Accouplements 04

Nicholson Baker, The Fermata, 1994, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Baker, Nicholson, The Fermata, New York, Random House, 1994, 303 p. Traduit par Jean Guiloineau sous le titre le Point d’orgue, Paris, Christian Bourgois, 1995, 308 p.

Le personnage principal a le pouvoir d’arrêter le temps. À quelle fin usera-t-il de ce pouvoir ? Il déshabillera les filles à leur insu. (Il est difficile d’oublier celle dont le sexe a la forme d’une selle de vélo.)

Rousseau, Jean-Jacques, les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1960, civ/234 p. Ill. Texte établi, avec introduction, notes et relevé de variantes par Henri Roddier. Édition originale : 1782 (posthume).

Dans la 6e promenade, à propos de l’anneau de Gygès, qui rend invisible, Rousseau écrit : «Maître de contenter mes désirs, pouvant tout sans pouvoir être trompé par personne, qu’aurais-je pu désirer avec quelque suite ? Une seule chose : c’eût été de voir tous les cœurs contents» (p. 84).

L’Oreille tendue a plus de mal à croire Jean-Jacques Rousseau que Nicholson Baker.

D’ailleurs, Rousseau lui-même revient rapidement sur la phrase citée : «Il n’y a qu’un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m’eût pu faire chercher des tentations auxquelles j’aurais mal résisté, et une fois entré dans ces voies d’égarement où n’eussé-je point été conduit par elles ? […] Sûr de moi sur tout autre article, j’étais perdu par celui-là seul» (p. 85).

 

[Complément du 29 juin 2017]

Chacun chercherait ce dont il a le plus immédiatement besoin.

DesRochers, Jean-Simon, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

Le feu rouge qui le sépare de son point de rencontre monopolise l’attention des piétons qui l’entourent. Bruno compte près de vingt têtes tournées vers ce cercle illuminé et cette main rouge. Il aimerait réaliser un arrêt sur image, utiliser une télécommande pour figer le présent des autres. Un jour de pluie où il avait réussi à s’introduire en douce dans une vieille salle de cinéma, il avait vu un film qui mettait en scène cette idée. Moi, j’ferais ça dans un buffet… Pèse sur pause, entre dans la place, mange trois assiettes, sors dehors, pèse sur l’autre piton… Gras dur. Le feu tourne au vert (p. 508).

Raconter le Rocket

Maurice Richard et Jim Henry, 8 avril 1952

«That beautiful bastard scored semi conscious»
(Elmer Ferguson).

8 avril 1952. En troisième période, durant les séries éliminatoires, au Forum de Montréal, Maurice «Le Rocket» Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, marque un but, qui deviendra le but gagnant du match et de la série, contre Jim «Sugar» Henry, des Bruins de Boston, après avoir été sérieusement blessé auparavant dans le match, au point de perdre conscience. Pour Jack Todd, en 1996, il s’agit du «greatest [goal] in the history of the game»; pour Roch Carrier, en 2000, du «plus beau [but] de l’histoire du monde». Rien de moins. Depuis, on voit partout une photo prise après le match d’un Richard ensanglanté serrant la main du gardien des Bruins, qui s’incline devant lui.

Ce but est devenu légendaire.

Histoires d’hiver (1998) est un long métrage de fiction scénarisé par Marc Robitaille, l’auteur de Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey (1987), et réalisé par François Bouvier. Le héros du film, Martin Roy, a douze ans en 1966-1967. Le film raconte ses souvenirs d’enfance : vie scolaire, relation agitée avec ses parents, transformation de la campagne en banlieue, apparition de la contre-culture, émois amoureux, amour du sport (du hockey). On apprend à la fin qu’il est devenu adulte : son père est mort depuis quinze ans, sa mère, la veille.

Martin assouvit sa passion du hockey avec le frère aîné de son père, Maurice. Celui-ci aime le hockey et Maurice Richard. C’est souligné dans deux scènes. Les deux sont nocturnes. Dans la première, Martin s’apprête à se mettre au lit, quand Maurice lui offre une radio miniature en forme de fusée (rocket), achetée en Floride, pour qu’il suive les matchs dans sa chambre. L’enfant dit à son oncle : «Heye, mononc’, raconte-moi l’histoire du Rocket.» L’oncle Maurice racontera ce qui s’est passé au Forum de Montréal le 8 avril 1952. L’histoire de l’oncle est interrompue ce soir-là, puis reprise quand Maurice, victime d’un «infractus», se retrouve à l’hôpital. Le filleul («le kid») est étendu sur le lit de son oncle, qui continue à lui décrire «un des plus beaux jeux qui s’est jamais vu dans l’histoire des séries de la coupe Stanley». Martin et Maurice ne partagent pas qu’un moment d’intimité; ils prolongent une conversation qu’ils ont eue plusieurs fois, puisque Martin complète avec facilité le récit de son oncle. C’est la preuve qu’il l’a déjà entendu, qu’il l’a appris par cœur et qu’il ne s’en lasse pas. (Sur le plan événementiel, l’oncle Maurice se trompe partiellement dans son récit : le match se terminera 3 à 1, et non 2 à 1, comme il le croit.)

Maurice Richard est un héritage qu’on se transmet dans les familles québécoises.

P.-S. — L’Oreille tendue a consacré tout un livre au numéro 9 des Canadiens, les Yeux de Maurice Richard (2006).

 

[Complément du 5 juin 2025]

Jean Pierre Savard, le narrateur du roman Saved de Jack Falla (2007), est échangé aux Canadiens. Dans le bureau de son nouvel entraîneur, il découvre une reproduction de la photo de la poignée de main entre Richard et Henry, «the most revealing hockey photograph ever taken» (p. 196). Il décrit longuement ce qui s’est passé le 8 avril 1952, avant de conclure sur ces mots : cette photographie «captures the dignity, chivalry, violence, and bravura of our game as does no other» (p. 197).

 

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

 

Références

Carrier, Roch, le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p. Réédition : le Rocket. Biographie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2009, 425 p. Version anglaise : Our Life with the Rocket. The Maurice Richard Story, Toronto, Penguin / Viking, 2001, viii/304 p. Traduction de Sheila Fischman.

Falla, Jack, Saved. A Novel, New York, Thomas Dunne Books, St. Martin’s Press, 2007, ix/276 p.

Histoires d’hiver / Winter Stories, film de fiction de 105 minutes, 1998. Réalisation : François Bouvier. Production : Aska Film.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey. Récit, Montréal, VLB éditeur, 1987, 142 p. Ill. Nouvelle édition : Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Todd, Jack, «The Lion in Winter», The Gazette, 9 mars 1996, p. C1 et C6.

Histoires d’hiver / Winter Stories, film de fiction de 105 minutes, 1998

Accouplements 02

Alain Farah, Matamore no 29. Mœurs de province, 2008, couverture

 

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés. Dans ce cas-ci, trois.)

Auteur, Alain Farah est professeur à l’Université McGill.

Farah, Alain, Matamore no 29. Mœurs de province, Montréal, Le Quartanier, 2008, 208 p.

Professeur à l’Université McGill, François Ricard est auteur.

Ricard, François, Mœurs de province. Essais et divagations, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2014, 230 p.

Auteur, Gustave Flaubert n’est pas professeur à l’Université McGill.

Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province, 1857.

Accouplements 01

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Lanson, Gustave, Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, édités par Henri Peyre, Paris, Hachette, 1965, 479 p.

«L’objet des historiens, c’est le passé : un passé dont il ne subsiste que des indices ou des débris à l’aide desquels on en reconstruit l’idée. Notre objet, c’est le passé aussi, mais un passé qui demeure : la littérature, c’est à la fois du passé et du présent» (p. 33).

Dickner, Nicolas, le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, 215 p.

«Un marteau ne plante des clous que lorsque vous l’avez en main. Le livre, au contraire, continue d’agir même une fois fermé (ou éteint)» (p. 199).

FIP et nous

Logo de Fip

«Le style d’écoute, c’est l’homme.»

Les raisons d’aimer Paris ne manquent pas. Parmi celles de l’Oreille tendue, il y a une radio, FIP. L’Oreille garde un souvenir vif de phrases comme «Quatorze kilomètres de bouchon; je vous l’avais bien dit», prononcées par des voix féminines tout à la fois moqueuses et compatissantes. À l’origine, FIP (France Inter Paris) était en effet consacrée à la circulation automobile parisienne (fréquence 105,1).

Dans FIP et moi. Chroniques d’un écouteur (2014), Jean Larriaga rappelle ce qu’est FIP depuis sa fondation en 1971. Il a toute une oreille.

Larriaga a beaucoup écouté FIP. Au volant d’une des cinq Austin qu’il a possédées en dix-sept ans (il n’en gardé que l’autoradio, une Blaupunkt). En peignant, toujours en blanc, les plafonds de ses appartements. En marchant dans Paris, Walkman aux oreilles (autres temps, autres mœurs).

Comme tous les auditeurs, il a été enchanté par la voix des speakerines. Quand il les découvre, il croit qu’il n’y en a qu’une : «voix suave, drôle, pénétrante» (p. 15), «charme évanoui» (p. 17), «français enjoué» (p. 18), «attentive, musicale, dépanneuse» (p. 19), «fée malicieuse» (p. 22). Par la suite, il dira «mes voix», «mes fées des ondes», voire, plus familièrement, «mes fées».

L’ordre des souvenirs de Larriaga, cet adepte de l’«écoute flottante» (p. 99), n’est pas strictement chronologique, mais il suit pour l’essentiel l’évolution de sa relation à FIP, de 1971 à «Demain». On le voit se disputer avec celle qui aurait dû emménager avec lui, mais qui avait le malheur de ne pas assez aimer FIP et ses «cheftaines scouts» (p. 41). On s’étonne à peine de le voir choisir un appartement en fonction de la qualité de la réception de la station radiophonique. Accidenté de la route, il refuse d’éteindre l’autoradio de ce qui reste de sa voiture; rien que de normal. Point d’arrivée de ce voyage ? «Écouter FIP m’est devenu aussi nécessaire que le silence» (p. 97).

Mais comment décrire FIP ?

On peut y entendre des informations sur la circulation (parfois rimées) et des informations générales (toujours brèves), mais ce qui caractérise la station, outre les voix des annonceuses («l’accent de FIP», p. 37), est son éclectisme musical. L’Oreille tendue se souvient parfaitement y avoir entendu, bien calée dans un fauteuil club du XIe arrondissement, quelque alcool amplement mérité à la main, une chanson de Plume Latraverse mêlée à du classique, à de la chanson (dans toutes les langues), à de la musique du monde (de la world), à du rock. Caractéristique supplémentaire : l’idée d’indiquer le titre de toutes les pièces n’est pas la règle de la maison; c’est «la loi de FIP» (p. 25). On y fait découvertes sur découvertes, sans toujours savoir ce que l’on a découvert.

Aujourd’hui, merci au numérique, il arrive à l’Oreille tendue d’écouter FIP de Montréal, pour la beauté du souvenir. Jean Larriaga l’a ravivé.

P.-S. — FIP et moi rappelle douloureusement que, même si L’Harmattan est bel et bien une maison d’édition, on n’y engage pas d’éditeur (digne de ce nom) : majuscules semées au hasard, fautes d’orthographe, ponctuation aléatoire, etc.

 

[Complément du 23 janvier 2016]

«Allongée la plupart du temps sur son lit pliant pour y lire, le poste branché sur Fip une bonne fois pour toutes, il lui arrivait de scotcher aux vitres des gravures découpées dans le Larousse, détaillant en arrière-plan l’évolution du paysage vers cette fin d’été» (Envoyée spéciale, p. 172). Fip et Echenoz, ensemble : que demander de plus ?

 

Références

Echenoz, Jean, Envoyée spéciale. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2016, 312 p.

Larriaga, Jean, FIP et moi. Chroniques d’un écouteur, Paris, L’Harmattan, 2014, 102 p.

Jean Larriaga, FIP et moi, 2014