Accouplements 254

Collage des couvertures d’Alexie Morin et de Catherine Lalonde, 2024

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Morin, Alexie, Scénarios catastrophes. Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 195, 2024, 157 p.

«Conclusion :
un pourcentage significatif
d’êtres humains
traversent la vie
avec dans la tête aucun langage
nulle narration, nulle trame de
commentaires, aucune voix» (p. 60)

Lalonde, Catherine, Trous, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 193, 2024, 123 p.

«On se parle à soi-même vingt-cinq pour cent du temps
petite partition de nuit
de l’autolangage» (p. 107)

 

[Complément du 11 janvier 2025]

Dans le quotidien le Soir (Bruxelles, 8 janvier 2025, p. 24), Anne Catherine Simon publie un article sur la «Voix intérieure». Extrait : «Une autre enquête similaire, ajoutant des entretiens plus approfondis, révèle que certaines personnes ne sont jamais sujettes à de la parole intérieure et que, en moyenne, 26 % de nos périodes d’éveil sont constituées de langage intérieur.» Voilà qui réconcilie Alexie Morin et Catherine Lalonde.

Puissance du roman

Julia Deck, Ann d’Angleterre, 2024, couverture

«Le roman est l’instrument de la connaissance.»

Il y a plusieurs mystères dans la vie. Pourquoi, par exemple, Caroline Dawson a-t-elle sous-titré «roman» Là où je me terre et Jean-Philippe Pleau «roman (mettons)» Rue Duplessis ? Ce sont à l’évidence deux récits de transfuge de classe. Leur dimension romanesque, si tant est qu’elle existe, est fort mince.

Ce n’est pas le cas d’Ann d’Angleterre de Julia Deck. Celle-ci parle de sa vie et de sa relation avec sa mère, qui vient d’être victime d’un accident cérébral, et de leur parcours de combattantes dans le système hospitalier français. On est alors du côté du témoignage, des souvenirs, de l’autobiographie ou de l’autoportrait (la narratrice ne cache pas ses torts et ses tares). Pourtant, le livre relève clairement du genre romanesque par plusieurs aspects.

Ann d’Angleterre est un roman d’abord par la reconstruction que propose Deck du récit de sa famille maternelle britannique. Dans quel milieu sa mère (la Ann du titre) a-t-elle grandi ? Qui étaient ses parents, sa sœur, ses nièces ? Qu’a-t-elle vécu avant de devenir sa mère ? Par la force des choses, la narratrice ne peut proposer que sa propre version, longtemps à posteriori, de ces divers parcours.

Il y a aussi que la Julia qui écrit à la première personne devient, à un moment du livre, une Julia à la troisième personne — à la fois celle qui raconte et celle qui est racontée. La narratrice devient son propre personnage. Cette prise de distance concourt à problématiser ce qui se dit.

Il y a encore que le genre romanesque, pour Julia Deck, qui a publié à ce jour cinq romans, est par excellence celui de de l’indétermination finale : «Mes livres se terminent toujours de manière incertaine. Je ne cherche pas la réponse, vécut-elle heureuse jusqu’à son dernier jour ou misérable comme un caillou. Je cherche la résolution, le point où la vague retombe pour donner naissance à une autre. Les réponses ne servent à rien, c’est l’artifice et la mort» (p. 237). Or une des intrigues d’Ann d’Angleterre repose sur un «trouble de la filiation» (p. 247) qui ne sera pas résolu. Au lecteur de juger, avec ce que la romancière a choisi de lui donner à lire.

On pourrait enfin souligner le fait que tout, dans ce livre, passe par le langage et par une réflexion sur le langage. Comment la narratrice pourrait-elle «remplir» sa «mission» auprès de sa mère (p. 191) quand elle ne maîtrise pas l’«idiome» (p. 200) hospitalier et ses «éléments de langage» (p. 177-178) ? Que cela se déroule en France n’est pas innocent : «Je suis née à Paris, et je peux révéler des secrets bien gardés : ici, la monnaie d’échange n’est pas l’argent, c’est la maîtrise du langage» (p. 121).

Une phrase énoncée deux fois dans des termes presque identiques, à un bout et à l’autre du roman, révèle précisément où loge l’autrice : «Que les choses soient claires. Je ne crois pas aux flashes, aux visions, à toutes ces fariboles fabriquées pas cher pour augmenter le réel à peu de frais quand il n’y a que le langage pour lui donner corps, épaisseur, direction» (p. 17; voir également p. 220). On dirait un art romanesque, comme on dit un art poétique.

P.-S.—Si l’Oreille tendue avait lu ce livre plus tôt, il aurait évidemment été retenu ici.

P.-P.-S.—De Julia Deck, l’Oreille a présenté Propriété privée de ce côté et Sigma de celui-là.

 

Références

Dawson, Caroline, Là où je me terre. Roman, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022, 201 p. Édition originale : 2020.

Deck, Julia, Ann d’Angleterre. Roman, Paris, Seuil, 2024, 250 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Le zeugme du dimanche matin et de Jacques Poulin

Jacques Poulin, le Cœur de la baleine bleue, 1970, couverture

«Je gravis très lentement les escaliers, en pensant au docteur Grondin. Il m’avait conseillé de déménager, et j’avais répondu que je tenais autant à voir le fleuve qu’à ma vie, que je préférais courir le risque. Il avait dit que j’avais tort, avait insisté, parlé d’échelle de valeurs; par un jeu de mots grossier, avec échelle et escalier, je lui avais arraché un sourire et son consentement.»

Jacques Poulin, le Cœur de la baleine bleue. Roman, Montréal, Éditions du jour, coll. «Les romanciers du jour», 66, 1970, 200 p., p. 66.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)