Bilinguisme et bilinguisme

Dans le Devoir du 3 juillet, sous le titre «Full bilingue» (p. A3), Christian Rioux rapporte que Jean Charest, le premier ministre du Québec, a prononcé un discours bilingue, à Bruxelles, dans le cadre d’une conférence internationale sur l’environnement : «L’allocution était pour moitié écrite en anglais et chaque paragraphe en français était inévitablement suivi d’un paragraphe en anglais.» Avec le premier ministre du Manitoba, il aurait été le seul conférencier à s’adresser aux participants autant en anglais qu’en français.

Ce faisant, Jean Charest reprenait à son compte une des vieilles erreurs d’interprétation sur la nature du bilinguisme au Canada. Il confondait l’intérêt individuel du bilinguisme — on ne saurait reprocher à quiconque de parler plus d’une langue — et ses dangers collectifs — il n’existe aucune situation où deux langues sont véritablement égales, du moins sur le plan socio-économico-politique.

Avant de prendre la parole, il aurait pu méditer les réflexions de Pierre Bourgault parues il y a tout juste 20 ans dans Moi, je m’en souviens (1989). À la question «Qui, des Japonais ou des Québécois, fait le plus d’affaires avec les Américains ?», il répondait : «La réponse va de soi. / Or, il n’y a que 1,4 % de la population japonaise qui parle anglais […].» Il poursuivait :

Dans tous les pays du monde, on a besoin d’une minorité de gens qui parlent d’autres langues pour entretenir des relations politiques, économiques ou culturelles avec l’étranger ou pour les mieux accueillir chez soi.

Cela se fait tout naturellement pendant que la majorité peut continuer de vaquer à ses occupations, gagner sa vie et dépenser son argent dans sa propre langue.

Ce qui n’empêche nullement les gens d’apprendre autant de langues qu’ils le veulent pour leur propre plaisir (p. 221).

La vie de l’État repose, elle, sur l’usage commun d’une langue.

Il est vrai que Jean Charest ne doit pas être un des lecteurs les plus assidus de Pierre Bourgault.

 

Référence

Bourgault, Pierre, Moi, je m’en souviens, Montréal, Stanké, 1989, 278 p.

Pierre Bourgault, Moi, je m’en souviens, 1989, couverture

Trouvaille

William S. Messier, Townships, 2009, couverture

Le lecteur de Townships. Récits d’origine de William S. Messier (2009) ne peut qu’être frappé par la dimension états-unienne de ce recueil de nouvelles : décor, musique, sport, langue. Beaucoup de mots anglais (tearjerkers) y sont en italiques. La plus grande création linguistique de Messier, elle, n’est pas mise en relief : «vomir jusqu’à se fouler une amygdale» (p. 46). Elle mérite pourtant d’être soulignée.

 

[Complément du 13 mai 2015]

C’est confirmé. Il se passe des choses violentes dans la bouche des personnages de Messier. Autre exemple, tiré de Dixie, paru en 2013 : «Ses cordes vocales lui fouettent les dents, tellement elle hurle […]» (p. 137).

 

[Complément du 1er décembre 2021]

Selon Maxime Raymond Bock, on peut aussi «se disloquer l’épiglotte» (Morel, p. 127). Qu’est-ce qui fait le plus mal ?

 

[Complément du 23 août 2022]

En matière de tall tale anatomique, le romancier Christophe Bernard, dans la Bête creuse (2017), ne donne pas sa place : «Il scribouillait dans son cahier, à peu près certain qu’un morceau de son palais s’était détaché tellement il avait soif» (p. 134); «Steeve a gueulé à s’en rouvrir la fontanelle» (p. 160); «Un cri à te décrasser un tuberculeux qui fume un paquet et demi par jour» (p. 244).

 

[Complément du 26 décembre 2022]

Tousser peut aussi être dangereux, foi de Fabien Cloutier dans l’Allégorie du tiroir à ustensiles :

Mon frère a eu une grosse grippe d’homme
des sécrétions épaisses et jaunâtres
les yeux collés dans l’pus
y s’est fêlé le sternum en toussant (p. 38)

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Cloutier, Fabien, l’Allégorie du tiroir à ustensiles. Chroniques et monologues pour se replonger dans les années 2018-2022, Montréal, Lux éditeur, 2022, 224 p. Dessins de Samuel Cantin.

Messier, William S., Townships. Récits d’origine, Montréal, Marchands de feuilles, 2009, 111 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

En direct de la cour d’école 002

C’est full de diff, avoue !

Au primaire — pour l’instant, mais ça pourrait essaimer —, on emploie désormais le verbe avoue — et non avoue que — à des fins d’insistance et de connivence.

Insistance : qui dit avoue marque le coup. Traduction libre : Allez, reconnais-le, allez !

Connivence : qui dit avoue crée du lien. Bis : On le sait bien, toi et moi !

La langue cimente la communauté, par l’aveu (exigé), et au-delà de lui.

 

[Complément du 3 février 2014]

Dans certains cas, avoue, précédé du pronom de la première personne du singulier, peut signifier oui. Exemple :

— C’est bon, non ?
— J’avoue.

(Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 10 août 2020]

Vu sur Twitter : «La locution interjective “j’avoue !” a fait son apparition dans l’édition 2021 du Petit Robert ! Vous pouvez la retrouver à l’entrée du verbe “avouer”.»

«J’avoue» entre au dictionnaire.

[Complément du 7 février 2021]

L’expression est peut-être moins récente qu’il n’y paraît. On la trouve dans un roman de 1970 de Jacques Ferron, l’Amélanchier : «Tu étais bien débarrassée, avoue» (éd. de 1977, p. 88).

 

Référence

Ferron, Jacques, l’Amélanchier. Récit, Montréal, VLB éditeur, 1977, 149 p.

Le rap du pas rap’

François Hébert, Poèmes de cirque et circonstance, 2009, couverture

Dans le recueil Poèmes de cirque et circonstance de François Hébert (p. 58-59), les poèmes «Contre Verlaine» et «Pour Verlaine» se font face. Parmi les arguments du premier, ceci : «le trope trop au trot comment dirais-je / le trope pas rapport».

Pas rapport ? À quoi ? À qui ?

L’expression vient de la langue des jeunes, pour lesquels ne pas avoir rapport est le signe absolu que l’on n’est pas, que l’on n’est plus, en phase. (Souvent, on se contente de pas rap’, comme dans T’as pas rap’.)

Le poète, lui, en fait du rap.

 

[Complément du 7 octobre 2021]

Allons plus loin : «À la place, tu pars sur une autre chose qui a zéro rapport» (Mille secrets mille dangers, p. 55).

 

Références

Farah, Alain, Mille secrets mille dangers. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 161, 2021, 497 p.

Hébert, François, Poèmes de cirque et circonstance, Montréal, L’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2009, 89 p.

Laissez-les mourir

Loco Locass, Amour oral, 2004, pochette

Selon la plupart des sources consultées, qu’elles soient médicales ou philosophiques, tout le monde devrait mourir un jour. Pourquoi ne pas le dire ?

Certains, comme s’ils avaient manqué de courant, s’éteindraient. C’était le cas cette semaine d’un documentariste : «Le cinéaste canadien Allan King s’éteint» (la Presse, 16 juin 2009, cahier Arts et spectacles, p. 4).

D’autres disparaîtraient. Ils le font surtout selon les auteurs de rétrospectives de fin d’année : «Les disparus de 2008.»

La plupart décéderaient. Voilà le mot le plus souvent utilisé désormais pour désigner la passage de vie à trépas.

Que les journaux se laissent aller à ce type d’euphémisme passe encore — même si certaines formules étonnent un brin. Le Devoir du 5 octobre 2004 parlait de «L’ultime décès de Janet Leigh» (p. A1 et A8). Elle a eu droit à combien ? (Le sous-titre de l’article expliquait l’affaire : «Déjà assassinée sous la douche en 1960 dans Psycho, l’actrice s’éteint [!] définitivement à 77 ans.»)

Quand il s’agit de romanciers, c’est plus ennuyeux. Un des personnages de Klonk contre Klonk de François Gravel serait ainsi «décédé» (p. 94). Il n’aurait pas pu être mort, tout simplement ?

Cela étant, il y a des cas (rares) où décéder s’impose. Le groupe Loco Locass en donne l’exemple parfait : «Fa’que décide ou décède», chante-t-il dans la pièce «Résistance» de l’album Amour oral (2004).

C’est l’exception qui confirme la règle.

 

[Complément du 1er octobre 2021]

On peut aussi rendre son dernier souffle — mais à qui ?

«L’actrice Andrée Boucher a rendu son dernier souffle», le Devoir, 1er octobre 2021

 

[Complément du 26 mai 2022]

Le comédien Ray Liotta vient de mourir. Titre du Figaro :

Ray Liotta «s’affranchit de la vie», titre le Figaro

Devant pareil euphémisme (de catégorie olympique), on ne peut que s’incliner. (Liotta a joué dans le film les Affranchis.)

 

Référence

Gravel, François, Klonk contre Klonk, Montréal, Québec/Amérique Jeunesse, 2004, 126 p.