Le verbe de la connaissance

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couverture

Fourrer, au Québec, a tous les sens qu’on lui donne en français hexagonal. De surcroît, un usage, jugé familier dans le Petit Robert, et un que ne décrit pas ce dictionnaire y sont fréquemment attestés, et les deux concernent une forme de connaissance.

Il y a se fourrer au sens de se tromper. Exemple tiré de la Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, roman dont l’Oreille tendue parlait hier : «Bon, faut croire que c’est un souvenir fabriqué, ou plutôt des souvenirs superposés, genre que je me fourre entre deux gâteaux […]» (p. 67). La mémoire paraît confondre deux gâteaux. Sa connaissance n’est pas solide.

Et il y a le sens familier évoqué plus haut : fourrer est alors synonyme de la connaissance dite biblique (Gn 4:1).

Il ne faut pas confondre.

 

[Complément du 15 octobre 2016]

Les narratrices du recueil de nouvelles Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard (2016) aiment beaucoup ce verbe en son deuxième sens. Elles emploient aussi un substantif que ne connaissait pas l’Oreille tendue pour désigner les occasions où on le pratique : «On jouissait comme des cochons. À la fin de nos fourres, on se donnait des high five, on se félicitait» (p. 37). C’est noté.

 

[Complément du 18 mars 2020]

Qui est digne de fourrer, ou de l’être, est évidemment fourrable — ou pas : «anyway je ne suis pas fourrable ces temps-ci, je ne suis pas sortable, je ne suis pas grand-chose» (la Morte, p. 13).

 

Références

Arsenault, Mathieu, la Morte, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 141, 2020, 131 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Savoie-Bernard, Chloé, Des femmes savantes. Nouvelles, Montréal, Triptyque, 2016, 120 p.

Un héritage à transmettre

François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, 2009, couvertureOn le dit souvent : les sociétés — du moins les occidentales — ont du mal, aujourd’hui, à transmettre leur héritage, à léguer leurs valeurs, à assurer le passage d’une génération à l’autre.

Il en est ainsi, au Québec, du juron : comment faire partager à ses descendants l’art de sacrer, ce grand plaisir de la vie ? Quelle est la meilleure façon de les doter de ce bagage linguistique nécessaire ?

Pendant longtemps, la mainmise cléricale assurait un relais fiable. Qui entendait parler régulièrement de tabernacle et de calice n’était jamais dépaysé par un tabarnak ou un câlice. (Chacun sait que les plus beaux sacres québécois sont d’origine religieuse.)

On peut aussi, en matière de filiation linguistique, compter sur la seule force de l’exemple. Un père formera son fils, qui n’aura qu’à tendre l’oreille. De même, mais moins fréquemment peut-être, mère et fille.

Avant de lire Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) de François Blais, l’Oreille tendue n’avait jamais mesuré l’importance des jeux d’enfants dans la formation des jeunes langues.

Les petites Samuelle et Anne-Sophie ont perdu une pièce de casse-tête. Leur oncle, «mononcle Alex», décide de les aider à la retrouver. Il leur demande si, «parmi les moyens mis en œuvre pour retrouver l’objet, on avait essayé celui consistant à proférer des gros mots». Réponse : non. On y va : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! À votre tour les filles…» Elles s’y mettent : «Horrifiées et grisées à la fois, les deux fillettes répétaient les terribles incantations, d’un ton hésitant au début puis, voyant que rien de fâcheux ne se produisait, allant crescendo jusqu’au “tabarnak” final, qui fut pratiquement hurlé […]» (p. 124-125). Bien sûr, elles retrouvent tout de suite la pièce manquante.

Il y a peut-être là une leçon pour les sociétés occidentales.

 

[Complément du 7 juin 2021]

Emma Byrne mène des recherches sur le juron. Citons-la : «Learning how to use swearing effectively, with the support of empathetic adults, is far better than trying to ban children from using such language» (Apprendre à jurer de façon efficace, avec le soutien d’adultes empathiques, vaut beaucoup mieux que d’essayer d’empêcher les enfants d’utiliser des mots comme ceux-là).

A-t-elle lu François Blais ?

 

Références

Andrews, Robin, «Why You Should Teach Your Kids To Swear, According To Science», article électronique, IFLScience, 30 mai 2018. https://www.iflscience.com/editors-blog/why-you-should-teach-your-kids-to-swear-according-to-science/

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Entendre Miron

Douze hommes rapaillés (2008), pochette

Avant-hier, à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des arts, le spectacle Douze hommes rapaillés, la mise en chanson collective (ils sont douze) de quelques poèmes de Gaston Miron, l’auteur de l’Homme rapaillé.

L’intérêt de ce genre d’entreprise réside dans ce qu’elle permet d’entendre de neuf dans des textes déjà connus.

Un seul exemple, «Je t’écris pour te dire que je t’aime», poème-lettre interprété par Michel Faubert. Le jeu de guitare et, surtout, la voix du chanteur révèlent dans cette «rengaine» une chanson country. Ça s’entend notamment dans la prononciation de quelques mots — «voéyage», «souèr», «nége», «sur le seuil des mémouèrs» —, prononciation qui n’aurait pas été celle de Miron en lecture publique.

On ne s’attendait pas à ça. On est ravi.

Les chars de l’Olympe

Le chroniqueur Pierre Foglia, de la Presse, parlemente avec un surveillant pour entrer au Pavillon du Canada aux Jeux olympiques de Vancouver.

Vous parlez français, vous ? C’est le truc que j’ai trouvé. Quand ils ne parlent pas français, ils se sentent assez coupables, tu leur demanderais les clefs de leur char, ils te les donneraient. Anyway il m’a laissé entrer (23 février 2010, cahier Sports, p. 2).

Ce char est une voiture.

Jean Dion, du Devoir, s’interroge, lui, sur les négociations entre le président de la Ligue nationale de hockey et le Comité olympique international au sujet de la participation des joueurs professionnels, notamment russes, aux jeux de Sotchi dans quatre ans.

Il serait quand même joli de voir Ovechkin, Malkin, Markov, Kovalchuk et Semin dire au boss de manger un char (22 février 2010, p. A8).

Ce char n’est pas une voiture. Pour des raisons sur lesquelles l’Oreille tendue préfère ne pas se pencher, celui-là est plein de matières digérées expulsées (un char de marde).

On en conviendra : il y a char et char.

 

[Complément du 18 octobre 2015]

Exemples romanesques :

«Il tente d’ouvrir la boîte aux lettres avec un journal enroulé, donnant un char de marde à sa mère pour s’être stationnée trop loin de son objectif» (Dixie, p. 27).

«J’ai pas été capable de jouer au fin finot, de dire Mon mononcle est fâché, désolé, désolé. Ben oui, ben oui, ça m’fait plaisir de vous connaître, M’sieur Chose. Pas capable non plus d’i faire manger un char de marde» (la Même blessure, p. 203).

 

[Complément du 17 décembre 2020]

Tout le monde ne lit pas Jean Dion, William S. Messier et Emmanuel Bouchard : «Si jamais y en a de l’autre gang qui jouent aux petits boss avec vous autres, vous les envoyez chier en français pis vous leur dites d’aller me voir en anglais. Fuck you, ils connaissent ça. Dites-leur de manger un char, ça ils comprennent pas» (Esprit de corps, p. 83).

 

Références

Bouchard, Emmanuel, la Même Blessure. Roman, Québec, Septentrion, coll. «Hamac», 2015, 216 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.

De l’abus du possessif

Louis Cornellier écrit des livres, tient chronique (sur l’essai) dans les pages du Devoir et milite en faveur de l’enseignement de la littérature nationale d’ici.

Il le faisait dès 2002 :

Pour enrayer le déficit de sens ressenti par les étudiants devant le contenu de leurs deux premiers cours de littérature au collégial, il faudrait donc réformer en profondeur la séquence actuelle et consacrer ces deux cours à la littérature québécoise et à son contexte historique. Ensuite, et ensuite seulement, un troisième cours consacré aux littératures francophones, qu’il ne s’agit surtout pas de discréditer, dans une perspective comparatiste, trouverait tout son sens et sa pertinence. Quant au quatrième cours, qui porte sur la communication efficace (une sorte de rhétorique moderne), laissons-le tranquille : son approche très concrète (lire des journaux, ça s’apprend et ça déniaise) est parfois la seule qui parvienne à stimuler les plus rétifs (le Devoir, 11 février 2002, p. A7).

Rebelote ce samedi, au sujet d’un livre récent sur l’Épreuve uniforme de français du ministère de l’Éducation du Québec à la fin du cégep : «Un tel examen national ne devrait-il pas porter […] exclusivement sur notre littérature nationale ?» (le Devoir, 20-21 février 2010, p. F6)

Le «notre» n’était pas indispensable. On avait compris.