Accouplements 10

Alexandre Vialatte, Un abécédaire, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

La correspondance d’Abélard et Héloïse date du Moyen Âge. Son prestige était tel que, sous la Révolution française, Alexandre Lenoir, qui devait protéger de la destruction les sculptures funéraires de la basilique de Saint-Denis, n’hésitait pas à marchander les reliques des amants, rapporte Anthony Vidler : «Les squelettes d’Abélard et d’Héloïse l’intéressaient davantage comme souvenirs que comme reliques sépulcrales. Lenoir en faisait cadeau à des ministres et à des protecteurs, quand il ne les vendait pas. […] Lenoir lui-même estimait que les dents d’Héloïse valaient au moins 1 000 francs pièce sur le marché» (p. 147).

Dans «Démographies» (la Montagne, 26 juin 1956), Alexandre Vialatte rapporte une histoire semblable, mais s’agissant de cinéma :

À quoi rêvent-elles ? À un acteur célèbre. Elles mettent son image sur les murs de leur chambre, dans leur cœur et leur sac à main. Elles se disputent ses cheveux, elles s’arrachent ses molaires.

Et c’est ainsi qu’un antiquaire d’Hollywood vendait celles de Clark Gable. Deux dollars pièce. Sous le sceau du secret. Clark Gable, disait-il, se les faisait arracher pour avoir le visage plus maigre, plus long, plus creusé, plus fatal, plus cabossé, en un mot plus gidien.

Il en avait vendu quatre-vingt-dix-huit paires quand la police vint l’inquiéter. Elle prétendait qu’il y en avait certainement de fausses.

Mais qu’entend le sergent de ville aux vrais besoins des jeunes filles ? L’antiquaire savait mieux leur cœur. Il lui restait encore en stock cinquante-huit paires de dents de sagesse (Abécédaire, p. 42).

On imagine de tels vendeurs sourire à pleine bouche.

 

[Complément du 16 février 2015]

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte de Vialatte le 16 février 2015.

 

Références

Vialatte, Alexandre, Un abécédaire, Paris, Julliard, 2014, 266 p. Choix des textes et illustrations par Alain Allemand.

Vidler, Anthony, «Grégoire, Lenoir et les “monuments parlants”», dans Jean-Claude Bonnet (édit.), la Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988, p. 131-154.

Les zeugmes du dimanche matin et d’Émile Zola

Émile Zola, l’Assommoir, éd. de 1969, couverture

«Et il [Coupeau] reprenait ses explications : les patrons fournissaient l’or en fil, tout allié; les ouvriers le passaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l’opération, afin qu’il ne cassât pas. Oh ! il fallait une bonne poigne et de l’habitude !» (p. 83)

«Quand on a l’hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vous nourrit guère» (p. 399).

Émile Zola, l’Assommoir, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «GF», 198, 1969, 445 p. Chronologie et introduction par Jacques Dubois. Édition originale : 1876.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Ne pas confondre, svp

Pierre Bouchard, Je sais tout, 2014, couverture

On ne confondra pas Pierre Bouchard (l’ancien joueur de hockey), Pierre Bouchard (l’auteur de bande dessinée) et Pierre Bouchard (le personnage des bandes dessinées de Pierre Bouchard).

Le deuxième vient de publier Je sais tout, «sans aucun doute le meilleur livre qui soit pour savoir toutes les choses qu’il faut savoir sur les choses dont les gens parlent tout le temps» (1er rabat). Quelles sont ces «choses» ? Jocelyne Blouin, la banane, René Lévesque, Facebook, le dessin, les chèques géants, la techno, les feux d’artifice, Budweiser, l’eau de Pâques, la job de servant de messe junior, Charlize Theron et John Kennedy.

Il est aussi question de sport. «Je sais tout sur le ballon-balai» donne des conseils pour la pratique de ce jeu, en le comparant au hockey («Si tu connais pas les règlements du hockey, ben déménage au Brésil !», p. 18). L’ancien journaliste et premier ministre du Québec René Lévesque est présenté en correspondant de guerre et en lutteur («The Great Canadian»). Une case fait apparaître un «Stéphane Ovechkin». En quatrième de couverture, «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, un épisode célèbre de la carrière de ce joueur des Canadiens de Montréal, le match du 28 décembre 1944 contre les Red Wings de Detroit. (En revanche, «Je sais tout sur Mike Bossy» ne porte pas sur l’ancien des Islanders de New York, mais sur un humoriste inventé par Bouchard.)

Le ton ? Humour potache, bien qu’il y ait Giorgio Agamben en épigraphe et deux allusions aux Mythologies de Roland Barthes. Un peu de scatologie ? Évidemment. La langue ? Populaire. Le dessin ? Sans prétention : on voit les traits de la gomme à effacer, il y a des ratures.

Un deuxième tome de Je sais tout est annoncé pour avril. L’Oreille tendue ne croit pas qu’elle en fera une de ses lectures prioritaires.

 

Référence

Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.

Agression de l’oreille de l’Oreille

Dans Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Charles Péguy écrit : «Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille.» C’est donc armé de tout son instinct aventureux que l’Oreille tendue a accompagné hier son fils cadet à l’entraînement public que tiennent annuellement les Canadiens de Montréal — c’est du hockey.

Elle y a risqué sa santé auditive — elle aime bien se plaindre du niveau sonore dans les lieux sportifs —, mais elle n’a pas pu ne pas y tendre l’oreille. Exemples.

À une certaine époque, on se plaignait de l’absence de musique francophone au domicile des Canadiens. Depuis, la situation a été un peu corrigée. Ainsi, hier, on a pu entendre la chanson «Le but» de Loco Locass, le groupe hip-hop québécois engagé, au Centre Bell pendant l’entraînement Provigo.

Alors que le flambeau est le symbole qu’affectionne le plus l’équipe de marketing de l’équipe de Montréal, il était absent de cet entraînement. Commencerait-il, façon de parler, à s’émousser ?

À un moment, on a demandé à Michel Therrien, l’entraîneur de l’équipe, ce qu’il pensait du fait que près de 20 000 personnes s’étaient déplacées tôt un dimanche matin pour assister à un de ses entraînements. Il a répondu en soulignant que cet événement faisait vibrer les partisans. (L’Oreille ne sait pas si tout leur être vibrait, mais leurs tympans, eux, sans aucun doute.)

L’ex-gardien Marc Denis jouait le rôle de maître de cérémonie. À plusieurs reprises, il a associé «le monde» et l’adjectif démonstratif «leur». Il rappelait par là que le mot monde, au Québec, a valeur de pluriel (Le monde, on risque de leur faire perdre l’ouïe).

Ce sera tout, pour l’instant, en matière d’aventures dominicales de l’Oreille. Qu’on se rassure : elle n’est pas devenue complètement sourde.

Autopromotion 156

«Chez Henry, Libraire, rue Taranne, Fauxbourg St. Germain», à Paris, en 1790, paraît un roman par lettres intitulé la Femme jalouse. Ce roman du vicomte de Ségur n’avait pas reparu depuis. La critique se contentait le plus souvent de le considérer comme une pâle imitation des Liaisons dangereuses de Laclos (1782), pour aussitôt s’en désintéresser.

L’Oreille tendue et Flora Amann en proposent une édition commentée. Elle paraîtra dans quelques semaines, à Montréal, chez Del Busso éditeur. Le livre part chez l’imprimeur aujourd’hui.

En primeur, sa quatrième de couverture.

Le marquis aime la baronne, qui l’aime de retour. Il n’aime pas la vicomtesse. Mais la baronne est jalouse. Cela finira mal.

La Femme jalouse paraît anonymement à Paris en 1790. Ce roman épistolaire est l’œuvre de Joseph-Alexandre de Ségur (1757-1805). Il n’avait pas été réédité depuis le XVIIIe siècle. Il aurait dû l’être.

Flora Amann est doctorante (Université de Montréal / Université de Paris IV-Sorbonne). Benoît Melançon est professeur (Université de Montréal). Ils croient que la Femme jalouse mérite un meilleur sort que celui que lui a réservé l’histoire littéraire. Le public jugera.

Sa couverture.

Ségur, la Femme jalouse (1790), couverture de l’édition de 2015

 

Et un autoportrait de la Baronne, la femme jalouse du titre.

J’obtiens avec peine par mes prières, ce qui faisait autrefois le bonheur de votre ami; il se détache de moi, Chevalier… et nous prépare des jours bien malheureux. Vous me connaissez trop pour croire que je veuille augmenter le nombre de ces lâches victimes qui se laissent immoler aux caprices de l’inconstance; si son amour finit, mon empire doit commencer; il sentira le poids de sa chaîne; en un mot mon sort est lié au sien pour la vie. S’il oublie les sacrifices qui doivent à jamais m’assurer ses soins, je saurai les lui rappeler. Je consens à devoir à l’exigence, à la crainte, ce qu’autrefois je devais à l’amour. N’importe à quel prix j’obtienne ce que je désire; que votre ami me reste, c’est assez; ma gloire m’est aussi chère que mon bonheur (lettre III, p. 31).

Au Canada, le livre sera distribué par la Socadis. En France, on s’adresse à Tothèmes Diffusion.

 

[Le livre est arrivé de l’imprimerie. Il sera en librairie le 16 mars.]

 

[Deux extraits du roman ont paru sur le blogue collectif Lettres ouvertes.]

 

[Un extrait de l’«Introduction» a paru sur le site de l’éditeur.]

 

[Entrevue avec les éditeurs dans le journal Forum de l’Université de Montréal, à lire ici. Attention : le livre existe bel et bien en papier et en numérique.]

 

[Complément du 10 janvier 2024]

Le livre, au format PDF, est désormais disponible en libre accès ici.

 

Comptes rendus

Le Devoir, 13-14 juin 2015, p. F4 (Marie-Frédérique Desbiens) : «Réédition d’un roman ayant sombré dans l’oubli depuis sa création en 1790, la Femme jalouse est un véritable joyau.»

Dix-huitième siècle, 48, 2016, p. 651-653 (Paul Pelckmans)

Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 42, 2016, p. 217-218 (Odile Richard-Pauchet)

 

Référence

Ségur, Joseph-Alexandre, vicomte de, la Femme jalouse, édition présentée et commentée par Flora Amann et Benoît Melançon, Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 245 p. ISBN : 978-2-923792-63-7.

 

Illustration de la couverture

Charles Ange Boily, «Funeste effet de la jalousie», gravure, deuxième moitié du XVIIIe siècle / début du XIXe siècle, 180 mm par 114 mm, Rijksmuseum, Amsterdam