Oto-alerte

Avenue des œuvres, Saint-Côme, Québec, août 2021

L’oreille de l’Oreille tendue s’est tendue la première fois à l’écoute d’entrevues avec l’inénarrable président de l’Association des pompiers de Montréal, Ronald Martin : pourquoi diable disait-il si souvent «l’ensemble de l’œuvre» ?

L’expression est commune dans le monde de l’art, mais on devrait pouvoir convenir que la pratique artistique n’est pas ce qui définit d’abord et avant tout l’activité des pompiers.

Puis hier, dans le Devoir, se trouve cette déclaration du ministre de l’Économie du Québec, Jacques Daoust, au sujet de l’entente de Partenariat transpacifique : «Il y a l’épisode relatif à la gestion de l’offre, mais l’ensemble de l’œuvre est drôlement intéressant pour nous» (p. B3).

Une recherche rapide dans les périodiques québécois parus dans les trente derniers jours révèle que l’expression ensemble de l’œuvre peut s’appliquer au ministère de l’Éducation du Québec (le Journal de Montréal, 6 octobre 2015), au premier ministre du Canada Stephen Harper (le Nouvelliste, 2 octobre 2015), à un conducteur de VTT (le Journal Saint-François, 30 septembre 2015), à l’autoroute Laurentienne de Québec (le Soleil, 23 septembre 2015), à l’église Sainte-Maria-Goretti de Charlesbourg (Charlesbourg Express, 22 septembre 2015), voire à la classification des handicaps du parakayak (le Jacques-Cartier, 9 septembre 2015). Tous ces exemples sont réels, promis juré.

De deux choses l’une. Ou bien l’art pénètre de plus en plus dans nos vies. Ou bien l’ensemble de l’œuvre n’est qu’une autre de ces boursoufflures qui caractérisent le français contemporain (problématique pour problème, sociétal pour social, etc.).

Quoi qu’il en soit, continuons à tendre l’oreille.

 

[Complément du 7 mai 2017]

Écoutant le match entre les Prédateurs de Nashville et les Blues de Saint-Louis — c’est du hockey —, l’Oreille tendue découvre qu’en anglais body of work paraît aussi banalisé qu’en français ensemble de l’œuvre, sa traduction.

 

[Complément du 8 février 2018]

Tony Accurso est un entrepreneur en construction québécois. Un jury vient de l’acquitter dans un procès pour corruption. Commentaire d’un avocat criminaliste dans la Presse+ du jour : «Par conséquent, la poursuite ne pouvait pas aborder le profil de l’accusé ou l’ensemble de son œuvre, y compris ses démêlés avec la justice.» Tony Accurso, artiste ?

 

[Complément du 21 juin 2019]

Le Parti libéral du Canada, artiste ?

Manchette de la Presse+, 21 juin 2019

 

[Complément du 5 janvier 2021]

À la lecture du roman Épique, de William S. Messier, l’Oreille découvre une autre dimension de l’œuvre :

J’haïssais pas ça mais, pis je dis pas que je sentais rien, non, c’est juste que ça se passait tellement vite que c’était dur de savoir si ce que je sentais, c’était juste sa pissette, mettons, qui me rentrait dedans ou l’ensemble de son œuvre, comme on dit, les coups de hanches, son souffle, ses grognements, les bruits sourds de la friction entre son affaire pis ma viviane qui sifflait presque (p. 191-193).

On notera que cette œuvre — le roman — date de 2010.

 

[Complément du 24 mars 2024]

Autre exemple romanesque, dans La soif que j’ai (2024) : «Il a des yeux bruns corrects, un nez droit, pas d’acné, rien. Malheureusement, l’ensemble de l’œuvre matche pas […]» (p. 48).

 

Références

Dufour-Labbé, Marc-André, La soif que j’ai. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2024, 139 p.

Messier, William S., Épique. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2010, 273 p.

Du mononc’

Étymologie simple : mon oncle => mononcle => mononc’. C’est affaire de prononciation.

Parmi les mononc’, il y a celui qui est réputé lent. Il doit lasser sa place aux plus pressés : «Tasse-toi mononcle, viens-t-en le jeune !» (la Presse, 12 mars 2001)

Ce fut à une époque une publicité télévisée de Volkswagen. Sur Twitter, Marie-France Bazzo s’en est souvenue quand le président de la firme automobile a récemment (été) démissionné.

Tweet de Marie-France Bazzo, 23 septembre 2015, «Le PDG de #Volkswagen démissionne : “Tasse-toi mononcle !”»

Il y a aussi, chez les mononc’, le libidineux. On lui doit des jokes de mononc’. Le terme a beaucoup été utilisé pour parler de Marcel Aubut, ci-devant président du Comité olympique canadien, qui vient d’abandonner son poste à la suite de plaintes pour harcèlement sexuel. Dans le Journal de Montréal d’hier, son vieil ami le journaliste Réjean Tremblay a écrit un texte sur l’affaire Aubut. Il n’a pas été très bien reçu. Marie-France Bazzo, encore, sur Twitter, encore :

On connaît encore celui qui n’est plus à la mode, le ringard : «Mononcles et matantes s’abstenir» (la Presse, 10 février 2002).

Ces catégories ne s’excluent pas l’une l’autre : on peut être lent, libidineux et vieux.

P.-S.—Toujours sur Twitter, le chroniqueur politique Vincent Marissal a proposé le néologisme mononclatisation à la suite de sa lecture du texte de Réjean Tremblay. (L’Oreille tendue ne parierait pas sur le succès de celui-ci.) Pour sa part, @revi_redac le traite de «TurboMononcle».

P.-P.-S.—Il faut être pas mal mononc’ pour publier un communiqué de presse dans lequel, au lieu du mot femmes, on parle «de certaines personnes de la gent féminine».

P.-P.-P.-S.—Plus banalement, mononc’ est un hypocoristique : «Heye, mononc’, raconte-moi l’histoire du Rocket.»

P.-P.-P.-P.-S.—Il a déjà été question du mononc’ ici.

 

[Complément du 22 septembre 2017]

Accueillons un nouveau membre de la famille : celui qui corrige les fautes de langue des autres.

Ce «mononc»-là est un défenseur de la Charte de la langue française du Québec, la ci-devant loi 101.

 

[Complément du 9 juillet 2018]

Il y a (eu) mononclatisation. Il y a aussi mononclisation, par exemple dans ce tweet.

 

[Complément du 7 février 2020]

Dans le Devoir du jour, on peut lire une occurrence de mononcle comme adjectif : «un personnage exagérément mononcle». À l’oreille de l’Oreille, cet usage paraît peu fréquent. (Elle peut se tromper.)

 

[Complément du 17 mars 2021]

Autre adjectif, encore chez Marie-France Bazzo : «droite identitaire “mononquesque”» (Nous méritons mieux, p. 119).

 

[Complément du 20 juin 2024]

Dans la Presse+ du jour : «Place aux vacances pour les élus. Entre ingérence, incurie et “mononcleries”.»

 

[Complément du 23 juin 2024]

Sur Twitter : «mononclisme».

 

Référence

Bazzo, Marie-France, Nous méritons mieux. Repenser les médias au Québec, Montréal, Boréal, 2020, 213 p.

Accouplements 33

Voltaire, buste

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Ces jours-ci, l’Oreille tendue progresse (un brin laborieusement, il est vrai) dans la «synthèse admirative» (p. 10) que consacre Marc-François Bernier au chroniqueur journalistique québécois Pierre Foglia.

Elle y lit que «Pierre Foglia est le Français archétypal sorti des écoles de la République, digne héritier des Lumières» (p. 167). Plus loin, Foglia est ramené à l’expression «le voltairien» (p. 185).

Au moment où paraît l’ouvrage de Bernier, l’Oreille publie un court article dans les Cahiers Voltaire : «Pot-pourri. Un chroniqueur voltairien ?» Ce chroniqueur est… Pierre Foglia.

 

[Complément du 11 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Pierre Foglia, chroniqueur voltairien ?», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

[Complément du 30 décembre 2022]

Il existe aussi une version de ce texte en ligne.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Melançon, Benoît, «Pot-pourri. Un chroniqueur voltairien ?», Cahiers Voltaire, 14, 2015, p. 284-285; repris, sous le titre «Pierre Foglia, chroniqueur voltairien ?», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 97-99.

Penser historiquement janvier 2015

Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, 2015, couverture

Patrick Boucheron est historien. L’Oreille tendue avait lu un de ses articles paru en 2010 et elle l’avait entendu plusieurs fois à France Culture. Elle était admirative.

Voilà pourquoi elle a voulu lire le livre que Boucheron a signé avec Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015. Comment un historien et un écrivain peuvent-ils penser ce qui s’est passé à Charlie hebdo, à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et dans les rues de Paris au début de 2015 ?

Leur petit livre, publié en avril, a été écrit à chaud, durant «l’hiver de notre déplaisir» (p. 13), dans les jours qui ont suivi les événements, en état de «guerre civile» (passim), pour «occuper un peu, faute de mieux, cet entretemps incertain qui s’étire entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire» (p. 136). Ils ont procédé par échanges, avant de publier un texte commun : on y trouve un je, qui fond, sans les distinguer, les deux signatures, mais aussi un nous et un tu (qui désignent-ils ?).

Organisé en dates, du 6 janvier, soit un jour avant l’attentat à Charlie hebdo, au 14, il vise à suivre le fil des événements, mais surtout à rapporter ces dates à d’autres, en un tourbillon. Lesquelles ? La Révolution, la Deuxième Guerre mondiale (Vichy, Auschwitz), la guerre d’Algérie, mai 1968, «la-montée-du-Front-national» (1984 : près de 10 % des voix aux élections européennes), l’attentat de la rue Copernic en 1980, la chute du Mur de Berlin, des faits divers qui ne le sont pas (1989, 1994, 2006), l’attentat de 1996 dans le RER parisien, ceux d’Utøya en 2011, de Toulouse en 2012 et de Bruxelles en 2014, la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens le 26 octobre 2014, des attentats à Copenhague le 14 février 2015, à Tunis le 18 mars, à Sanaa le 20. «Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers plusieurs» (p. 129).

Les sujets abordés sont graves (euphémisme) : «la faillite est l’horizon du monde» (p. 48, p. 54); «ne refaisons pas l’histoire, elle est déjà assez compliquée comme ça» (p. 49); leurs questions sont «profondément déplaisantes» (p. 57, par exemple). Pourtant, il faut écrire et penser. Boucheron et Riboulet sont évidemment du côté des victimes, mais sans aveuglement : «Ces trois morts [celles des terroristes], il se trouve qu’on ne les compte pas, qu’on parle des dix-sept morts de ces trois rudes journées, alors qu’ils sont vingt. Il y a, incontestablement, dix-sept victimes, mais vingt morts» (p. 102). Ils refusent la démission : «Tout est à refaire» (p. 137) sont les derniers mots du livre.

La langue tient nécessairement une place importante dans leur travail. Ils constatent l’omniprésence du «lexique guerrier» («périmètre de sécurité», «théâtre d’opérations extérieures») autour d’eux, et en eux (p. 67, p. 97), mais il y a aussi «la langue du capitalisme» (p. 18). Comment dire autrement ce qui vient d’arriver ? Ils ne le savent pas (encore). Sidération ? Stupéfaction ? Mais ils doivent chercher : «nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les “nous” dont nous faisons partie» (p. 16); «Les corps sont là, déjà, le langage se prépare, s’entraîne, ici même c’est bien un peu de ça qu’on tâche de témoigner, pour la suite on verra» (p. 97). Ils donnent un nom aux victimes et aux tueurs — un visage. Ils s’interrogent sur le mot démocratie, sur le mot république (p. 123-125).

Mission accomplie : parler, faire penser.

 

Références

Boucheron, Patrick, «“Toute littérature est assaut contre la frontière.” Note sur les embarras historiens», Annales. Histoire, sciences sociales, 65, 2, mars-avril 2010, p. 441-467. https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-441.htm

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.