’honore» (Voltaire, Nanine, acte III, sc. dernière).

En p : «Pourquoi Pierre Pitre parle presque pas ?» (titre d’une chanson d’Arseniq33).

En p, bis : «une pomme on n’peut plus pulpeuse» (Plume Latraverse, «Érosion éolienne», Chants d’épuration).

En v : «Ce vent vert qui vient des villes» (Forces, 167, automne 2011, p. 43).

En fricatives : «Il perçut, tout autour de son corps, les sons entrelacés des vagues, du vent, et du vent sur les vagues, comme un vaste frisson froid, frisé, froncé, froissé, et ce fut sur ce fond farci de fricatives qu’il entendit se rapprocher les mercenaires» (Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, p. 234-235).

En image et en ville :

Vos vets en ville, enseigne, rue Décarie, Montréal

 

 

[Complément du 8 décembre 2011]

Les passionnés de Philip Roth et de baseball se souviendront des premières pages du «Prologue» de son The Great American Novel (1973). Non seulement elles abondent en allitérations, mais le narrateur, Word Smith, y livre des bribes de sa théorie en matière de rhétorique. En une formule : «Alliteration is at the foundation of English literature» (éd. de 1980, p. 9). Rien de moins.

 

[Complément du 18 juin 2012]

«Un jour, je le jure, je jouirai d’un juste juillet joyeux, juste pour jubiler de juin joufflu, juteux, jeté» (@franciroyo).

 

[Complément du 12 août 2015]

En titre et en image, gracieuseté de @mcgilles :

P. Nouvel, Crissements de Kriss, couverture

 

[Complément du 11 avril 2016]

Allitération du jour, tirée de la Presse+ : «Voilà, Voiles en Voiles envoie la voile.»

 

[Complément du 27 avril 2016]

F comme…

Affiche de film érotique, dans le Dictionnaire de la censure au Québec, 2006, p. 553

Source : Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p., p. 553.

 

[Complément du 5 juin 2016]

Conseil du jour, via @AcademiaObscura : «Always avoid alliteration. Alternatives are available

 

[Complément du 3 août 2016]

Dans ses fabuleux Mémoires, Open (2009), le joueur de tennis Andre Agassi offre une utile mise en garde : «Bud Collins, the venerable tennis commentator and historian, the coauthor of [Rod] Laver’s autobiography, sums up my career by saying I’ve gone from punk to paragon. I cringe. To my thinking, Bud sacrificed the truth on the altar of alliteration. I was never a punk, any more than I’m now a paragon» (éd. de 2010, p. 371). L’allitération n’est pas un autel («altar»), dit-il. En revanche, «the altar of alliteration», n’est-ce pas une allitération ?

 

[Complément du 19 septembre 2017]

Ella aussi…

Ella Sings Sweet Songs for Swingers, 1959, pochette

 

 

[Complément du 10 décembre 2017]

Cette allitération (en p) provient des Notules du jour : «“Dans le domaine de la mode, signalons les nouveaux Peignes Pleins Pour Personnes Pelées. On a remarqué bien souvent, en effet, combien était absurde, pour des personnes entièrement chauves, l’usage du peigne ordinaire à dents divisées. Le peigne plein, au contraire, est un polissoir du plus heureux effet qui, loin d’écorcher le crâne inutilement, lui donne l’aspect brillant d’un ivoire ancien.” Gaston de Pawlowski, Inventions nouvelles & dernières nouveautés

(Les Notules ? Par ici.)

 

[Complément du 19 décembre 2017]

P comme poules.

Poules qui pondent, 1927, couverture

 

 

[Complément du 19 décembre 2018]

Wine, Women and War, couverture

 

[Complément du 15 avril 2019]

Encore en p.

«Prison passion péril possession», Bibliothèque nationale de France, 2019

 

 

[Complément du 22 mai 2019]

En w.

The Weird of the White Wolf, couverture

 

 

[Complément du 6 juillet 2019]

En (double série de) s : «Tel un animal savant (“sussucre”, susurre ce sadique Sabrecourt), la Tourterelle d’argent a dû longtemps se consacrer uniquement à apprendre sous sa férule les rôles du répertoire (“Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?”).» L’Oreille tendue — promis juré — n’avait aucun souvenir d’avoir publié cette phrase en… 2002.

 

[Complément du 4 avril 2022]

En f : «sifflons feux follets fumées vents fous» (Mouron des champs, p. 33).

 

[Complément du 5 avril 2022]

Allitération en a, «impeccable» selon son auteur, Jean-Philippe Toussaint :

Dans les vapeurs de l’air ambiant, flottait une odeur de détergent parfumé, aux relents d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes.

Avant d’écrire cette phrase dans Faire l’amour, je ne connaissais pas, je le confesse, le mot andropogon. Je crois, mais le souvenir est lointain, que je cherchais un équivalent au mot anglais lemon grass, parce qu’il me semblait qu’il devait régner une odeur de citronnelle dans cette piscine du grand hôtel de Shinjuku où se trouve le personnage. Mais, ouvrant un dictionnaire, puis un autre, mes recherches m’ont entraîné trop loin et je me suis vite retrouvé avec trop de mots sur les bras, parmi lesquels l’énigmatique schénanthe ou l’exotique herbe au chameau. J’ai jeté mon dévolu sur cet impénétrable andropogon, qui m’offrait l’occasion d’une impeccable allitération : «d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes». J’étais satisfait, et je pensais que les choses s’en tiendraient là. Mais lorsque, quelques années plus tard, au collège de Seneffe, mes traducteurs, déconcertés, m’ont interrogé sur cet andropogon, j’ai bien dû leur avouer que j’en ignorais l’origine, et nous avons été amenés à nous poser cette intéressante question : comment traduire dans une autre langue un mot qu’à l’origine l’auteur ne comprend pas lui-même en français ?

 

[Complément du 7 avril 2022]

En t, chez la Monique Proulx des Aurores montréales : «Prends garde à toi, Ugo Lagorio, je m’en viens tuer la tiédeur qui te tue» (éd. de 2016, p. 98).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Deux occurrences dans le Crook Manifesto (2023) de Colson Whitehead.

En p : «Quincy huffed in disgust. “Pickles. Pepper. Pope—what is this, some kind of fucked-up convention”» (p. 164).

En s : «Grinding & Sharpening Blades Saws Scissors Skates» (p. 185).

 

[Complément du 21 avril 2024]

En h : «I stamped through the high, hushed, hollow marble halls and accosted the grand ex-cavalry officer who started the twenty elevators» (The Body on Mount Royal, p. 131).

 

Références

Agassi, Andre, Open. An Autobiography, New York, Vintage Books, 2010, 385 p. Ill. Édition originale : 2009.

Arseniq33, Tranquillement les tranquillisants, 2002, étiquette Indica.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, étiquette Disques Dragon.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Diderot chez les francs-maçons : les Gymnastes de l’émotion. Ode au théâtre, sur fond de mauvaise critique / Louis Champagne et Gabriel Sabourin», Jeu, 104, septembre 2002, p. 12-17. https://id.erudit.org/iderudit/26390ac

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Richochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Rouaud, Jean, les Champs d’honneur. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 187 p.

Toussaint, Jean-Philippe, C’est vous l’écrivain, Paris, Le Robert, coll. «Secrets d’écriture», 2022, 176 p. Édition numérique.

Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 241, 1972, vol. I, p. 871-939 et p. 1442-1449. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1749.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Colson Whitehead, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Le dilemme de l’autobus

François Blais, la Nuit des morts-vivants, 2011, couverture

Parmi les plus graves problèmes québécois, il y a le genre du mot autobus.

Les dictionnaires sont pourtant formels : autobus est masculin.

Dans la vie de tous les jours, on entend fréquemment une autobus. L’Oreille tendue a déjà proposé une hypothèse à ce sujet, qui a entraîné quelques réactions de lecteurs (c’est ici).

Si l’on en croit le François Blais de la Nuit des morts-vivants (2011), il y aurait même des endroits au Québec, en l’occurrence en Mauricie, où l’on dirait «une bus» : «jusqu’en troisième année on est obligé de prendre la bus» (p. 39); «Grouille, tu vas rater la bus de sept heures et vingt» (p. 47); «attendre la bus de 7 h 35» (p. 67). On notera que c’est la même chose au style indirect libre (premier exemple), dans les dialogues (deuxième) et chez le narrateur (troisième).

Cette bizarre féminisation — que l’Oreille tendue n’a jamais entendue, ce qui vaut ce que ça vaut — avait (pourtant) déjà été repérée par Wim Remysen en 2003 :

L’originalité de la variété québécoise au niveau morphologique se situe surtout au niveau du genre et du nombre de certaines unités lexicales. Ainsi, il est fréquent au Québec qu’on parle d’une autobus, d’un affaire et d’un heure. […] Il faut noter toutefois que ces traits ne sont pas toujours généralisés dans la variété québécoise : ainsi, parler de la bus est typique des situations de communication informelles et du parler populaire (p. 33).

Cela ne règle pas le mystère pour autant : d’où cela vient-il ?

P.-S. — On se souviendra qu’à Québec, pour simplifier encore les choses, on a essayé de faire de bus un verbe.

 

[Complément du 20 mai 2014]

Autre exemple littéraire, du Saguenay, tiré de la Déesse des mouches à feu de Geneviève Pettersen (2014) : «Ma mère voulait jamais venir me porter chez Pascal, ça fait que j’y allais en bus de ville. Fallait que je prenne la bus pis que je transfère dans une autre rendue au terminus de la rue Racine» (p. 46).

 

[Complément du 13 novembre 2014]

Dans la Presse+ d’hier, la chroniqueur Patrick Lagacé, s’agissant d’autobus, écrit ceci : «La 25A est repartie.» Dans celle d’aujourd’hui, il doit s’expliquer : «Je sais qu’on dit UN autobus. Merci à tous ceux qui me l’ont souligné, après ma chronique d’hier. […] C’est con, je sais, mais quand je désigne un autobus par le trajet numéroté qu’il emprunte, c’est plus fort que moi, c’est trop profondément ancré : c’est “la”. C’était “la” 70 qui me transportait jusqu’au Carrefour Laval, ti-cul, “la” 40 qui me déposait au cégep. […] LA route avale LE bus; qui ne font un quand on choisit l’article…» Une nouvelle victime du dilemme de l’autobus. Espérons qu’il s’en remette.

 

[Complément du 16 novembre 2014]

Il est encore une autre façon de désigner les circuits d’autobus (numéro + rue), que l’Oreille découvre en lisant le Titre de transport (2014) d’Alice Michaud-Lapointe :

Il est trois heures et quart au moment où les quatre filles se dirigent vers le métro Villa-Maria. Evelyn prend habituellement la 24/Sherbrooke pour retourner dans Westmount, mais elle se dit qu’aujourd’hui elle peut bien faire une exception, ce n’est pas tous les jours qu’elle a la chance d’être vue en compagnie de Nicky. Comme tous les vendredis, des élèves en provenance de divers collèges bloquent l’entrée du métro. Ceux qu’on voit arriver par la 103/Monkland étudient au Royal Vale High School, mais ils ne sont pas très nombreux, la plupart habitant dans les environs de Somerled (p. 78).

 

[Complément du 1er décembre 2014]

 

[Complément du 24 août 2015]

Vue, ce matin, une publicité pour l’édition 2016 du Petit Larousse, sur un autobus de la Société de transport de Montréal : «Un ou une autobus ?» Ça s’appelle une publicité bien ciblée (pour le Québec).

 

[Complément du 23 septembre 2016]

En deux tweets parfaitement symétriques, Sylvain Carle a résumé un usage québecquois (à l’aller) et un usage montréalais (au retour).

Deux tweets de Sylvain Carle le 23 septembre 2016

 

[Complément du 5 novembre 2017]

La preuve que l’écrivaine Amélie Panneton est née à Québec ? La quatrième de ses «Quatre promesses pour une capitale tendre» est la suivante : «Féminiser définitivement, dans tous les documents de l’administration municipale, le mot “autobus”» (le Devoir, 4-5 novembre 2017, p. F1).

 

[Complément du 28 octobre 2020]

Sur le site Français de nos régions, le 22 octobre 2018, André Thibault publiait le texte «La “bus” ou le “bosse” ? Une autre rivalité Québec-Montréal…» Cartes à l’appuie, il y présente les «quatre formes possibles» du même mot au Québec : «1) la bus; 2) le bosse; 3) le bus; 4) la bosse».

 

[Complément du 1er octobre 2021]

Il y a aura bientôt des élections à Québec. Les responsables du parti Transition Québec ne cachent pas leur choix lexical : «LA bus». (La taupe québecquoise de l’Oreille, qui lui fait découvrir ce choix, parle de populisme linguistique. Cela se défend.)

« LA bus gratuite pour tout le monde», publicité électorale du parti Transition Québec, mai 2021

 

Références

Blais, François, la Nuit des morts-vivants. Roman, Québec, L’instant même, 2011, 171 p.

Michaud-Lapointe, Alice, Titre de transport, Montréal, Héliotrope, série «K», 2014, 206 p.

Pettersen, Geneviève, la Déesse des mouches à feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2014, 203 p.

Remysen, Wim, «Le français au Québec : au-delà des mythes», article numérique, Romaneske, 1, 2003, p. 28-41. http://www.vlrom.be/pdf/031quebec.pdf

Le mal-aimé

L’Oreille tendue a aujourd’hui la mine basse.

Lisant Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu de Géraldine Wœssner (2010), elle tombe sur la citation suivante : «Maudit calvaire, que c’est difficile de travailler dans un milieu de femmes, des fois !» (p. 125-126)

Calvaire est en effet un de ces jurons dont l’Oreille raffole. Elle se tourne donc vers son herbier lexical, histoire de voir quels exemples elle pourrait ajouter à celui-ci. Quelle n’est pas sa surprise devant ce qu’il faut bien appeler un vide.

Ses glossaires connaissent certes le mot. Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin en donnent plusieurs synonymes, tous euphémisés : «Calvince, calvâsse, calvette, calvinus, calvinisse» (le Parler québécois pour les nuls, p. 214). Léandre Bergeron, en 1980, a «calvaire», «calvâsse» et «calvince !» (p. 108); en 1981, il ajoute «calvinousse» (p. 176).

En revanche, pour ce sacre, les exemples venus de la culture (littérature, chanson, cinéma) paraissent peu nombreux — ou, du moins, ils n’ont guère frappé l’oreille de l’Oreille, ce qui n’est évidemment pas la même chose.

Il est vrai que calvaire est moins riche que d’autres jurons. Il est utilisé comme interjection (Calvaire !), il marque la colère (être en calvaire) et on le retrouve avec de (Calvaire de niochon) ou que (Calvaire que t’es gnochon). On ne connaît toutefois pas d’adverbe (calvairement) ni de verbe (calvairer) fait à partir de calvaire, de même que le préfixe de- ne peut lui être joint (il y a décrisser, mais pas décalvairer).

Est-ce pour cela que ce mal-aimé se ferait moins entendre ?

P.-S. — Une fois ce texte écrit, l’Oreille reçoit ceci, par Twitter : «Ben calvaire : Québec achète “grève étudiante” sur Google cyberpresse.ca/actualites/que… via @lp_lapresse.»

 

[Complément du 12 octobre 2018]

Il suffisait d’attendre le recueil de poésie Expo habitat (2018) de Marie-Hélène Voyer :

— Batèche de beu maigre !

Pourquoi on habite su’ une ferme ?

Pourquoi on habite

une câliboire

de calvasse

de câlasse

de câlique

de caltor

de ferme ? (p. 64)

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.

Voyer, Marie-Hélène, Expo habitat, Chicoutimi, La Peuplade, 2018, 157 p.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

L’échelle de la bêtise

William S. Messier, Townships, 2009, couverture

Soit les deux phrases suivantes.

«Bon, Landquist vient de s’enfarger dans le juge de ligne, maudit sacrament de gnochon, pardonnez-moi mon Père» (William S. Messier, Townships, p. 38).

«Il a un sourire un peu niochon» (Éric McComber, la Solde, p. 137).

Laissons de côté le fait, pour Landquist, d’avoir trébuché («s’enfarger») à cause d’un officiel («juge de ligne»); les amateurs de hockey savent que cela ne se fait pas. Laissons aussi de côté ce «sacrament», juron d’inspiration religieuse (sacrement), comme il y en a tant au Québec. Concentrons-nous sur le gnochon / niochon, ces deux mots, nom ou adjectif, renvoyant à la même réalité : le peu doué.

Dans la Belle Province, l’échelle de la bêtise est d’une grande subtilité. Comment distinguer l’épais du moron, le nono du tarla, le toton du twit, le deux de pique du ti-coune et du niaiseux — et tous ceux-là du gnochon / niochon ? Comme c’est si souvent le cas en matière de langue, l’unanimité serait difficile à obtenir sur pareille hiérarchie de la nigauderie.

À titre d’hypothèse, l’Oreille tendue postule que, dans la litanie des tarés, seul moron est rédhibitoire. Il est possible de trouver des circonstances atténuantes à l’épais, au nono, au tarla, au toton, au twit, au deux de pique, au ti-coune, au niaiseux et au gnochon / niochon. Le moron n’en a jamais : sa bêtise est profonde, et incorrigible.

P.-S. — La féminisation de ces qualificatifs est complexe. Deux de pique et ti-coune sont épicènes. C’est probablement le cas aussi pour tarla et twit, encore que les attestations soient rares (une twit ?). Nono et toton ne sont pas épicènes et, sauf erreur, n’ont pas de forme féminine. D’autres mots construisent leur féminin sur les modèles connus : épais / épaisse, moron / moronne, niaiseux / niaiseuse, gnochon / gnochonne, niochon / niochonne. Ça fait désordre.

 

[Complément du 25 août 2013]

«Tu as fait le niochon hier soir», écrit Hector Berthelot dans ses Mystères de Montréal à la fin du XIXe siècle.

 

[Complément du 6 janvier 2017]

La graphie morron paraît plus rare. On la trouve néanmoins dans le premier tome de la série Malphas, de Patrick Senécal, en 2011 : «J’aime pas parler dans le dos du monde, même si j’haïs une couple de morrons qui travaillent avec moi […]» (p. 75).

 

[Complément du 3 octobre 2017]

Parent du ti-coune, le ti-clin n’est pas plus élevé sur l’échelle. Exemple : «Un candidat aux élections municipales à Gatineau préfère une cabane à sucre à une bibliothèque. Méchant ti-clin !»

 

Références

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Senécal, Patrick, Malphas 1. Le cas des casiers carnassiers, Québec, Alire, coll. «GF», 16, 2011, 337 p.